Sébastien HERCHE, Éducateur spécialisé et formateur
Ces dernières années la posture et les pratiques des travailleurs sociaux ont migré d’une bienfaisance affirmée vers des logiques de technicité et d’expertise. Aussi, il n’est pas rare que les « bénéficiaires » se sentent « pris en charge », déresponsabilisés, voire malmenés, avec les meilleures intentions, par ceux supposés leur venir en aide. Et beaucoup de ces derniers, dans les séances d’analyse de pratique professionnelle, témoignent d’un épuisement et d’une incompréhension toujours plus grands, quant aux rôles qu’ils doivent exercer.
Je vous propose de partager et d’illustrer mes réflexions sur la façon dont le modèle de résolution de problèmes humains de Palo Alto permet à des professionnels de l’accompagnement éducatif et social de penser et d’agir différemment.
Avant toute chose, je vais vous présenter mon cadre d’intervention professionnel, afin de mieux cerner mon propos. Je suis éducateur spécialisé dans un Service Educatif Renforcé A Domicile (SERAD), œuvrant dans le champ de la Protection de l’Enfance. Au démarrage de l’intervention de mon service, il y a toujours un commanditaire, le Juge pour Enfants ou un Inspecteur Territorial, représentant l’autorité administrative lorsque les parents signent un contrat d’accompagnement avec l’Aide Sociale à l’Enfance, qui nous demande d’accompagner un enfant ou une fratrie à partir de son domicile pour que le(s) danger(s) repéré(s) en amont cesse(nt). Les personnes « bénéficiaires » ne sont pas demandeuses, mêmes si les parents souhaitent que leur(s) enfant(s) aille(nt) mieux. Je travaille exclusivement dans un contexte d’aide sous contrainte.
Si je souhaite parler avec vous aujourd’hui de la notion de bienveillance des travailleurs sociaux, cela n’est nullement pour suggérer qu’ils n’en ont pas, ou qu’il faudrait s’en débarrasser. Bien au contraire. Mais, je souhaite soulever les pièges qui s’offrent aux accompagnants socio-éducatifs et les risques à retourner les bonnes intentions contre les personnes accompagnées. En effet, chaque service ou institution médico-sociale se doit de se doter d’un projet de service ou d’établissement où seront consignées, entre autres, les valeurs défendues par les intervenants. L’une d’entre elles, incontournable, est la notion d’autonomie que les équipes pluri-professionnelles évoquent dans leurs propositions d’accompagnement. Ces dernières sont pensées avec respect et dans le but de ne pas nuire aux personnes accompagnées. Seulement, cela génère de nombreux paradoxes. En effet, réfléchir avec quelqu’un aux moyens pour lui de s’autonomiser véhicule l’implicite qu’il manque justement d’autonomie pour y parvenir seul ! Dès lors, accepter la proposition des professionnels revient à valider le diagnostic et il est plus prudent de suivre à la lettre leurs préconisations. Dans le cas contraire, refuser l’accompagnement pensé pour soi pourrait démontrer que l’on ne possède pas le recul/les capacités/l’objectivité nécessaires pour se rendre compte d’un besoin d’être accompagné et cela peut se traduire par des modalités d’intervention davantage contraignantes.
Pourtant, les prémisses systémiques et constructivistes nous amènent à considérer chaque personne dans la complexité de ce qu’elle vit et à ne pas vouloir pour l’autre plus que ce qu’il souhaite. La limite étant le respect de la Loi car il est évident que si on demande à un adolescent désœuvré, déscolarisé qu’il s’autonomise, il y a de fortes chances qu’il se rende dans sa chambre, mette la musique à fond et s’allume un pétard !
Les pièges de la bienveillance
Deux petites illustrations pour éclairer ces propos introductifs. La première est tirée du film Gran Torino de et avec Clint Eastwood. Il y interprète Walt Kowalski, un vieil homme bourru, caractériel et peu sociable qui vient de perdre sa femme et se retrouve seul dans sa maison. Ses enfants ne vivent pas à proximité de lui et à l’occasion de son anniversaire, son fils aîné et sa femme lui rendent visite. Ils lui offrent tout d’abord de « somptueux » cadeaux : une pince télescopique pour éviter de se baisser pour ramasser des objets au sol et un téléphone fixe avec d’énormes touches carrées, où les chiffres sont inscrits en gros caractères. Ces intentions, au demeurant louables, véhiculent des implicites peu agréables : « tu deviens sénile », « tu es incapable de t’occuper de toi correctement », etc. Puis, le fils et la bru essaient de le persuader de quitter le quartier, Walt s’est gentiment mis à dos une partie du voisinage, pour vivre dans un quartier résidentiel pour personnes âgées. Et, plus ils essaient de le convaincre, plus Walt se rembrunit, probablement sensible aux messages implicites. Le passage qui suit montre son fils avec sa femme quitter le logement d’un pas rapide en l’insultant vertement, nous laissant à penser que Walt les a chassés de chez lui. Les deux jeunes gens repartent en voiture en exprimant le fait qu’il mérite bien le sort qu’ils pensent être le sien : vivre seul et isolé jusqu’à la fin de ses jours.
Voilà bien souvent le traitement qui est réservé aux personnes soumises à un accompagnement éducatif et social sous contrainte : soit elles abondent dans le sens des professionnels et deviennent dignes d’être aidées, soit elles se rebiffent, manifestant par la même occasion leur libre arbitre, et risquent de se voir contraindre davantage ou orientées vers d’autres.
Une autre illustration des pièges de la bienveillance, celle-ci tirée de ma pratique. Lors d’une audience de fin de mesure, le Juge pour Enfants a convoqué la mère d’une fratrie de deux enfants pour évaluer les progrès réalisés. Dans sa décision initiale, le Magistrat avait inscrit le souhait que la mère fréquente un lieu de soin comme signe d’une amélioration de la situation. A mon tour de parole, je retrace l’évolution globalement satisfaisante des enfants et les changements observés. La maman poursuit en racontant le déroulement de l’intervention, les changements chez ses enfants et verbalise avec enthousiasme qu’elle fréquente un Centre Médico-Psychologique (CMP) depuis plusieurs semaines. Las, le Juge baisse ses lunettes et lui répond : « Je suis satisfait d’apprendre que vous allez au CMP. Mais, cela aurait été mieux pour tout le monde, de le faire sans que je vous le demande ». Il s’agit d’un exemple de double-contrainte où quoique la mère fasse (aller au CMP ou ne pas y aller), elle fait un mauvais choix : soit elle n’y va pas et s’oppose frontalement aux demandes du Juge ; soit, elle y va et ne peut prouver sa capacité d’avoir pris cette décision dans son intérêt. Cette anecdote montre la difficulté qui s’offre aux professionnels :
- Une mesure d’aide ne peut être mise en œuvre sans que des éléments de danger ne soient nommés ;
- La législation en vigueur exige que les Juges pour Enfants fixent aussi les attentes de résultats, c’est-à-dire les objectifs de réussite de la mesure.
Jusqu’ici tout va bien, sauf qu’en pratique on observe souvent une confusion entre l’objectif et le(s) moyen(s). Pour reprendre l’exemple cité, « mieux s’occuper de ses enfants » devient « aller au CMP », ce qui pourrait être un moyen parmi tant d’autres. Cette idée, déjà développée dans Aide ou contrôle de Claude Seron et Jean-Jacques Wittezaele vient du fait d’un glissement de l’injonction du Juge de « vous devez changer/vous soigner » vers « vous devez avoir envie de changer/de vous soigner ». En effet, une idée largement répandue dans le champ médico-social est que à tout écart à la norme préside une lacune d’ordre psychologique. Ceci se traduit, à notre époque toujours éprise d’esprit analytique, par : « si on ne souhaite pas, au plus profond de son être, changer alors il y a un risque de récidive ». On obtient un contexte relationnel où « dès que l’on veut que quelqu’un veuille changer, on l’empêche de prouver qu’il aurait pu y parvenir sans qu’on le lui demande ». Pour le dire autrement, l’énonciation de la contrainte rend impossible sa disparition.
A la recherche de la bonne solution
Face aux difficultés rencontrées sur le terrain et à la complexité des situations, nombre d’accompagnants sociaux sont à la recherche de nouvelles techniques pour mieux comprendre et mieux agir. Ce mouvement a aussi été initié par le législateur qui impose aux institutions de réaliser un projet d’accompagnement individualisé à partir d’un diagnostic des besoins des personnes, des objectifs à atteindre et des moyens idoines. Or, cette évaluation sociale se transforme souvent en diagnostic psychiatrique… sans psychiatre.
En effet, dans le contexte de la Protection de l’Enfance, il est fréquent d’être face à des situations très dégradées, sur fond de grande précarité. La tentation est grande pour l’intervenant de se raccrocher à de l’appréhendable, à l’utilisation d’étiquettes (alcoolique, violent, maltraitant, schizophrène, etc.), à un raisonnement intellectuel linéaire qui peut avoir le mérite de mettre un sens audible à des situations chaotiques, mais qui oriente l’intervention vers la recherche de la cause qui expliquerait tout. D’ailleurs, les travailleurs sociaux sont sensibilisés très tôt aux notions d’écoute et d’empathie. Et après avoir compati à la souffrance des enfants et de leur famille, bien souvent un glissement s’opère du « comment en est-on arrivé là » à « qui est responsable ».
Et du côté de l’Intervention Systémique Paradoxale ?
Les prémisses systémiques et constructivistes du modèle de résolution de problèmes humains de Palo Alto nous amènent à considérer les situations sous un angle interactionnel. L’objet d’étude est les messages que s’envoient les membres du système et leurs réponses ou feed-back. Aussi, un des apports de la théorie des systèmes est le principe de globalité qui stipule qu’un système est un tout non réductible à la somme de ses parties. Il en résulte la notion de qualité émergente où ce qui se passe entre plusieurs personnes ne peut être imputable qu’à un seul des membres. Ceci permet de considérer les choses sous un angle nouveau par rapport au mode de pensée linéaire qui décompose les éléments en plus petites parcelles indivisibles et propose un raisonnement du type « si ceci, alors cela… ». Mon propos n’est pas de dire que ce cheminement intellectuel est erroné car dans la sphère judiciaire, par exemple, il est primordial d’établir une chaîne de compréhension linéaire pour évaluer les responsabilités de chacun. Mais, dans le domaine de l’éducatif, du thérapeutique, de l’accompagnement social, tenir compte de la richesse des interactions dans les situations permet d’éviter l’écueil d’enfermer les gens dans une étiquette dont il est bien peu aisé de sortir.
Pourtant, la tentation est grande, même chez certains systémiciens, d’avoir recours à des protocoles, des techniques pour aller toujours plus vite dans le décodage, le repérage de ce qui pose problème, etc. La question n’est pas tant le refus de techniques, d’outils, de modèles de pensée car ils sont inhérents à tout modèle de relation d’aide. Sauf que, comme nous le rappelle si bien François Roustang : « chaque fois que la technique prime sur l’humain, elle l’annule ». A titre d’exemple, j’ai souvent entendu dans le discours de professionnels qu’en fonction de différents diagnostics, il faudrait une thérapie systémique, analytique, gestalt ou autre. Bien évidemment que vouloir aider quelqu’un qu’on estime en souffrance, en proposant un outil auquel on croit, est louable. Néanmoins, en réduisant une personne à un diagnostic, un thème, on la réduit dans son élément d’humanité.
De la même manière, la notion de « transgénérationnel » inonde le champ du social, comme si dans un système, une famille en l’occurrence, les difficultés se refilaient de génération en génération. Pourtant, il est possible de considérer les choses sous l’éclairage du principe d’équifinalité. Il stipule que dans un système, une même condition initiale peut produire des effets différents et qu’un même effet peut être issu de plusieurs causes. Ainsi, on ne croit pas que le processus opère sur plusieurs générations et comme on ne sait pas le pourquoi, en n’étant pas déterministe, on ouvre le champ des possibles permettant d’impulser une dynamique de changement.
Au début de mon cursus de formation à l’approche de Palo Alto l’un des principes du modèle, issu du constructivisme, qui m’a le plus séduit et redonné du confort dans mes interventions est que la réalité n’est que le fruit des constructions que chacun s’en fait. Les gens sont alors libres et responsables de changer leurs constructions de la réalité ou de les conserver. Cela me rappelle l’accompagnement d’un père d’un adolescent placé en foyer qui ne voyait pas son rôle paternel en dehors de l’utilisation de « claques appuyées » pour se faire entendre. Avant, j’aurais employé mon énergie à le convaincre de son erreur, lui aurais présenté d’autres façons de faire et enfin, proposé de l’aide pour y parvenir. J’aurais fait du « fils de Walt ». Ce que j’ai fait avec le modèle, c’est le rejoindre dans sa vision de la situation, m’assurer d’avoir compris qu’il n’avait toujours connu que cette façon d’éduquer et qu’il craignait d’être débordé par ses enfants s’il n’avait plus recours à des corrections. Nous avons vu ensemble les inconvénients à essayer d’être plus souple, mais aussi les enjeux s’il ne changeait pas. A la fin de la mesure, le papa m’a dit que ces questionnements l’avaient aidé à prendre le temps d’envisager de changer ou pas et que pour le coup, la mesure de placement et la séparation qui en découle, était une bonne chose pour lui et son fils.
Cette façon de considérer les situations, de manière interactionnelle, non-normative et non-pathologisante, permet de sortir les travailleurs sociaux d’un rôle que la société leur attribue à tort : être les directeurs de conscience des gens et s’assurer de leur retour dans le droit chemin.
Je vous propose à présent deux situations éducatives pour exemplifier mes propos.
« Allô, c’est bien la Mission Locale ? »
La situation qui va suivre montre, à mon sens, comment le décodage systémique et stratégique permet d’identifier rapidement le sens des tentatives de solutions et donc le mouvement paradoxal de l’intervention à mener.
Mon service a été sollicité par un Inspecteur Territorial concernant Clément, 16 ans, déscolarisé et retourné au domicile de sa mère après de multiples tentatives de placements éducatifs et pédagogiques infructueux. Lors du rendez-vous avec l’Inspecteur, ce dernier a fait un résumé sommaire de la situation : une relation jugée trop fusionnelle avec sa mère qui ne permettrait pas à Clément de s’autonomiser et d’accrocher avec des formations professionnelles. A 16 ans passés, il n’y a plus d’obligation scolaire et comme Clément refuse toute idée de foyer éducatif, l’intervention se fera à domicile et avec mon service.
En questionnant le commanditaire sur ce qui se passerait si la situation n’évoluait pas dans le sens qu’il souhaite, l’Inspecteur répond qu’il ne sait pas précisément, si ce n’est que la situation ne se dégrade pas davantage. Même si je peux comprendre le mandant, au sens où il n’est pas toujours aisé d’imaginer des conditions précises et personnalisées à la réussite de la mesure, ceci a l’inconvénient de rendre mou le levier de changement. En effet, je pense qu’en dehors d’un intérêt à changer ou d’un danger à rester dans la même situation, il est difficile de se mobiliser pour un changement.
Toutefois, la semaine suivante, lors du premier rendez-vous au service, la mère de Clément va initier le changement qu’elle veut voir. Elle explique que son fils ne fait aucun effort pour trouver une formation, qu’il passe des heures à jouer à la console, ne sort que pour l’aider à faire les courses. La mère de Clément voudrait que mon intervention aide son fils à se rendre à la Mission Locale, genre de Pôle Emploi spécifique aux 16-25 ans, pour faire des stages et trouver une formation. Elle est d’autant plus en attente de l’avènement de changement sachant que son aîné a menacé de « secouer les puces de Clément » s’il ne se rendait pas à la Mission Locale. Clément, présent lui aussi à cet entretien, a exprimé qu’il ne trouvait pas normal de ne pas parvenir à au moins les appeler.
A l’écoute de ses éléments d’information, l’injonction qui est faite à Clément est : « tu dois te rendre à la Mission Locale » et il me vient en tête le sens que je vais devoir impulser auprès de lui, mais aussi de ses proches : « tu ne dois pas aller à la Mission Locale ». Néanmoins, il reste à rendre ce contre-message audible et acceptable.
Lors de ma première intervention à domicile, j’ai choisi de les voir séparément, afin d’avoir suffisamment de marge de manœuvre et rejoindre chacun dans sa vision du monde. En l’espèce, en demandant à la maman comment elle explique que son fils ne parvienne pas à contacter la Mission Locale, elle me répond que Clément est « fainéant » et « qu’il est maladroit dans sa façon de se présenter tellement il est impressionné quand il ne connaît pas les personnes ». Ces informations me permettent de tenter un premier recadrage : « il y a un risque à ce que Clément aille trop vite à la Mission Locale… parce que si le courant ne passe pas avec les intervenants, ou qu’ils ne le sentent pas motivé à sa façon de se présenter, ils pourraient mettre son dossier de côté, vu le nombre de demandes qu’ils ont à traiter ». Malgré la généralité de mon propos, ce recadrage a été plutôt bien accueilli par la mère de Clément, probablement du fait que lors du premier entretien, elle avait rangé l’information « éducateur » dans la case « qui connaît bien comment fonctionne les dispositifs pour les jeunes ».
Puis, je vais voir Clément dans sa chambre, en train de jouer à « Call of », sur une partie en réseau. En me voyant dans l’encadrement de la porte de sa chambre, il m’invite d’un hochement de tête à entrer, d’un autre à m’asseoir sur un fauteuil et d’un dernier geste de l’index sur sa bouche, à me taire. Pendant que j’assiste à une de ses parties, je me mets en tête de prendre le temps de vérifier le positionnement de Clément car il se pourrait que son souhait d’aller de l’avant exprimé en présence de l’Inspecteur et de sa mère, soit une adaptation à son contexte. Il avait en effet, tout intérêt à aller dans le sens de ses « oppresseurs » ! Après sa partie, nous discutons pêle-mêle de ce qu’il fait de ses journées, de ce qu’il aime, n’aime pas et à l’entendre m’expliquer sa passion pour les jeux vidéo en réseau, je lui demande pour quelles raisons il voudrait se coltiner des intervenants à la Mission Locale qui gâcheraient forcément de nombreuses parties, alors que l’école n’est enfin plus obligatoire pour lui ? Clément me répond qu’il devra bien travailler un jour. Je lui rétorque qu’un jour peut-être, mais je lui demande ce qui ferait qu’il doive se mettre en mouvement dès à présent ? L’arrivée du grand-frère de Clément a mis un terme à l’entretien.
La semaine suivante justement, Clément me dit que son frère lui a passé une sacrée soufflante et qu’il l’a menacé de lui « mettre un taquet » (sic) s’il ne prenait pas rendez-vous avec la Mission Locale. Je lui communique que je comprends sa crainte à l’idée de recroiser son frère sans avoir de bonnes nouvelles à lui annoncer, vu la taille de ses mains, mais que se rendre à la Mission Locale génèrerait de possibles difficultés : devoir se présenter, se vendre même, préparer rapidement des CV et lettres de motivation, rater des parties de « Call of », et puis son frangin allait-il vraiment lui mettre une raclée ? Clément me répond avec un sourire qu’il saura se défendre et il me dit aussi que la vraie raison de sa volonté d’aller la Mission Locale est le fait que sa mère est malade, qu’elle doit passer des examens et qu’il se peut qu’elle ne puisse plus travailler et qu’il devra alors l’aider. Une formation débouchant sur un métier lui était donc nécessaire. J’ai été un peu décontenancé par cette information car je ne m’y attendais pas. Toutefois, je propose le recadrage suivant à Clément : « Je comprends tout à fait ta démarche de venir en aide à ta maman qui est peut-être gravement malade. Mais, si jamais il lui arrivait quelque chose pendant tes démarches à la Mission Locale… Je me demande si ça ne vaudrait pas le coup d’attendre les résultats de ses examens pour savoir la gravité de la situation, avant de décider ? ». Clément me regarde l’air interloqué, fronce les sourcils et me dit qu’effectivement, il n’avait pas vu les choses comme ça et qu’il fera en sorte de ne pas téléphoner à la Mission Locale avant d’en savoir plus. En lui demandant comment il va faire pour résister aux pressions de sa mère et de son frère, il me dit qu’il a une grande expérience à ce propos, me fait un clin d’œil et se met à feindre de se tordre de douleur sur son lit.
Lors d’une intervention à domicile en présence de la mère de Clément, on vient à parler de l’état de santé de cette dernière. La maman de Clément me dit qu’il n’y a pas à s’inquiéter et qu’elle s’est déjà organisée avec son frère et qu’en cas d’hospitalisation, c’est ce dernier qui accueillerait Clément. Puis, elle me raconte avec un grand sourire qu’elle a entendu Clément appeler la Mission Locale et qu’à ce qu’elle a deviné de la conversation, il avait obtenu un premier rendez-vous. Elle me dit que Clément ne lui a rien dit, probablement pour « ne pas se mettre la pression ». Je lui dis que cela peut sembler une bonne nouvelle, mais qu’il serait bien qu’elle reste vigilante car il est possible que Clément s’inquiète au dernier moment et refuse de s’y rendre.
Si certaines de mes interventions peuvent paraitre en contradiction avec ce qui est attendu de moi, c’est parce que ma stratégie est paradoxale. Dans le cadre de mon interventions éducative, je suis sensé aider ce jeune à aller à la ML, donc lui dire de différentes façons : « tu dois aller à la Mission Locale ». Lui dire l’inverse : « ne vas pas à la ML », est une injonction paradoxale. C’est évident qu’une personne extérieure qui entendrait « ne va pas à la Mission Locale », pourrait trouver cela contradictoire, absurde, provoquant, ou y voir de l’irrespect ou du désengagement de ma part. Mais, comme j’ai pris le soin auparavant de bien faire comprendre à Clément que j’étais là pour l’aider, le message « attention à ne pas aller trop vite », ne lui apparait pas contradictoire. Par ailleurs, en m’appuyant sur sa vision du monde, la crainte qu’il arrive quelque chose de grave à sa mère pendant son absence, je lui envoie le message : « ce que tu vis est logique, tu as bien raison de voir ta situation comme tu me le décris ».
Il en résulte une posture d’équilibriste où intervenir sans prendre en charge, revient à dire à Clément qu’il y a des inconvénients à reprendre un processus de scolarisation, de formation. Dès lors, il s’agit pour moi, de ma place d’intervenant social mandaté, d’évaluer les besoins de Clément, qui bénéficie d’une mesure de Protection de l’Enfance, tout en prenant de la distance avec le discours éducatif dominant et normatif. Etant donné l’âge de Clément, la prise de risque est peu élevée. Néanmoins, dans la situation d’enfants plus jeunes ou exposés à des dangers plus importants, la stratégie d’arrêt des tentatives de solution demeure la même.
Pour en revenir à Clément, ce dernier est à présent majeur et même si aux dernières nouvelles reçues de sa mère, il n’est pas encore en mesure de s’assumer financièrement seul, il a pu intégrer un cursus de formation adaptée aux personnes sans diplôme.
« Arrête-moi si tu peux »
Je me souviens encore de ce jour de février où j’ai reçu entre les mains la demande du Juge pour Enfants pour intervenir dans la situation d’Eléonore, jeune fille de 16 ans et demi. La Magistrate a décrit une situation critique : Eléonore a arrêté l’école brutalement un an auparavant et aurait commencé à « découcher » chez des amies de plus en plus fréquemment, jusqu’à partir en fugue pendant plusieurs jours, voire semaines. Pire, la jeune fille serait sous la coupe d’un réseau de prostitution en région parisienne. Des photos suggestives ont été transmises par la mère d’Eléonore et une enquête policière a été ouverte, sans aboutir à des éléments factuels attestant d’une activité prostitutionnelle. Néanmoins, la Juge pour Enfants a décidé d’une mesure de placement connexe à l’intervention de mon service. Cette pratique inhabituelle, une mesure éducative à domicile et un placement, indique le degré d’inquiétude de la Magistrate. Dans sa décision, elle demande à ce qu’Eléonore ne fugue plus de chez elle et soit conduite dans un foyer pour la couper des personnes qui l’exploitent.
Lors du premier entretien avec la mère d’Eléonore, celle-ci est apparue abattue, triste et pleine d’espoir pour retrouver sa fille. Elle me dit être angoissée et inquiète sur ce qui pourrait arriver à sa fille, sans compter son ras-le-bol d’être considérée comme « une mère démissionnaire ». Elle ajoute qu’il faudrait que sa fille se rende compte qu’elle ne manque de rien chez elle, qu’elle est attendue par ses frères qui ne souhaitent que son retour. Madame me décrit aussi ce qui se passe à chaque retour d’Eléonore : de grosses embrassades, des moments mère-fille privilégiés, les plats préférés d’Eléonore servis à chaque repas ou presque, etc. Jusqu’au moment où sa mère la supplie presque de ne pas repartir. A l’écoute de ses propos, j’identifie l’injonction faite par Madame à sa fille : « Tu ne dois pas fuguer », sans résultat.
Le message « tu ne dois pas partir en fugue » n’est pas à condamner en soi et il est même souhaitable dans bien des situations d’adolescents. Cela fonctionne plutôt bien dans les situations où la fuite de l’ado et les interactions qui s’ensuivent (recherche du jeune, mots réconfortants, etc.) permettent au système de retrouver un équilibre. Sauf qu’Eléonore a entendu cette injonction à de nombreuses reprises de la part de plusieurs émetteurs différents (mère, collège, amies, police, etc.), sans succès.
La mère d’Eléonore a dit que la police avait sous-entendu qu’elle était une « mère démissionnaire » et la Juge pour Enfants, pourtant plus clémente, a stipulé que les fugues à répétition « pouvaient révéler une relation mère-enfant inadéquate ». Ces propos qui ont blessé la mère d’Eléonore, ont aussi écrit dans le marbre l’injonction « tu dois retenir ta fille ». Il me paraît quasi-impossible de proposer un recadrage paradoxal à l’adresse de la mère directement. J’ai choisi un recadrage général sur le phénomène de la prostitution des mineurs pour ne pas prendre le risque de trop heurter Madame : « A notre époque, il est trop facile de tomber sur de mauvaises personnes qui vendent monts et merveilles à des adolescentes en recherche d’attention, de compliments et de reconnaissance. J’ai lu dernièrement de nombreux témoignages de parents, de tous horizons, expliquant qu’il est difficile de résister face aux nombreux cadeaux offerts et promesses faites aux adolescents par ce type de réseaux. D’après l’expérience de ces parents, ils ont exprimé le fait que leur enfant, de retour de fugue, appréciait les instants passés en famille. Mais, au bout d’un moment, de l’agressivité ressortait, comme si les démonstrations d’affection fragilisaient la carapace qu’ils s’étaient construite et qu’ils avaient besoin de retourner dans le réseau pour la réparer… ».
La maman m’a écouté avec attention, peut-être soulagée par le fait que je ne faisais pas référence à une quelconque négligence parentale pour expliquer ce phénomène. J’ai poursuivi en expliquant que dans cette configuration, une demande de SERAD, une intervention en milieu ouvert et de placement, signifiait dire à Eléonore : « accepte de me rencontrer pour envisager ton placement en foyer ».
En échangeant avec mon responsable, j’ai écrit à la Juge pour Enfants pour lui demander la levée de la mesure de placement, au motif qu’il serait difficile de créer une accroche avec Eléonore dans cette situation, et qu’elle risquerait de fuir les travailleurs sociaux. Ce que la Magistrate a accepté.
Un mois après le début de l’intervention, j’ai reçu un appel de la mère d’Eléonore pour me dire qu’elle acceptait de me rencontrer, suite à la levée de la mesure de placement décidée par la Juge. La rencontre a lieu dans la semaine en présence de la jeune et de sa mère. Je reprends le contenu de l’ordonnance, notamment les éléments de danger : fugues, déscolarisation et suspicion d’activité prostitutionnelle. Puis, je demande à Eléonore ce qu’elle pense des attendus de la Juge. Elle me dit de manière péremptoire qu’elle refuse d’être assimilée à une prostituée et reconnaît que le problème est « de sécher les cours et de fuguer ». Je la questionne sur ce qu’elle pense de ce que décidera la Juge, si je ne n’aborde pas les soupçons de prostitution dans mon rapport. Eléonore me répond qu’elle comprend les inquiétudes de la Juge vu sa situation, mais que si elle reste chez elle et qu’elle retourne en cours « y’aura plus rien à prouver à la juge ». Nous convenons d’un prochain rendez-vous, avant de clôturer cette première entrevue.
Après plusieurs rencontres autour d’un chocolat chaud, avec les adolescents un temps d’apprivoisement est nécessaire, j’aborde à nouveau ce qu’attend la juge et si elle a bougé depuis notre premier entretien. Eléonore s’agite sur sa chaise, hésite, puis me raconte que la juge n’a pas tout à fait tort. La jeune marque une pause et me dit qu’elle fait « des trucs illégaux. Mais, attention, je suis pas escort, hein, moi, je fais pas ça !! ». Je poursuis en rappelant le préalable, avant qu’elle ne continue, que je suis tenu de rapporter à la Juge tout ce que l’on se dit, et que sans aller plus loin, ces propos sont susceptibles de déclencher une enquête policière à son encontre. Eléonore, l’air grave, me dit qu’elle en a conscience et qu’elle souhaite poursuivre, pour que la Juge comprenne « le vrai problème ». L’adolescente me dit qu’elle aimerait avoir une vie comme tout le monde, avoir un travail, fonder une famille. D’un autre côté, elle a besoin de sortir, de profiter de sa jeunesse et de ses « trucs illégaux qui rapportent ». Je l’écoute attentivement et accuse réception de son problème d’hésitation entre « avoir une vie normale et continuer les trucs illégaux ». Eléonore me répond que c’est exactement cela qui lui pose problème. Je termine l’entretien en lui disant que je comprends son dilemme, mais qu’il y a de fortes chances que la Juge choisisse pour elle et soit ferme sur le choix d’une « vie ordinaire », suite au rapport que je lui transmettrai. Avant de partir, Eléonore me demande de la tenir informée de la réponse de la Juge et en fonction de celle-ci, elle acceptera de continuer l’accompagnement du SERAD ou non.
Deux semaines plus tard, un tournant dans la situation s’est opéré lors d’un conflit violent au domicile entre Eléonore et sa mère. La police a dû intervenir et emmener l’adolescente aux urgences pédiatriques. La Juge pour Enfants a été informée de cet évènement et a décidé d’une mesure de placement immédiate. Dans ce genre de situation, il revient à mon service d’organiser la mise en œuvre de la mesure de protection. Je me suis donc rendu à l’hôpital, accompagné par un responsable du foyer de l’enfance, pour annoncer à Eléonore la décision de la Juge. Nous avions décidé avec le chef de service d’expliquer à Eléonore que nous exécutions la demande de la Magistrate et que nous étions contraints de la mettre en œuvre, conscients que ce n’était pas la réponse attendue par la jeune. L’idée était de se dissocier temporairement de la contrainte énoncée par la Juge pour espérer garder un lien avec Eléonore. D’abord partante pour voir « c’est quoi un foyer », elle nous a suivis et a même rangé ses affaires dans les armoires à disposition. Toutefois, au bout de deux jours, son téléphone rendu, celui-ci n’a pas arrêté de sonner et Eléonore est partie. Sans plus donner de nouvelles.
Dans cette situation, Eléonore est la patiente désignée. C’est elle à qui il est attribué un, voire plusieurs problèmes, sans que la jeune partage ce point de vue. La mère est la personne qui se plaint de la situation et est mobilisée pour que quelqu’un d’autre amorce un changement. Par ailleurs, elle poursuit ses tentatives de solution et pense que le placement d’Eléonore serait LA solution qui la ferait revenir et sortir du réseau. Et c’est bien logique d’imaginer cela surtout que la Juge pour Enfants pousse dans la même direction. Le modèle de résolution des problèmes humains de Palo Alto dispose de plusieurs méta-questions réductrices de complexité pour savoir « Quel est le problème ? » et « qui est client(e) ou qui est mobilisé(e) pour un changement ? ». Or, dans la situation d’Eléonore, celle-ci n’est pas cliente, pour le problème qu’on lui attribue et, si elle n’était pas dans un contexte de contrainte aussi forte elle le serait peut-être pour la question de son hésitation et sa mère n’est pas réceptive à l’idée de faire autrement que passer par une mesure de placement de sa fille. Je voulais montrer, au travers de cette situation, que si on fait des interventions dans le respect du positionnement de chaque protagoniste, il est possible que cela ne bouge pour personne et qu’il faut l’accepter puisque nous ne sommes pas tout-puissants.
Pour en revenir au titre de ma communication, « si l’enfer est pavé de bonnes intentions, alors il est plein d’éducateurs », après plus d’an à être en contact avec différents intervenants qui lui ont tendu la main et espéré la sortir de sa situation, Eléonore a été « Waltérisée ». Au sens, où la jeune n’a pas répondu favorablement aux nombreuses sollicitations des professionnels et parfois, de manière agressive. Aussi, d’une image de jeune en danger à protéger, elle a été décrite dans la dernière ordonnance de placement comme une adolescente tyrannique et fauteuse de troubles à son domicile. Eléonore n’était plus digne d’être aidée…
En guise de conclusion
Il est bien évidemment nécessaire d’être bienveillant, sinon toute posture d’accompagnement pourrait être vécue comme une charge et la posture paradoxale deviendrait source d’indifférence, voire de mépris.
D’ailleurs, le mot « accompagner » signifie « aller de pair avec » et c’est là que certains principes énoncés dans le cadre du travail social, rejoignent ceux énoncés dans l’Intervention Systémique Paradoxale : ne pas vouloir plus pour l’Autre qu’il ne voudrait pour lui-même, refuser les logiques de prise en charge, de protocoles etc. Souvent dans les mesures de Protection de l’Enfance, il est nécessaire de baliser le terrain car il y a des enjeux importants pour le devenir d’enfants estimés en danger. Mais, il est permis de laisser les gens emprunter le chemin qu’ils souhaitent pour parvenir au bout du voyage.
Une dernière métaphore pour finir. Pour moi, le modèle de Palo Alto et le genre humain sont comme un arc-en-ciel. C’est beau, plein de nuances et surtout, plus on s’en rapproche, avec l’espoir de le saisir, plus il nous parait inatteignable et sans prise.
Pour citer cet article : Sébastien HERCHE. « Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, alors il est plein d’éducateurs ».
www.paradoxes.asso.fr/64dev/2018/10/si-lenfer-est-pave-de-bonnes-intentions-alors-il-est-plein-deducateurs/
Communication à la XVIIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 20 octobre 2018