Communication à la XIXème journée de rencontre de Paradoxes le 9 octobre 2021
Jean Masselin, psychologue du travail, coach, formateur
Pour un certain nombre des clients que nous coachons, la demande vient d’un tiers, avec un degré de contrainte plus ou moins important. L’approche de Palo Alto a inspiré une démarche d’intervention spécifique pour éviter au coach d’être pris dans un conflit de loyauté entre prescripteur et coaché.
Nous aurons ici l’occasion de partager sur quelques erreurs vécues aux différents temps de l’accompagnement.
Introduction
Avant d’entrer dans le vif du sujet passionnant de la contrainte, une précision historique mérite d’être faite : l’histoire retiendra que la façon d’intervenir sur les situations de contrainte avec l’approche systémique n’a pas été élaborée à Palo Alto mais en Belgique, par l’équipe de l’Institut Gregory Bateson, et notamment Jean-Jacques WITTEZAELE et Claude SERON, qui s’est penchée sur les particularités des interventions en contexte judiciaire. *
Les situations de contrainte présentent plusieurs caractéristiques communes :
- Un prescripteur estime qu’un tiers, le bénéficiaire de l’accompagnement, devrait changer son comportement ;
- Le bénéficiaire de l’accompagnement n’est pas à l’origine de la demande ;
- Le fait pour le bénéficiaire de ne pas changer dans le sens attendu est susceptible d’exposer ce dernier à des conséquences plus ou moins négatives pour lui, dont la nature mérite, nous allons le voir, d’être précisée.
Le monde judiciaire n’a pas le monopole de ce type de situations : elles sont très fréquentes, pour ne pas dire plus, dans le monde de l’entreprise car les deux environnements, en dépit de leurs différences, partagent un point commun : les différents acteurs du système n’ont pas la même capacité d’exiger un changement chez autrui. Certains sont plus légitimes que d’autres, en raison notamment de leur position hiérarchique.
De fait, une part importante des demandes de coaching en entreprise s’apparentent à des situations de contrainte. Plus ou moins claire, plus ou moins dure, certes. Mais contrainte tout de même.
Dans ces situations, et afin d’éviter à l’intervenant de se retrouver dans une position très inconfortable de conflit de loyauté entre le prescripteur et le bénéficiaire de l’accompagnement, le parti-pris stratégique de notre approche est de d’obtenir dès l’analyse de la demande, de la part du prescripteur, l’information de ce qui va se passer si le coaché ne change pas. Ceci suppose, pour ne pas partir dans le flou le plus complet, d’avoir au préalable fait un tri rigoureux avec le prescripteur, parmi ses idées, afin de savoir précisément le comportement selon lui inadéquat qui devrait être changé (le problème), et son pendant positif (l’objectif). Toutes choses qui sont rarement fournies comme données d’entrée lors du premier contact.
Pour des raisons mystérieuses, qui touchent sans doute autant à la pudeur qu’à une idéologie assez répandue dans le monde de l’entreprise selon laquelle il conviendrait de penser et de s’exprimer en termes « positifs » le prescripteur s’exprime en effet souvent dans des termes aussi vagues que « il faudrait vraiment qu’un tel se remette en cause beaucoup plus dans sa pratique pour être en pleine maîtrise », ou encore « c’est important pour son développement qu’il progresse », etc. Je ne peux pas résister au plaisir de partager avec vous une perle entendue sous la plume d’une DRH client récemment, en réponse à un besoin de clarification sur les objectifs de coaching : « Stéphanie doit capitaliser sur son accompagnement pour maîtriser les ancrages de son poste et impulser une dynamique sur l’ensemble des sujets nécessitant des actions RH structurées pour accompagner le développement de son périmètre ». Si nous comptons bien, cela nous fait donc au minimum 4 objectifs, tous métaphoriques qui plus est… sans que la coachée, ni son pauvre coach, n’aient à ce stade la moindre idée de ce que l’intéressée devrait faire différemment pour parvenir à ces objectifs alléchants.
Mais revenons un instant sur la difficile question « que va-t-il se passer si le coaché ne change pas ? ». Cette question, qui est pourtant très utile pour clarifier l’intensité de la contrainte qui pèse sur le coaché, n’était auparavant pour moi pas si facile à poser. Sans doute ne l’est-elle pas encore totalement. Peut-être par crainte que le prescripteur y voie un implicite que ce coach pourrait ne pas réussir à obtenir le changement tant attendu, et donc se demande s’il est tombé sur le bon coach (rappelons au passage que la mise en concurrence de deux à trois professionnels est courante en amont de l’accompagnement).
Peut être également parce que la demande porte sur la mise en œuvre d’un changement, ou parce qu’il est écrit à l’encre invisible sur notre porte de coach : « ici on change », la simple évocation de l’idée que cet objectif pourrait ne pas être atteint peut de prime abord effrayer autant le coach que le prescripteur.
Et d’ailleurs, je constate que le prescripteur est parfois surpris par la question. Souvent, même. La réponse est le plus souvent difficile aussi pour lui à donner à chaud. On obtient un spectre de réponses très large, pouvant aller de :
- « Franchement ça serait très embêtant»
- « Hum… bonne question, je n’en sais rien »
- « En fait, pas grand chose»
Et pourtant, le non-changement est une éventualité.
Tout ce travail de tri en amont fait gagner un temps et une énergie folle lors de l’étape suivante, l’entretien tripartite, lors duquel on veillera donc en résumé à faire expliciter :
- Le comportement inadéquat qui doit changer
- Le comportement souhaité qui doit le remplacer
- Ce qui se passera si le coaché ne change pas
Cette clarification est structurante car elle permet au bénéficiaire de se positionner en toute connaissance de cause vis-à-vis de la demande de changement dont il est l’objet. Il a alors schématiquement le choix entre :
- Accepter l’objectif, le coaching pouvant alors se réaliser sur cette base validée ;
- Ou bien partager ses réserves sur l’objectif. Les conséquences de ce désaccord étant alors à adresser entre les deux parties-prenantes, car le coach n’est pas légitime pour trancher une telle situation. Ceci pourrait aller jusqu’à remettre en cause le coaching lui-même, si le désaccord sur les objectifs devait persister.
Or, nous le savons bien, si la théorie est claire, la mise en œuvre est délicate.
Erreur n°1 – Ne pas voir que le client est sous contrainte
Cela peut vous sembler surprenant, compte tenu de la définition schématique des situations de contrainte qui vient d’être donnée. On pourrait se dire : « au moins ça ne se rate pas ! ». Seulement voilà, toutes les situations de contrainte ne se présentent pas de manière aussi claire que « Allô, bonjour Monsieur le coach, j’en ai un dans mon équipe qui ne veut pas changer, mais moi je m’en fiche parce que voyez-vous, il se trouve que j’ai le pouvoir d’exiger le changement et j’aimerais bien vous utiliser pour cela ».
Comme dans le cas de Martial, un expert informatique de 58 ans travaillant au siège d’un Groupe industriel, que sa Responsable Ressources Humaines a souhaité m’envoyer en coaching.
Cette dernière avait en effet reçu « un certain nombre d’alertes de collègues directs ou d’autres départements qui estimaient que Martial travaillait trop, et devant qui ce dernier avait parlé de suicide ». Lorsque je rencontre Martial la première fois, il m’explique qu’il aurait en effet eu une phase d’idées noires dans un contexte de surmenage, dû à une accumulation de problèmes organisationnels :
- Martial a changé trois fois de manager en six mois ;
- Il a dû faire face à des départs de d’utilisateurs référents et de consultants externes en cours de projet ;
- C’était pour lui une première expérience en tant que chef de projet.
Et Martial de me dire que l’idée de suicide, qui avait été lancée « sur le ton de l’humour », était en tout état de cause derrière lui. A la différence des dysfonctionnements organisationnels, eux, toujours bien actuels. Martial m’explique que son domaine d’expertise a été « notoirement sous-investi par manque de clairvoyance stratégique de sa Direction » ces dernières années. Il se retrouve de ce fait à devoir « faire le pompier à tous les étages », au prix de son équilibre personnel (travailler tous les week-ends, etc.).
Or, Martial s’estimait en fait doublement victime :
- Victime une première fois du fait de devoir pallier les mauvaises orientations stratégiques prises dans son domaine;
- Victime d’une injustice, car en lui demandant à lui de changer quelque chose dans sa gestion du stress professionnel, Martial entend en réalité un implicite que c’est à lui de se remettre en cause, plus qu’à d’autres. Ce qu’il estime profondément injuste, et le met en colère.
Dans cette situation, je me suis laissé emporter par ma propre vision qui me dit que les individus ne sont pas supposés souffrir au travail. Je suis tombé par ailleurs dans le piège, ancien DRH que je suis, de poser sans même m’en rendre compte sur le coup un diagnostic en position d’expert non-palo-altien : suis-je d’accord avec l’analyse que fait Martial de son environnement ? Les éléments qu’il soulève me semblent-ils sensés ?
Autant de questions qui n’ont pas lieu d’être, car mon rôle n’est pas en réalité de statuer sur la pertinence de telle ou telle vision des choses, mais de créer un cadre de travail structuré.
J’ai donc manqué une occasion de clarification en ne retournant pas vers le manager une fois que les divergences de vue me sont apparues plus clairement.
Erreur n°2 – Appliquer la théorie de manière trop littérale
Je reçois Stéphane dans le cadre d’un programme de développement du leadership dont il bénéficie en tant que cadre à potentiel. Il a 45 ans, et occupe un poste de Directeur de la Comptabilité dans un groupe Industriel.
Il m’explique que son n+1, le Directeur Financier Groupe veut qu’il « rayonne » davantage, comprenez : s’autorise à exprimer des avis hors de sa zone d’expertise lors des réunions avec ses pairs. Ce développement du « rayonnement personnel » est par ailleurs présenté par le prescripteur à Stéphane :
- Comme une attente dans les fonctions actuelles de Stéphane ;
- Comme « fortement souhaitable» pour accéder à un poste au COMEX dans le futur.
Lors de cet entretien exploratoire, le coaché m’explique très ouvertement qu’il trouve cette histoire de rayonnement assez saugrenue. Il la décrit un peu comme une lubie de son n+1, qu’il décrit comme une personne « politique » et « très sensible à son image dans l’entreprise ». Le fait de se fondre dans un style de leadership avec lequel il est en désaccord le dérange. Au rayonnement tous azimuts du leader, il préfère une vision empreinte de simplicité et d’honnêteté intellectuelle dans laquelle il ne s’autorise à formuler un avis que lorsqu’il s’estime suffisamment compétent.
Nous étions alors en amont de la tripartite. Ce que j’aurais dû faire, c’était de dire au futur coaché de retourner vers le prescripteur pour dire qu’il n’était pas d’accord avec l’objectif du coaching.
Ce que j’ai fait ? Pensant être dans l’application à la lettre de notre approche, je suis retourné vers mon demandeur, désormais identifié comme contraignant, et lui ai indiqué que le désigné volontaire au coaching ne l’est pas tant que cela… A ma grande surprise, le contraignant a presque sursauté sur son fauteuil. Il avait visiblement entendu un implicite de ma part de se justifier du bien-fondé de sa demande, et a eu l’air gêné que je propose de mettre les pieds dans le plat lors de la tripartite en explicitant le fait que contraignant et contraint avaient une appréciation différente sur ce sujet de rayonnement.
Ce qui était piégeant dans cette situation, c’était que le premier contact n’ait pas eu lieu avec le prescripteur, mais avec le bénéficiaire. Ce qui est du reste fréquent en entreprise, où les futurs coachés sont invités à faire leur « shopping » en rencontrant plusieurs coachs afin de faire leur choix.
Erreur n°3 – S’en tenir à la contrainte comme élément de contexte, plutôt que comme un élément aidant au positionnement.
Pierrig a 53 ans. Il vient d’être nommé il y a quelques mois à la tête d’une usine agro-alimentaire. Son responsable hiérarchique, le Directeur Industriel de sa Division me contacte avec le DRH Groupe il y a quelques mois afin de mettre en place un coaching dans le prolongement d’un audit social qui venait d’être réalisé sur le site dirigé par Pierrig, audit qui lui-même avait été déclenché par des alertes RPS.
Les retours de cette enquête de climat social avaient fait ressortir différents éléments, dont certains remettaient nommément en cause les managers en général, et Pierrig en particulier. On lui reprochait un style « trop froid, mécanique et distant », et une part significative des sondés trouvait qu’il « s’intéressait trop peu à leur vécu quotidien, aux difficultés pratiques qu’ils peuvent rencontrer dans la réalisation de leurs activités ».
Avant d’aller plus loin, je souhaiterais insister sur la chronologie des événements. C’était bien à la suite de plaintes récurrentes émanant de salariés, autrement dit de la base de l’organisation, que le CSE (Comité Social et Économique) avait été alerté et partant, avait prescrit à la Direction la réalisation de cet audit social.
Autrement dit, dans mon esprit j’ai porté le diagnostic de contrainte comme on peut porter d’autres diagnostics dans d’autres approches. Je me suis dit « la base contraint Pierrig via le CSE à changer son style de management ». Et le fait que Pierrig trouve ces reproches sur sa prétendue froideur injustes me confortait dans cette vision.
Je pensais là encore bien faire, puisqu’on sait que la prise en compte du contexte de la demande, et de ce qui a conduit à la prise de contact, est importante.
Bref, j’ai mis mon coaché dans la case « sous contrainte ». J’ai entériné son statut de victime, et je m’étais attribué la mission de le sauver, ou à minima de l’aider de manière plus interventionniste que ce que je fais avec mes autres clients. Je me suis donc surpris à être beaucoup plus directif, lui donnant abondance de conseils afin de l’aider à sortir de la situation délicate dans laquelle il se trouvait.
Or, même si mon coaché n’était pas à l’origine de la demande, même s’il trouvait l’accusation de « froideur » à son encontre injuste, cela ne veut pas dire pour autant que son positionnement n’allait pas changer avec le temps, au fil des séances.
Il est finalement passé d’une vision où on lui attribuait injustement la responsabilité d’un climat social dégradé – ce qu’il voyait comme profondément injustifié compte tenu de la longueur de l’historique social difficile du site (il avait « récupéré un passif » qu’il n’avait pas créé) à une autre vision où visiblement il était prêt à revoir son approche afin de mieux « coller » aux attentes de ses équipes.
En ayant mis mon client dans la case « sous contrainte », je suis persuadé que mes interventions n’ont pas été aussi ajustées que si j’avais envisagé la contrainte comme un élément de positionnement, mouvant donc, plutôt de de contexte.
Je voulais vous parler de ces quelques erreurs, mais il est clair que la liste n’est pas exhaustive. Et donc conclure sur un sujet aussi vaste que la contrainte ne serait pas raisonnable. Ce n’est donc pas avec l’ambition de conclure que je vous laisse, mais plutôt avec une pensée à partager avec vous : ce n’est pas tant la contrainte qui importe, que ce qu’on en fait dans la manière d’ajuster notre intervention, et les effets que cela peut produire.
Références :
SERON C., WITTEZAELE J-J. : Aide ou contrôle : l’intervention thérapeutique sous contrainte, De Boeck Université, Bruxelles, 1991
© Jean Masselin/Paradoxes
Pour citer cet article :
Jean Masselin, L’intervention de coaching avec des clients sous-contrainte. Quelques erreurs issues de la pratique . https://www.paradoxes.asso.fr/2021/10/lintervention-de-coaching-avec-des-clients-sous-contrainte-quelques-erreurs-issues-de-la-pratique/ . Communication à la XIXème journée de Rencontre de Paradoxes, 2021