Communication à la XVIIIème journée de rencontre de Paradoxes, le 12 octobre 2019
Georges Elkan, pédopsychiatre
S’il est stratégique de parler le langage du client, que se passe-t-il quand on est de pays, de langues, de cultures différents et qu’on fait appel à une (un) interprète ?
Que devient le questionnement stratégique retravaillé par le processus de la traduction ?
Comment le schéma systémique se redessine-t-il ?
Que deviennent la place du thérapeute, sa présence, sa posture, dans ce contexte ? »
Un garçon de 7 ans me raconte (je suis psychiatre d’enfants) ses vacances en Kabylie. Il a beaucoup joué avec ses cousins. Je lui demande en quelle langue ils parlaient. Il parlait le français, ses cousins le kabyle. Mon jeune patient semble seulement se rendre compte que ses cousins ne comprenaient pas sa langue et inversement. Ça ne les a pas empêchés de s’entendre.
Dans le monde des adultes, en l’absence de langue commune, il serait difficile de se passer d’interprètes, par exemple lors de négociations diplomatiques ou commerciales. Mais n’est-ce pas une idée reçue alors que la maîtrise de l’anglais chez les négociateurs du 21ème siècle est universelle ? Les interprètes doivent probablement avoir une utilité autre dans les interactions au cours de ce type d’échanges.
En psychiatrie de l’enfant, faute d’avoir fait une grande école de commerce, les quelques mots d’anglais que l’on peut partager aboutissent rarement à des échanges fluides et exhaustifs. La pertinence de la traduction par les interprètes y est de l’ordre de l’évidence et du bon sens. Mais pertinence, évidence et bon sens sont des notions qui vont souvent de pair avec les répétitions des tentatives de solution quand elles renforcent un problème.
Regarder un film ou une interview sous-titrés, ou traduits en direct fournit une expérience qui se rapproche un peu de ce type de communication.
« Lost in translation » a été réalisé en 2003 par Sofia Coppola. Bill Murray et Scarlett Johanson y tiennent les premiers rôles. Bill Murray joue un acteur américain transplanté quelques jours au Japon pour tourner une pub pour un whisky japonais. On le voit perdu dans une culture à laquelle l’intervention d’une interprète ne lui donne que très partiellement accès.
Lost in translation, c’est ce que je ressens lorsqu’un interprète intervient dans mon travail de psychiatre. C’est un contexte étrange, notamment à cause du tempo qui devient élastique comme dans le rubato des musiciens. Une métaphore cinématographique me vient à ce propos : dans « Le dictateur », premier film parlant de Chaplin, Adenoïd Hynkel, le dictateur joué par Chaplin, dicte un courrier à une dactylo. Il parle en tomanien, langue que le scénario se garde bien de traduire. Hynkel dicte trente secondes et la secrétaire fait trois frappes, puis il dicte une phrase très brève et la secrétaire se met à taper à toute allure pendant vingt secondes. Il m’arrive de vivre des distensions temporelles bizarres de cet ordre quand un interprète traduit en simultané pendant une consultation.
Revenons en Asie. Dans « Au-delà des montagnes », réalisé en 2015 par le chinois Jia Zhang-ke, l’avant dernière partie du film illustre certaines des questions liées à l’intervention des interprètes. Un jeune homme y fait traduire par sa copine, de l’anglais au chinois, à l’attention de son père, sa volonté de quitter le foyer familial et d’abandonner les études pour travailler. Le père et le fils ont émigré en Australie 15 ans plus tôt, le fils avait alors sept ans. Depuis il a perdu l’usage du chinois et semble-t-il, les usages de cette civilisation, il ne parle qu’anglais. Son père maîtrise peu l’anglais, il fait des affaires essentiellement avec des Chinois. Père et fils communiquent par l’intermédiaire de logiciels de traduction dont le fils remarque la fidélité aléatoire. Le spectateur francophone est placé devant un film sous-titré tant pour l’anglais, qu’il comprend partiellement que pour le chinois. Il voit l’amie du fils traduire en respectant le fond mais en adaptant la forme qu’elle essaie de rendre compatible avec les visions du monde du père comme de son fils. C’est du moins ce que le spectateur comprend par le jeu des acteurs et les sous-titres.
Les sous-titres en moins, cette scène développe certaines particularités d’un entretien avec interprète, notamment la multiplicité des interactions et la confusion des niveaux logiques.
L’intervention régulière des interprètes n’est entrée dans ma pratique que depuis quelques années. Des personnes d’autres cultures et langues m’ont consulté pendant toute ma carrière mais la traduction simultanée par un professionnel ne faisait pas partie des moyens disponibles. On s’entendait grâce à tout ce qui intervient dans la communication entre humains dont la parole est certes le premier outil, mais loin de là le seul. Même quand on partage la même langue et la même culture, on sait combien il est difficile de transmettre les idées par les mots. Il suffit d’observer les réactions de nos interlocuteurs à nos propos pour s’apercevoir que leur système de pensée, leur vision du monde modifient inévitablement le sens qu’on veut donner à nos paroles. C’est malgré tout par les mots qu’on a le plus de chances de partager notre vision du monde et nos idées.
Il a été possible naguère de se passer de la traduction au risque de perdre de la précision dans l’échange des informations. Les notions de lutte contre les discriminations et de respect de l’égalité imprègnent, et c’est heureux, de plus en plus notre vie. C’est dans ce sens qu’il faut apporter à nos patients tous les outils possibles pour que nous nous comprenions au mieux.
Un exemple de suivi sans interprète dans le contexte de notre modèle systémique donnera une idée des aménagements de la communication en l’absence de langue commune.
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Il s’agit d’un garçon scolarisé en maternelle. Ses parents l’accompagnent et lors de notre première consultation me remettent, sans dire un mot, un courrier du médecin scolaire ainsi que le carnet de santé. Nous ne parlons pas la même langue mais ils arrivent à me dire pourquoi ils viennent : ils répondent à une demande de l’école.
Dans son courrier, le médecin scolaire me décrit l’isolement du garçon à l’école. Il ne communique ni avec les adultes ni les enfants, ne joue pas, ne participe pas aux activités. Explicitement, le médecin scolaire me demande de confirmer ce qu’il constate. Implicitement, il veut que je trouve les raisons de ce comportement et le fasse changer.
Lors de la première consultation, le garçon garde son manteau, reste figé sur sa chaise, me regarde mécontent. Ce que j’en comprends, c’est qu’il veut partir du bureau. Je lui propose des jouets. Il n’y touche pas. Ses parents lui parlent, il les regarde mais ne dit rien. Je lui tends papier et feutres, et je le vois se recroqueviller. Ses parents lui parlent à nouveau. Je vois le garçon se contracter encore plus. Les parents continuent à lui parler, ils élèvent la voix. Le garçon finit par saisir un feutre et écrire son prénom. Les parents alors se détendent et me sourient. Au fil des consultations, ils sauront m’expliquer qu’ils veulent que leur fils réussisse à l’école. Ils attendent que les enseignants soient fermes avec lui et lui donnent des tâches qu’eux les parents, trouvent utiles. Il s’agit d’écrire et de lire, pas de jouer ni dessiner. La causalité évidente pour l’école entre le retard de développement du garçon et son incapacité à répondre aux attentes scolaires de son âge est totalement étrangère à la façon de voir des parents. D’ailleurs, pour eux, leur fils n’a pas de retard.
Par la suite, les capacités du garçon ne rattraperont pas celles habituelles des enfants de son âge. Son retard, du moins dans certains domaines va persister. Il sait qu’il ne peut pas répondre aux attentes de ses parents. Eviter de faire est pour lui une façon temporairement efficace de supporter les tentatives de solutions éducatives de son entourage.
Les mois passant, les parents modifieront partiellement leur façon de voir. Les attentes diminuant, le garçon se laissera un peu plus « aller » à profiter des soins rééducatifs (orthophonie, psychomotricité) et commencera à trouver du plaisir à l’école où il aura moins besoin de s’isoler et s’opposer. Il pourra même commencer à apprendre.
Ainsi avec cette famille, malgré le peu de mots en commun, nous avons pu, sinon totalement nous comprendre, du moins nous accorder et permettre à la situation d’évoluer. En quelques consultations, parents et fils m’ont appris à adopter des attitudes et faire des interventions convenables pour eux. Ils ont par la suite tenté des mots en français que j’ai de mieux en mieux décryptés. Ils ont été satisfaits de mes progrès. Sans traduction, nous avons donc réussi à clarifier qui demandait à qui quoi et les réponses qui étaient obtenues.
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Certes on peut douter de la fiabilité de ce que chacun a perçu de la vision du monde de l’autre. Mais même avec le travail d’explicitation dans la même langue, est-on toujours certain de savoir comment son interlocuteur perçoit les choses ? Pour preuve, il arrive régulièrement que des partenaires d’autres institutions, scolaires ou sociales, me transmettent ce que les parents leur disent du suivi de leur enfant. J’arrive à ne plus être étonné quand j’entends les propos totalement étrangers à mon discours habituel et à ma vision du monde qu’on me prête. Par exemple qu’un enfant avec des problèmes de développement sévères irait très bien, selon moi, et n’aurait pas besoin de soin particulier.
Naguère, je laissais aux familles non francophones l’initiative de venir éventuellement avec un proche bilingue pour traduire. Les parents attendaient qu’il les aide à me faire partager leur vision de la situation. Souvent l’invité ne traduisait pas. Il donnait un aperçu de ce que pensaient les parents puis mettait en avant son propre point de vue, ce qui lui paraissait le bon sens et que les parents auraient été bien inspirés de faire. Par exemple être plus ferme avec un enfant opposant, comme si on n’avait pas essayé. Implicitement ou explicitement, j’étais informé que les parents étaient incompétents mais cependant moins que moi-même, incapable de leur faire faire des choses aussi évidentes. Ça avait l’intérêt de mettre en évidence des boucles interactionnelles entre les parents et l’entourage proche. Mais c’était très loin de la neutralité attendue d’un interprète professionnel.
Si on venait me voir avec un enfant, c’était pour faire changer ses comportements problématiques, pas besoin de le dire, ça pouvait rester implicite. Après quelques consultations, les parents me laissaient voir par l’évolution de leurs interventions et de leur attitude, qu’ils avaient moins de questions. Je comprenais alors qu’on s’était mis d’accord sur ce qui devait changer. Cela aurait été plus confortable et conforme aux procédures du modèle des interventions systémiques de bien expliciter problème, contexte et vision du monde grâce à un interprète mais naguère on arrivait à faire sans. Maintenant que naguère est fini, comment fait-on avec un interprète ?
Reprenons le questionnement systémique tel que formulé par Irène Bouaziz et Chantal Gaudin : qui demande à qui quoi et quelle réponse obtient-il ? Ici, l’hôpital me demande de recevoir les familles non francophones avec un interprète. Et je reçois les familles non francophones avec un interprète. Je suis un feed backeur très négatif pour cette boucle-là. Par contre, la boucle où je demande à moi-même de trouver pertinente la participation d’un interprète pendant mes consultations chauffe fort. J’y vois un surcroît de complexité, une diminution de la liberté de manœuvre dans le cadre thérapeutique et un frein, non souhaité, au changement. Je crains de réagir en cherchant à contrôler tous les échanges, en m’adressant d’avantage à l’interprète qu’à la famille. Je risque alors de perdre la posture ouverte et favorable à la liberté de mouvement et de changement de mes patients.
Souvent, ça ne se passe pas aussi mal. L’interprète agit pour adapter la forme et parfois le fond de nos interventions à ce qu’il considère être la vision du monde propre à la culture des patients. Il va éviter des heurts voire des ruptures. Dans ce sens, une fois les patients partis, certains interprètes m’expliquent les raisons de leurs écarts de traduction.
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D’autres, plus spontanés, ne s’en rendent même pas compte. Comme par exemple avec ces parents et leur petite fille qui consultent pour la première fois. S’ils sont bien à l’heure, ce n’est pas le cas de l’interprète. Nous l’attendons un quart d’heure puis décidons de commencer sans lui. Par les gestes, les mimiques, quelques mots d’anglais, des vidéos de la petite fille sur le portable nous arrivons à préciser le problème et le contexte. Nous n’avons pas besoin, comme le font certains parents qui voient un point essentiel m’échapper, de téléphoner à un proche bilingue.
Un quart d’heure avant la fin du rendez-vous, l’interprète nous téléphone. Il a eu des problèmes de transport et le voilà perdu dans le voisinage. Il nous demande de le radioguider. Il finit par arriver. À ce point de la consultation, le plus utile me paraît qu’il traduise aux parents, en guise de conclusion, ce que j’ai compris de la situation. Il semble le faire puis me laisse de côté et engage une conversation avec les parents. Enfin il se tourne vers moi et me dit qu’il a souvent eu affaire à des enfants qui avaient du mal à se mettre à parler. Il m’explique que c’est souvent dû à un frein de la langue trop court qu’il suffit de couper. Il a conseillé aux parents de consulter un ORL.
Après un blanc de quelques secondes et un auto-recadrage, je le remercie de sa compétence et de son professionnalisme et m’empresse de rédiger et remettre aux parents un courrier à l’attention de l’ORL afin de vérifier l’audition. C’est un examen à ne pas oublier chez un petit enfant qui présente un trouble sévère de la communication. L’interprète me l’a rappelé sans le vouloir. Cette vignette caricaturale montre l’utilité de rechercher le profit que peuvent tirer nos patients d’interventions même si elles paraissent intempestives et au premier abord peu pertinentes.
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Parfois, l’interprète est présent et la famille absente. Dans l’exemple qui suit, l’interprète téléphone pour moi aux parents. Ils avaient oublié le rendez-vous, ils arrivent tout de suite. Il m’a semblé à son ton que l’interprète n’avait pas seulement traduit mes mots mais aussi mon agacement non-dit. Ils viennent en effet très vite et trouvent quelques mots d’anglais pour s’excuser. La consultation commence. Je pose des questions sur l’évolution de ma petite cliente autiste, son comportement à l’école et à la maison. A-t-elle de nouveaux intérêts ?
J’écoute la musique de leur langue asiatique. Ma posture change. Mes questions se font plus rares tandis qu’interprète et parents s’engagent insensiblement dans une conversation qui me tient à l’écart. Je me tais et écoute. Puis la petite fille croise mon regard ; d’habitude elle l’évite. Elle était jusqu’alors absorbée à faire tourner comme une toupie une des tasses de la dînette. Elle ne me repousse pas quand je prends une tasse et joue à faire semblant d’y verser du thé. Elle saisit cette tasse puis fait semblant d’y boire. C’est la première fois que je la vois avoir un jeu que nous appelons symbolique, c’est-à-dire justement de faire semblant. C’est une étape importante dans le développement des enfants autistes, mais je ne dérange pas parents et interprète en pleine conversation pour le leur annoncer. Accompagné par la musique de leur conversation dans une transe hypnotique légère, je joue encore un peu à la dînette avec la petite fille.
La fin de la consultation approche et je force un peu la voix pour à la fois sortir de la transe et me réintégrer dans les interactions avec les parents et l’interprète. Et là encore, je dis ma gratitude à celle-ci. Elle ne perçoit pas que c’est totalement paradoxal et ne semble pas se rendre compte qu’elle n’a ni tenu sa place ni fait le travail lié à sa fonction. Cependant c’est en m’appuyant sur sa conversation que de façon spontanée, j’ai pu entrer dans un état hypnotique et adapter ma posture aux besoins de ma petite cliente. Ainsi avons-nous joué ensemble pour la première fois. Mais ça, je ne le dis pas.
On a vu des effets paradoxalement bénéfiques de la présence d’un interprète. Peut-être est-ce, que contrairement à mes craintes, ça m’a aidé à moins travailler à la place des patients. Nos maîtres ne nous donnaient-ils pas ce conseil de paresse quand ils nous voyaient ramer à contre-courant ?
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Des interactions, des comportements inattendus et non souhaités contraires à la stratégie thérapeutique peuvent aussi découler de ce contexte particulier. Par exemple pour cette mère persuadée de me parler français. Je la reçois avec son fils de dix ans qui ne parle pas du tout en dehors de la famille. Mes interventions (recadrages, tâches d’observations) continuent de tomber à plat depuis des semaines. Je ne comprends pas la mère. Je ne repère ni les mots, ni les phrases dans ses propos. Mais elle semble satisfaite de nos conversations, elle est constamment posée et souriante. Le fils reste fermé, silencieux. Sans dire un mot en classe depuis la maternelle, il semble suivre une scolarité satisfaisante. Les enseignants s’adaptent à son mutisme. Ils privilégient l’écrit pour l’évaluer.
Pour mieux cerner ce qui en est de notre compréhension mutuelle de la situation et de la façon dont mes interventions sont reçues, je propose à la mère et à son fils la participation d’une interprète. Lors de cette consultation, la mère répond d’abord aux propos traduits pas des hochements. Puis elle lâche des mots brefs en réaction à mes interventions traduites.
Au bout de vingt minutes, l’interprète nous interroge sur la langue effectivement parlée dans cette famille. Le garçon s’agite sur sa chaise, la mère est de plus en plus gênée. Finalement le garçon se met à parler en français. C’est la première fois que j’entends sa voix. Ça sera la dernière car ils ne reviendront pas. Il nous explique que sa mère a de grandes difficultés à parler dans sa langue maternelle. C‘est pourquoi elle privilégie le français mais elle ne se rend pas compte qu’elle n’arrive pas non plus à le parler. Ce grave problème de langage a commencé quand le garçon était en grande section de maternelle suite à ce qui ressemble à une maladie aiguë ayant conduit sa mère à une longue hospitalisation.
Etait-il pertinent que j’aie ces informations ? Cette famille a trouvé que non. Ils me demandaient de faire le suivi médico psychologique exigé par l’école devant le mutisme du garçon. De fait mes consultations avaient permis de faire cesser cette demande de l’école à la famille. Ce problème était réglé. Mère et fils ne demandaient pas de changement quant aux particularités de leur communication. J’aurais dû mieux m’assurer de leur position mais paradoxalement, l’intervention de l’interprète me paraissait la seule façon possible de le faire.
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Thérapeute et consultants peuvent aussi ne plus s’adresser les uns aux autres mais concentrer les échanges sur l’interprète qui se voit attribuer une position haute. La fragile construction des échanges qui participe au caractère thérapeutique de la consultation tiendra-t-elle dans ces conditions ? D’un autre point de vue, confrontés aux mêmes difficultés de compréhension de la langue de l’autre, patients et thérapeute partagent une incompétence commune qui les place à égalité en position basse face à l’interprète. Il en résulte parfois des alliances inattendues et potentiellement favorables à la stratégie thérapeutique.
Le thérapeute s’il ne s’adresse plus qu’à l’interprète donne à la famille l’idée qu’on la juge incompétente pour traiter des problèmes de son enfant. Il doit aussi être attentif à la longueur de ses interventions pour que la traduction reste possible et fiable. Son discours y perd en spontanéité et les patients s’en distancient. Ils acceptent moins les interventions recadrantes.
Outre le problème du choix de l’interlocuteur vers qui me tourner, famille ou interprète, la présence de ce dernier m’amène toujours à m’interroger sur la transformation que subissent mes propos à travers le kaléidoscope de sa vision du monde. Adapter mes paroles à la vision du monde tant des patients que du traducteur complique un des impératifs de la thérapie stratégique et systémique qui est d’utiliser le langage du client. Veiller à ne heurter ni les clients, ni l’interprète m’ôte encore de la spontanéité.
Faire appel à l’implicite ou aux métaphores est aléatoire dans ce contexte. Sans même qu’intervienne la fiabilité de la traduction, comment évaluer la portée d’une métaphore exprimée avec des mots et des références culturelles qu’on ne maîtrise pas ? Quant à l’implicite qu’on tente d’associer à certaines interventions pour faire passer une information de façon non frontale pour le client, il risque soit de disparaître, soit de devenir explicite par le processus de la traduction. Il agit alors dans un sens différent de l’intention de départ qui est de faciliter l’adhésion au message.
L’humour peut faciliter l’acceptation de certaines interventions. Pour survivre à la traduction, il vaut mieux qu’il soit concret, construit comme un gag. Mais sauf quand je connais bien l’interprète, je ne tente plus d’en faire. L’interprète peut juger l’humour déplacé dans un espace médical, et trouver qu’il remet en cause le sérieux du thérapeute ou le respect dû au patient. Par ailleurs, la perte de spontanéité des échanges due à la traduction joue sur la façon dont l’humour passe, même s’il est compatible avec la vision du monde des patients. Voir l’interprète me sourire peut créer chez le patient une inquiétude quant à ma bienveillance ou une attente qui atténue le caractère recadrant de mon intervention. Peut-être un interprète formé aux interventions systémiques ferait-il mieux passer des recadrages en décalage avec le bon sens ? Expliquer le but de l’intervention à venir peut en limiter l’éventuel aspect choquant et permettre à l’interprète d’y adhérer. Cependant même alors, une traduction intégrale ne fonctionne pas tandis qu’une traduction plus littéraire risque de faire dévier le recadrage de son but.
Dans le schéma systémique, les interactions liées à la traduction pourraient se situer à un niveau logique différent de celui des clients et de leur problème. Peut-être cela explique-t-il pourquoi il m’arrive souvent de me trouver en transe hypnotique plus ou moins légère dans les consultations avec interprète ? Les confusions de niveau logique et les modifications du rythme de la conversation liées à la traduction sont pour moi des inducteurs efficaces de la transe.
Rien ne va dans le sens attendu dans les petites histoires d’interprètes que j’ai sélectionnées. Mais parler des « trains qui arrivent à l’heure » aurait moins attiré l’attention sur tout ce qui n’est pas naturel dans un contexte de consultation sans langue commune. Ce sont souvent les mêmes interprètes qui participent à mes consultations. Cela nous a donné du temps pour partager, sinon rapprocher, les visions du monde liées à nos cultures et mieux en tenir compte dans nos interventions.
J’ai parlé de la difficulté d’utiliser les recadrages liés à l’humour. Les interprètes qui connaissent déjà le cadre de mes consultations peuvent s’y laisser aller à plus de spontanéité. C’est alors que je les vois utiliser l’humour tant à mon égard qu’à celui des clients et souvent, de ce que j’en comprends, en congruence avec le sens de mes interventions.
La présence de l’interprète peut rassurer le thérapeute en lui donnant l’impression de contrôler ce qui se dit. Cette idée de rassurer devrait-être en soi inquiétante. Pensons aux erreurs de traduction diplomatiques à l’origine de guerres comme le célèbre « adjutant » (aide de camps en allemand, appliqué à un diplomate français) devenu un méprisant adjudant dans les traductions de la presse française. Cela avait encore aggravé les tensions entre la France et la Prusse et favorisé la guerre de 1870. C’est dans l’histoire de la dépêche d’Ems. Dans notre cadre thérapeutique, la traduction peut rendre aléatoires nos interventions. On devra d’autant plus être attentif aux réactions non verbales pour tenter en continu de réorienter ce qui se dit dans le sens des interventions d’opportunité qu’on voudrait voir à l’œuvre. Que de travail !
En médecine somatique, les interprètes, malgré les biais inévitables de la traduction, permettent l’échange d’informations pertinentes sur des points concrets. Dans notre cadre thérapeutique, on a vu la complexité qui leur est liée. Le thérapeute qui ne sait pas clairement ce que devient son travail va devoir se freiner pour ne pas faire à la place des patients. Les patients peuvent utiliser l’interprète pour mieux comprendre le cadre de la consultation, notamment en début de suivi. Ensuite, même avec peu de mots disponibles en français, ils demandent souvent à consulter sans interprète. Les outils de communication à leur disposition leurs paraissent suffisants et il est finalement plus confortables de s’épargner des interactions avec cet interlocuteur supplémentaire étranger à leur famille.
J’ai parlé d’interprètes humains. Peut-être, les progrès de l’intelligence artificielle aidant, ce métier est-il appelé à disparaître à brève échéance. Dans « Charade », Audrey Hepburn, perdrait sa scène d’interprète à l’UNESCO rendue défaillante par l’intervention de Cary Grant. Les participants de la salle de conférence n’auraient plus à se tourner vers les cabines de traduction quand ils l’entendent en grande discussion sur un sujet complétement étranger à leur contexte ; plus moyen pour eux d’échapper à leur outil numérique, les voilà devenus des hommes du 21ème siècle. Les robots auront-ils bientôt leur place dans nos schémas de décodage systémique ?
En négligeant les robots, j’ai mis de côté un thème brûlant et perdu une occasion de « battre le fer quand il est chaud ». J’ai trouvé en surfant (sur internet) une erreur de traduction autour de cette expression. Jean Drapeau, longtemps maire de Montréal entre les années 1950 et 80, l’aurait utilisée lors d’une visite en Chine. Ses interlocuteurs chinois ont été étonnés de l’entendre leur dire, par l’intermédiaire de l’interprète qu’il faut « battre son frère quand il est ivre ».
J’espère que mes propos confus ne vous ont pas rendus ivres d’ennui. Pour ceux qui en auraient profité pour entrer discrètement en transe hypnotique, c’est le moment de respirer à fond et d’ouvrir les yeux.
© Georges Elkan/Paradoxes
Pour citer cet article :
Le temps suspendu : Lost in translation. Georges Elkan, pédopsychiatre
Communication à la XVIIIème journée de rencontre de Paradoxes, le 12 octobre 2019