Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication au vingtième anniversaire de l’Institut Gregory Bateson, Liège, octobre 2007
Docteur Irène Bouaziz

L’Institut Gregory Bateson fête ses 20 ans. Bravo !
Bravo et merci d’avoir consacré toutes ces années à diffuser dans l’Europe francophone la Thérapie Brève de Palo Alto. Bravo et merci de nous donner aujourd’hui une occasion de nous retrouver, de regarder le chemin parcouru et celui qui se trouve devant nous.

Il y a 20 ans j’étais une psychiatre de base, normale : je pensais que mon métier consistait à faire des diagnostics précis, à donner de bons médicaments et à assister les patients en les faisant bénéficier du dispositif de réhabilitation mis en place par l’équipe médico-sociale du secteur.
Et puis, il y a 15 ans, la lecture de Tactiques du Changement, de Fisch, Weakland et Segal, puis des livres de Paul Watzlawick, a provoqué chez moi une révolution copernicienne.

La découverte de l’approche de Palo Alto a représenté un vertigineux virage à 180° dans le champ de mes certitudes. Presque du jour au lendemain, tout ce à quoi je croyais : la réalité objective, la nosographie, les liens de cause à effet, le bon sens, a volé en éclats pour laisser la place à la subjectivité, aux différentes constructions de la réalité, à la circularité et au paradoxe. Cependant, il me semble, avec le recul, qu’emportée par mon élan, il est des domaines où j’ai tourné à 360°.
Après cette première révolution pleine de bruit et de fureur, est venue, tout doucement, une révolution de velours et c’est sur ce cheminement que je me propose de faire le point aujourd’hui, dans un exposé qui oscillera probablement entre l’autobiographie et le cours magistral.

La première partie de mon exposé présentera donc ce qui m’a séduite dans le modèle de Palo Alto. J’évoquerai ensuite ce qui m’a incitée à aller plus loin en abordant les idées de Gregory Bateson, puis enfin ce qui a progressivement changé dans ma pratique.

Pour terminer cette rapide introduction, je tiens à remercier Teresa Garcia et Jean-Jacques Wittezaele de m’avoir initiée à la Thérapie Brève, de m’avoir donné, très vite, l’occasion de l’enseigner à d’autres et de me donner aujourd’hui l’opportunité, bien que nos chemins aient quelque peu divergé, de parler de mon travail.

Il est évidement absurde, d’un point de vue systémique, de chercher à identifier avec certitude ce qui, dans notre vie, nous a déterminé à adopter telle ou telle position. Mais, comme notre pensée consciente, réflexive, ne peut se départir totalement de la linéarité que lui impose le langage verbal, pourquoi ne pas se livrer tout de même à cette petite recherche amusante à défaut d’être cohérente avec les prémisses.

Je me plais à considérer que si j’ai pu passer aussi vite, quoique bien douloureusement, de la psychiatrie classique à la Thérapie Brève de Palo Alto, c’est que je bénéficiais de quelques prédispositions. Ainsi, je me raconte des histoires sur mon histoire. Le fait d’avoir vécu dans plusieurs pays aux cultures différentes et mon goût pour la littérature de science fiction me rendraient plus apte à concevoir l’existence de multiples visions du monde. L’absence de formatage psychanalytique m’aurait facilité l’apprentissage d’une approche pragmatique, en me dispensant d’avoir à bousculer l’adhésion à une théorie du psychisme humain trop bien bétonnée.
Et enfin, plus de 12 années de pratique hospitalière m’ont montré les limites de mon savoir et de mon pouvoir.

Curieusement, ce qui a tout d’abord éveillé mon intérêt pour la recherche d’autres approches thérapeutiques a été la découverte des compétences des patients. D’une part j’avais constaté, assez tôt dans mon expérience, que les patients pouvaient aller mieux malgré moi, c’est-à-dire, lorsque j’avais le sentiment de ne rien faire pour eux ; quand je partais en vacances par exemple ou alors quand j’étais vraiment trop épuisée pour prétendre être d’une quelconque efficacité. D’autre part, lorsque j’ai pu suivre des patients sur une durée assez longue pour ne plus être focalisée sur l’idée de poser un diagnostic, j’ai pu les écouter autrement et remarquer que, parfois, les métaphores qu’ils utilisaient pour décrire leurs problèmes semblaient leur faire du bien.

C’est cet intérêt pour les vertus thérapeutiques des métaphores qui m’a conduite à Milton Erickson et, tout naturellement, à la Thérapie Brève de Palo Alto.

Mais je sais que tout ceci n’est que construction et que ce qui importe, du point de vue constructiviste que j’ai adopté aujourd’hui, est que cette construction convienne au but que je cherche à atteindre, en l’occurrence faire mon travail aussi bien que possible. Pour l’instant, je peux dire que c’est le cas. Pour la suite… qui sait, peut-être faudra-t-il en changer ?

Toujours est-il que, prédispositions ou pas, j’ai très vite été séduite, comme bien d’autres, par ce qui m’apparaissait comme une méthode efficace, rapide et respectueuse pour résoudre les problèmes humains, sans s’encombrer de théorisations absconses.

Se débarrasser de la référence pesante à une norme. Ne plus raisonner en termes de pathologie mais comprendre les problèmes comme des troubles de la communication. Ne plus poser des diagnostics et pouvoir enfin voir le patient dans son humanité singulière. Ne plus s’interroger sur l’origine des problèmes. Voilà qui ouvrait un large espace de liberté à la psychiatre de base en interrogation que j’étais.

Et puis, quand on ne veut plus régler tous les problèmes à coup de psychotropes, la découverte de l’approche de Palo Alto c’est aussi l’extraordinaire soulagement de ne plus se trouver démuni face à l’inextricable complexité des situations. Quatre simples questions : « qui est le client, quel est le problème, quel est l’objectif, quelles ont été les tentatives de solution », permettent de dessiner un schéma dans lequel nous n’avons pas à chercher une solution, mais simplement à empêcher celles qui n’ont pas fonctionné jusqu’alors.
Ne plus s’en prendre au « patient désigné », mais rechercher qui est la personne la plus motivée pour un changement. Ne plus diagnostiquer des maladies au nom d’une norme, mais demander au patient ce qui ne va pas pour lui.
Ne plus avoir pour objectif la disparition des symptômes, mais questionner le patient sur ce qu’il souhaite.
Ne plus imposer sa conception du monde au nom de son savoir scientifique et de son expertise, mais s’attacher à comprendre la vision du monde de ses interlocuteurs et à la prendre en compte dans ses interventions.

Oui, une telle économie de moyens, une démarche aussi minimaliste, mise en œuvre dans le respect de la position des patients était vraiment séduisante.

Et puis, tout ceci était très simple et très rapidement applicable.
Dès la première lecture de Tactiques du changement, un an avant de suivre la formation, je m’étais fait une grille de questions et l’avais mise en application, obtenant parfois, comme c’est souvent le cas pour les néophytes, des résultats spectaculaires.
Les lectures de Watzlawick qui ont suivi, faciles et érudites, me donnaient l’illusion de disposer des bases théoriques suffisantes.
Je m’étais entre temps formée à l’hypnose ericksonienne et bricolais, avec plus ou moins de succès, mais beaucoup de passion, des thérapies de plus en plus éloignées de ce qui était, à l’époque, acceptable dans le cadre de la psychiatrie publique.

La découverte de la formation à l’approche interactionnelle proposée par des Liégeois, auteurs d’un livre remarquable sur l’Ecole de Palo Alto, formation de surcroit cautionnée par les « Maîtres » californiens, est venue à point pour me permettre de structurer, sur des bases solides, ma pratique. L’opportunité qui m’a été donnée, très rapidement, d’enseigner, m’a permis d’approfondir mes connaissances et ma compréhension de ce que je faisais.

Mais il faut en apprendre beaucoup pour savoir ce que l’on ne sait pas.
Bien que travaillant dans un Institut qui portait son nom, je n’avais toujours pas abordé l’œuvre de Gregory Bateson, restant sourde aux exhortations de Jean-Jacques Wittezaele qui m’incitait à pousser plus loin ma réflexion.
Je n’avais pas tourné le dos à Lacan pour me torturer avec des schismogenèses, processus stochastiques, pleroma, creatura et autres démarches téléologiques. Je n’y parvenais tout simplement pas. Les notions d’épistémologie, de niveaux logiques, de but conscient, de coévolution, sont restées bien théoriques pour moi jusqu’à ce que je me heurte, dans mon travail, à certaines limites.

Les difficultés, tant dans ma pratique thérapeutique que dans l’enseignement du modèle et dans les supervisions, m’ont alors incitée à chercher des réponses en approfondissant mes bases théoriques par des lectures, en particulier en remontant aux sources, à Gregory Bateson.
Parallèlement à cette démarche théorique, des rencontres avec de thérapeutes remarquables, au décours de séminaires et de lectures, ont influencé ma façon d’être, mon positionnement. Pour n’en citer quelques uns, dans le désordre : Ernest Rossi, Gianfranco Cecchin, Joyce Mills, François Roustang, Harlene Anderson, Wendell Ray, Betty Alice Erickson, sans parler de tous ceux qui ont servi de contre exemple.

Ainsi, les difficultés, les lectures et les influences d’autres praticiens ont progressivement fait évoluer mon utilisation du modèle de Palo Alto.
Au risque d’apparaitre prétentieuse, je qualifierais mon orientation d’aujourd’hui de Batesonienne.

Il n’y a pas eu, pour cette seconde révolution, d’événement déclenchant identifiable, d’insatisfaction marquante, mais, en écrivant ces lignes, je réalise que tous les éléments de mon évolution actuelle étaient en germe dans ce qui m’avait attirée de prime abord : une méthode efficace, rapide et respectueuse.

À propos d’efficace, quelque chose aurait dû me faire tiquer, il y a bien longtemps, si je n’avais pas été dans le vertige de la découverte, c’est l’adjectif redoutable qui lui est si fréquemment accolé. Une méthode d’une efficacité redoutable entend-on ici ou là. Qu’est ce que cela peut bien vouloir dire ?
Qui donc aurait à redouter cette efficacité ? Les tenants des méthodes inefficaces ou inoffensivement efficaces ? Les bénéficiaires de cette efficacité qui aurait par ailleurs des effets indésirables ?
Ce qui me parait aujourd’hui redoutable, dans cette efficacité, c’est l’idée même d’efficacité. L’implicite étant que l’intervenant agit sur un système en vue d’un objectif déterminé. Je ne sais plus exactement quand j’ai commencé à mettre en doute l’idée que l’on pouvait attribuer à mes interventions, recadrages ou tâches, les changements qui survenaient. Je savais que la position basse que j’adoptais avait pour résultat que, fréquemment, les patients ne faisaient pas de lien entre ce qui se passait dans la thérapie et l’amélioration de leur situation. Mais je pensais que c’était simplement le résultat d’une habile tactique visant à leur donner confiance en eux et à augmenter ma marge de manœuvre en limitant le risque d’échec.
Il est probable que ce sont les situations les plus difficiles, comme les plus faciles, qui m’ont amenée à un peu plus d’humilité. Les unes et les autres nous incitent à remettre notre rôle en question.
Ce sentiment d’humilité était renforcé par mon souci de cohérence avec les prémisses dont je découvrais une version plus rigoureuse à la lecture de Bateson : non, d’un point de vue systémique on ne peut jamais dire qu’une intervention détermine un changement dans un système. La partie ne peut pas contrôler le tout.

La notion de rapidité, quant à elle, a mis un certain temps à être battue en brèche. On se réjouit d’abord de quelques succès fulgurants et l’on se désespère de la lenteur de certains changements.
Puis vient la phase où on se désespère de la rapidité de certains succès et où on se réjouit de la lenteur de certains changements.
Pour enfin en arriver à s’interroger sur la pertinence de cette notion de temps, en dehors de l’énoncé théorique selon lequel, plus on passe de temps avec un système, plus grand est le risque d’en faire partie et de perdre la méta-position. Enoncé lui-même relativisé par la cybernétique de second ordre qui nous incite à prendre immédiatement en compte les interactions de l’intervenant avec le système.
Ce changement là, le renoncement à la brièveté obligatoire, outre qu’il ne rallonge en rien la durée des thérapies, procure un indéniable confort au thérapeute. Un thérapeute à l’aise n’en est que meilleur, mais surtout, la prise en compte de la dimension du temps dans l’attention portée au contexte du patient, permet d’affiner encore les interventions et de laisser, au besoin, du temps au temps.
Mais sans doute y a-t-il, sur ce sujet, encore largement matière à réflexion.

Qu’en est-il finalement du respect, dans notre méthode efficace et rapide ?
Là, les choses sont encore plus compliquées parce que c’est un sujet épineux qui renvoie à l’éthique. Qui donc oserait affirmer que sa pratique n’est pas respectueuse du patient ? On le sait bien, lorsqu’un patient prononce le mot respect, il nous est indispensable de le questionner, en anthropologue consciencieux, pour comprendre sa vision du monde : « qu’est-ce que le respect pour vous ? ». Il doit en aller de même quand le mot respect est prononcé par un thérapeute. Il n’y a pas d’éthique universelle de la relation d’aide. Et c’est sans doute là que se sont creusés bien des fossés entre les différentes approches thérapeutiques et les différentes sensibilités au sein d’une même approche.
Longtemps, le respect du patient a été fait, pour moi, de l’acceptation de sa vision du monde, de sa façon de définir son problème et son objectif.
Les interventions que je faisais me paraissaient d’autant plus respectueuses qu’elles avaient pour but de lui permettre d’atteindre l’objectif qu’il s’était fixé.
Et puis sont venues les complications : des patients facétieux se trouvaient satisfaits de ne pas atteindre leur objectif ; soit qu’ils en atteignaient un autre, non prévu au programme, soit qu’ils acceptaient de vivre avec leur problème, soit qu’ils négociaient quelque arrangement avec eux-mêmes ou leur entourage.
Alors, était-ce vraiment si respectueux que cela de viser à ce que le patient atteigne son objectif ? Ne risquait-t-on pas, en se focalisant sur cet objectif, d’ailleurs si souvent conforme aux normes sociales, de le contraindre à rentrer dans le rang ?
Et si le respect se situait ailleurs, dans une façon plus écologique de concevoir le changement, au-delà de l’exploration classique des inconvénients au changement ? Là aussi, Bateson est venu à la rescousse : «L’homme commet l’erreur de penser en fonction de buts et mésestime la nature systémique du monde dans lequel il vit. » dit-il. Ainsi, la seule position épistémologiquement juste serait de considérer que nos interventions ne visent pas à permettre au patient d’atteindre un objectif précis, mais visent simplement la possibilité pour lui d’évoluer favorablement dans ses interactions avec les autres systèmes. Redonner libre cours à la co-évolution entravée par la poursuite des buts conscients.
Voilà que ces notions, restées longtemps théoriques, devenaient très concrètes et éclairaient ce qui se passait parfois quand les situations évoluaient de façon inattendue.

Doit-on s’inquiéter de la mise au point de techniques thérapeutiques avancées de plus en plus efficaces pour atteindre des objectifs précis, comme Bateson s’inquiétait des technologies modernes ?
Il écrivait dans But conscient ou nature : « De nos jours, les buts de la conscience sont rapidement atteints, grâce à des machines de plus en plus efficaces, des systèmes de transport, des avions, de l’armement, grâce à la médecine, aux pesticides, etc. Le but conscient a, de nos jours, tout pouvoir pour bouleverser les équilibres de l’organisme, de la société et du monde biologique qui nous entoure. » (fin de citation)
Jusqu’à quel point l’être humain résistera-t-il mieux aux assauts de la technologie avancée, fut-elle psychothérapeutique, que les forêts, les rivières ou les baleines ?

Ainsi voilà comment, après une première révolution provoquée par l’adoption de cette méthode efficace, rapide et respectueuse, une révolution de velours me conduit à une démarche qui vise à s’éloigner de la poursuite des buts conscients et se rapprocher d’un changement plus en harmonie avec l’environnement, un changement co-évolutif.

Cela signifie-t-il pour autant qu’il ne faut plus vouloir soulager aussi rapidement que possible la souffrance, qu’il ne faut plus vouloir agir, ni être efficace ?

Certainement pas.
Une telle conclusion relèverait d’une confusion de niveaux logiques. Une confusion entre le niveau de la démarche d’aide et le niveau du résultat de cette aide. En faisant le choix de s’engager dans une relation d’aide, nous choisissons d’aider l’autre à un niveau général. Ce que sera spécifiquement le résultat de l’aide relève d’un niveau particulier.
La distinction entre ces deux niveaux permet au thérapeute de ne pas se sentir pris dans une double contrainte entre, d’une part, sa démarche thérapeutique et d’autre part, la position de non-vouloir pour l’autre qu’il adopte en cherchant à éviter de poursuivre des buts conscients.

Marie-Catherine Bateson, dans son intervention au Colloque de Cerisy en hommage à son père, en 1984, évoquait la défiance de celui-ci vis-à-vis de l’action. Cette défiance l’avait en particulier amené, disait-elle, à : « se démarquer de tout le travail qui s’effectua à partir de son concept de double contrainte ».
Elle précise cependant, qu’inspiré par Herrigel et son « Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc », il avait fini par penser qu’en adoptant un certain état d’esprit, il était possible d’agir en se dégageant des « déformations impliquées par le but conscient ». A ce moment là, « l’action devient l’expression, non plus de ce que l’on veut, mais de ce que l’on est ».

C’est sans doute cette forme d’état d’esprit que Bateson attribuait à Milton Erickson, d’après ce qu’en dit Bradford Keeney dans son introduction au livre collectif paru en 2006 sur Erickson : « An American healer ». Selon Keeney, si Bateson regrettait d’avoir envoyé des cliniciens étudier le travail d’Erickson, c’est parce que ceux-ci en avaient ignoré la « complexité systémique ». Ils avaient négligé la dimension particulière de la « présence systémique » d’Erickson pour ne retenir qu’une boite à outils permettant d’avoir du pouvoir sur les autres.

Peut-être est-ce aussi cette sorte de « présence systémique », cet état d’esprit, qu’il me semble avoir vu à l’œuvre chez certains thérapeutes. Ce que François Roustang appelle la « disposition du thérapeute ».

Au fil des années de pratique je pourrais dire que le principal changement qui s’est opéré en moi est un changement de perspective.
Ce changement résulte, d’une façon plus générale, de la réponse à la question de notre rapport au monde telle que la pose Heinz Von Foerster : soit on se perçoit comme étant à l’extérieur du monde, on croit que l’on peut agir dessus et on est fasciné par les outils qui peuvent rendre notre action plus efficace, soit on se perçoit comme faisant partie du monde et on est dans une relation d’influence réciproque avec les autres éléments.
Je ne me perçois plus comme un praticien qui intervient sur un système avec une approche pragmatique efficace rapidement, mais comme un élément invité, parmi d’autres, à interagir dans un système en demande de changement.

Cette façon de voir les choses est difficile à adopter et implique une position difficile à tenir. Je suis bien consciente qu’elle est loin d’être totalement acquise pour moi.
Peut-être faut-il, comme pour Herrigel dans son apprentissage du tir à l’arc, avoir maîtrisé et longtemps utilisé les techniques pour arriver à les lâcher.

Aujourd’hui, si ma posture est différente, ma pratique du modèle de résolution de problèmes de Palo Alto l’est aussi.

En suivant l’idée Batesonienne de se dégager « des déformations impliquées par le but conscient » ma compréhension du rôle de l’arrêt des tentatives de solution a totalement changé.
Alors qu’avant, si j’avais bien compris que l’arrêt des tentatives de solutions redonnait de la liberté au système et lui permettait de sortir du cercle vicieux dans lequel il était enfermé, j’avais toujours à l’esprit que cette liberté conduisait vers l’objectif. Ainsi, mes interventions paradoxales avaient-elles toujours pour but de permettre au client d’atteindre son objectif. La perspective de cette fin heureuse facilitait grandement les choses lorsque j’étais un peu effrayée par le caractère violemment paradoxal de certains recadrages ou de certaines tâches.
Maintenant, en tentant d’aller au bout de la logique de certains principes, je suis attentive à éviter, autant que possible, le piège des buts conscients. Je n’ai plus dans l’idée d’arrêter les tentatives de solution pour aider le patient à atteindre un objectif précis, mais pour contribuer à créer, comme dit Bateson, un contexte dans lequel un changement pourra advenir. Un changement qui, justement parce qu’il n’est pas prédéfini dans mon esprit et qu’il n’est pas prédéfini de façon trop rigide pour le patient, aura plus de chances de se produire en harmonie avec l’ensemble des autres systèmes faisant partie du contexte. Dit en d’autres termes, l’intervention thérapeutique favoriserait la remise en route du changement coévolutif jusque là entravé par la tension vers un but conscient, tension qui se manifeste par des tentatives de solutions inefficaces et répétées.
Dans cette perspective, la démarche thérapeutique devient paradoxale du début à la fin de l’intervention et non plus seulement une estocade finale sous la forme d’une prescription de symptôme bien sentie.
De plus, il est bien entendu important de garder à l’esprit, pour ne pas tomber dans l’autre piège, celui de l’illusion que la partie peut contrôler le tout, que cette intervention du thérapeute n’est en rien déterminante et qu’elle n’est qu’un élément parmi d’autres contribuant à la possibilité de changement.

Ainsi, le ménage se fait peu à peu dans la boite à outils dont j’étais si fière au début.
Je traque les incohérences en éliminant les interventions, souvent issues d’autres modèles, qui viennent contrarier la stratégie d’arrêt des tentatives de solution. J’attache de plus en plus d’importance à ma posture en veillant à être dans une attitude de non vouloir, non pouvoir, non savoir.

La pratique de la formation est une aide précieuse pour maintenir ma vigilance. Elle m’oblige à formaliser ma pratique thérapeutique et à l’interroger sans cesse. Ces dernières années, c’est donc aussi grâce à la pratique des formations que je poursuis avec ma collègue, le Docteur Chantal Gaudin, que notre approche de la Thérapie Brève s’est progressivement modifiée.

Je me propose maintenant de vous présenter un aperçu des principaux résultats de tous ces changements sur nos pratiques, tels que nous pouvons les identifier aujourd’hui. Il ne s’agit, bien entendu, que d’un état des lieux instantané, et je sais que le prochain patient que je verrai ne manquera pas de faire encore évoluer cette construction. Je suis aussi persuadée que bien d’autres intervenants utilisant le modèle de Palo Alto se reconnaitront dans mon propos et apporteront leur pierre à un édifice en perpétuel changement.

Au commencement était le « client ».
Ou plutôt, justement pas.
Le terme « client » adopté pour désigner l’élément du système le plus loin de son point d’équilibre, donc le plus à même d’agir pour un changement, a pour corollaire, lorsque notre interlocuteur n’est pas « client », la notion de « clientélisation ». Or, « clientéliser », c’est faire en sorte que la personne achète ce qu’on lui propose, en l’occurrence, achète la démarche de changement.
Si nous sommes dans une posture dans laquelle nous ne voulons pas pour l’autre, et si notre stratégie va dans le sens de l’arrêt des buts conscients, nous ne voulons pas non plus qu’il veuille changer. Certes, cette position n’est pas très facile à tenir quand nous sommes face à quelqu’un dans une grande souffrance. Pourtant, c’est la seule qui soit cohérente avec la stratégie paradoxale, la seule qui offre au patient une possibilité de se positionner librement par rapport au changement.
Ainsi, après avoir, bien sûr, accusé réception du problème et compati à sa souffrance, faute de quoi nous ne serions plus dans le paradoxe, nous posons au patient des questions du type : « pensez-vous que cela soit changeable ? », « êtes vous certain qu’un changement est vraiment nécessaire ? » ; « est-ce le bon moment pour changer ? », « n’y a-t-il pas plus d’inconvénients que d’avantages à changer », « l’effort que ce changement va vous demander en vaut-il la peine ? ».
À ce moment là, la question paradoxale n’est pas un habile stratagème de clientélisation visant à mobiliser le patient pour un changement, mais une vraie question à laquelle est attendue une vraie réponse. Parce que nous voulons vraiment donner au patient l’opportunité de se pencher sur lui-même pour trouver la réponse qui lui convient le mieux en fonction du contexte dans lequel il se trouve. A ce moment là, le paradoxe devient, en quelque sorte « logique » pour nous, nous qui distinguons toujours les niveaux et savons que nous sommes au niveau du particulier. Bien évidemment, au niveau du général nous voulons l’aider, mais au niveau du particulier nous ne voulons aucun changement précis pour lui. Nous ne savons pas le moins du monde s’il serait bon pour lui de changer ou non. Il nous est égal, au sens d’équivalent, qu’il décide de changer ou de ne pas changer ou de changer plus tard, de changer avec notre aide ou celle de quelqu’un d’autre ou encore qu’il se passe de toute aide.
Quand nous sommes dans cet état d’esprit là, la question paradoxale est une vraie question. Et l’effet n’est pas du tout le même que quand elle est posée avec, derrière la tête, l’idée que c’est une question faite pour mobilier le patient, le pousser, paradoxalement, à changer. Nous pouvons tous sentir la différence entre un truc, une question toute prête faisant partie d’une technique et une vraie question à laquelle celui qui la pose n’a pas de réponse et en attend une. Cette différence est d’autant plus perceptible que la question va à contre courant de ce qui est communément admis.
Ce n’est que lorsque la question est sincère, qu’elle correspond à une réelle curiosité de la part du thérapeute et non pas une question relevant d’une technique plus ou moins protocolisée, que le patient peut avoir l’opportunité de se la poser vraiment aussi et s’interroger réellement sur sa position.

Aujourd’hui, nous ne considérons donc plus que nous « clientélisons » un patient, mais plutôt que nous l’amenons à se positionner.
Et notre conception de la problématisation s’est, elle aussi, modifiée.

La phase de co-construction du problème est toujours délicate, que le problème apparaisse simple ou complexe. L’absence d’intention qui se manifeste, comme nous venons de le voir, dans la phase de positionnement du patient, se manifeste aussi dans celle de la problématisation. Il est bien entendu que la notion de phase est inappropriée. Le processus n’est pas linéaire, la notion de client ne peut se concevoir que par rapport à un problème et un objectif donnés. Au fil des années, nous avons constaté que nous consacrions de plus en plus de temps à la définition du problème, dans une démarche qui relève autant de la construction que de la déconstruction.
Nous ne sommes plus aussi pressées. Nous ne nous jetons plus sur la première plainte exprimée avec l’idée de faire de la thérapie vraiment brève.
Nous sommes guidées par une idée, qui relève à la fois du constructivisme et de ce que disait Bateson des processus mentaux.
L’être humain construit sa réalité, se raconte des histoires sur sa vie comme sur le monde. Il a donc la possibilité de construire une nouvelle histoire dans laquelle le problème pourrait devenir plus accessible à une solution ou même disparaître.
Pour cela, avant de poser les classiques questions pour faire décrire le problème en termes de séquences interactionnelles contextualisées, nous faisons avec le patient un tri et un classement minutieux des différents éléments de sa plainte.
La prise en compte des différents niveaux logiques est un outil particulièrement précieux pour faire des tris clarifiants et, au-delà, faire de puissants recadrages en modifiant les classements inopérants.
En faisant cela, nous veillons à rester toujours dans le mouvement paradoxal de freinage par rapport au changement. Et ce d’autant plus facilement que nous savons que tout message comporte, en plus du niveau de l’indice, un niveau d’ordre. Souvent nous pouvons ainsi repérer rapidement la direction dans laquelle le patient nous demande d’aller et orienter ainsi nos intervention à contre sens.
À la suite de ces constructions/déconstructions, il arrive parfois que le problème prenne une nouvelle configuration. Il devient alors possible de poursuivre le déroulé de la démarche en faisant de même pour l’objectif. A moins que le patient ne parvienne à résoudre le problème, tel qu’il est maintenant posé, sans notre aide, ou encore qu’il considère qu’il peut vivre avec. Quand le problème ne se dissout pas purement et simplement en cours de route.

La phase de négociation de l’objectif se trouve, elle aussi, bien différente lorsque l’on a adopté cette posture de non vouloir.
Notre souci de rester en permanence dans le mouvement paradoxal nous a rendues sensibles à la difficulté qu’il peut y avoir à parler de l’objectif sans, plus ou moins implicitement, pousser le patient vers lui.
Là encore, ce n’est que progressivement que nous avons modifié notre questionnement. Nous en avons éliminé toutes les tactiques visant à accélérer le changement et introduit dans chaque intervention une dimension de freinage. Ainsi, tout en restant attentives à manifester notre compréhension face à la demande, nous faisons passer l’idée que l’objectif pourrait être celui qui est énoncé mais aussi un autre. Nos questions visent à négocier l’objectif à la baisse et nous nous inquiétons systématiquement des inconvénients qui pourraient survenir une fois le but atteint.

Il est probable que ce qui caractérise notre pratique de la Thérapie Brève, par rapport aux approches plus comportementales qui se sont développées ces dernières années, est la grande place que nous accordons aux recadrages.
Nous avons déjà dit que la problématisation offrait d’importantes occasions de recadrer la définition du problème, et c’est tout au long de l’intervention, par l’attention que nous portons à la compréhension de la vision du monde du patient, que nous saisissons toutes les occasions de proposer de nouvelles façons de voir les choses. Nos recadrages sont ainsi toujours « sur mesure », inspirés par ce qu’apporte le patient et nous visons à assouplir sa construction de la réalité avec l’idée qu’il y a là pour lui des opportunités précieuses d’apprentissage.
Le soin que nous accordons aux recadrages, particulièrement pour argumenter la proposition de tâches, fait que ces tâches n’apparaissent jamais surprenantes et que, bien souvent, le changement survient avant même que le patient n’ait eu à les mettre en application.
Nous avons même pu remarquer qu’après un certain nombre de recadrages paradoxaux, des patients se donnaient eux-mêmes des tâches allant à l’encontre de leurs tentatives de solution habituelles.
C’est sans doute cette constatation étonnante qui a achevé de nous convaincre que nous devions faire confiance aux patients, faire confiance aux possibilités de changement des systèmes, et qui nous a incitées à être encore plus minimalistes dans nos interventions.

Ainsi, si l’approche de Palo Alto a bouleversé mes croyances et ma pratique, il restait des domaines où ce bouleversement n’en n’était pas vraiment un et où, croyant avoir viré à 180°, j’avais fait un tour complet sur moi-même. C’est probablement au niveau de la confiance que j’accordais aux patients que j’avais tourné à 360°.
L’idée de disposer d’une méthode thérapeutique efficace et brève, même non-pathologisante et ne proposant pas de solution, restait dans la même logique que la recherche du psychotrope adéquat qui soulagerait les symptômes.

Il y a plus de 15 ans, la découverte des compétences des patients m’avait incitée à chercher d’autres approches thérapeutiques. De la même façon, ces dernières années, c’est encore la confirmation de ces compétences qui m’incite à modifier ma façon de concevoir et de pratiquer la Thérapie Brève. C’est l’émerveillement quotidien devant les capacités des êtres humains à utiliser leurs ressources qui m’incite à ne pas vouloir à leur place, à ne pas faire à leur place. Et j’en ai tous les jours la confirmation : les patients peuvent d’autant plus exprimer leurs compétences que je ne veux rien de particulier pour eux.

Quelques rares thérapeutes, en particulier dans le champ de l’hypnose, prônent le non-vouloir et le non-agir. Et il n’est peut-être pas innocent que la pratique de l’hypnose ait précédé, pour moi, celle de la Thérapie Brève. Cependant, il me semble aujourd’hui que la stratégie paradoxale qui caractérise l’approche de Palo Alto, s’accorde parfaitement, lorsqu’elle est pratiquée dans l’esprit décrit tout à l’heure, avec cette démarche. Je ne veux rien pour le patient et je l’entraine pour quelques instants, à la fois par cette posture de non-vouloir et par la stratégie paradoxale qui freine ou arrête sa tension vers le changement, dans le non-vouloir. C’est dans cet espace, dans ce lâcher prise disent certains, que s’ouvre parfois une opportunité de remise en place des boucles de régulations naturelles conduisant à un changement écologique.

Il m’est apparu ces dernières années que, dans cette posture, la qualité de ma présence à l’autre était très différente.
En particulier, en me dépouillant de toute intention, il me semble que je vois et j’écoute encore mieux le patient dans sa singularité. Il m’est plus facile d’entrer dans sa logique, dans sa vision du monde. Et à partir de cette position les interventions paradoxales, vues et formulées de l’intérieur en quelque sorte, perdent leur caractère paradoxal. Oui, la souffrance de perdre un être cher peut être telle qu’il est logique de souffrir encore longtemps, peut-être même à jamais. Oui, il est légitime d’avoir peur des autres puisque l’on sait que l’on est toujours jugé, critiqué.
Je n’ai presque plus jamais le sentiment que le paradoxe est une intervention délicate, osée. Il n’est jamais provocant. Au contraire, il devient l’expression de la plus grande des compréhensions.

Cette façon de concevoir le travail avec le modèle de Palo Alto est bien plus confortable, dans le sens où je ne suis plus tendue vers un résultat, où je suis plus confiante, plus sereine. Et, bien entendu, je sais que cette tranquillité, cette confiance, contribuent parfois à donner confiance aux patients, à les tranquilliser.

J’ai, par contre, encore beaucoup de chemin à faire dans le renoncement à mes buts conscients pour ce qui concerne la formation à cette approche et sa diffusion.

Mais je vais faire un petit effort pour tenter de rester crédible en terminant cette intervention.

Je sais que cette façon de voir la Thérapie Brève, est une façon parmi d’autres, ni meilleure, ni moins bonne. Ce qui importe, c’est qu’elle convienne à ceux qui font le choix de l’adopter, faute de quoi ils ne pourront pas faire du bon travail. Un de ses principaux inconvénients est qu’elle est difficilement transmissible. Elle n’est guère encourageante parce qu’elle ne peut se prévaloir de brillantes statistiques de succès.
Elle n’est guère rassurante parce qu’elle ne propose pas de protocoles facilement assimilables. Elle n’est guère enthousiasmante parce qu’on doit surtout s’attacher à en faire le moins possible. Elle n’est guère gratifiante parce que l’on sait que l’on ne peut jamais dire que notre intervention ou non intervention a joué un rôle dans un changement.

Comme dit le poète : il n’y a pas d’amour heureux… mais c’est notre amour à tous deux.



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