François BERNARD, psychologue
La contrainte faite aux usagers et aux intervenants des services de la protection de l’enfance peut-elle être rendue utile par l’usage de la méthode de Palo Alto ?
Voir chaque usager d’un service pour lui-même sans tenir compte des interactions dans lesquelles il est engagé, ne conduit-il pas à l’isoler et à lui faire violence ? Cette violence est peut-être celle qui consiste à requalifier toutes les difficultés comme des défauts personnels à « rééduquer ». L’approche systémique et paradoxale de Palo Alto ouvre une autre voie…
La pratique de la psychologie dans le champ de la protection de l’enfance m’a souvent donné l’impression de dériver sur un petit continent en marge de la société. Sur ce petit continent, les enfants ne vivent plus ou plus totalement avec leurs parents par le fait d’une décision portée par une autorité extrafamiliale. Autorité dûment assermentée socialement (juge ou/et président(e) de conseil départemental). Ce qui déclenche la décision c’est un trouble, une crise, parfois une rupture sociale estimée dangereuse pour le plus faible (ici l’enfant) ; pour pallier cela on coupe, on tranche dans la trame familiale (et sociale). Est-ce à dire qu’on pallie la rupture, probable ou effective, par une coupure volontaire ? Oui. Voilà donc réunis les ingrédients de la dérive du petit continent. Il y a dérive si on ne fait rien de la coupure et qu’on la prend pour le remède. Cette coupure est en soi la contrainte, c’est sa forme visible. Cette contrainte génère des effets qui font un peu tourner la tête aux passagers du petit continent à la dérive :
- La non-demande, voire l’opposition des « jeunes protégés et de leurs familles ».
- La demande pressante des magistrats et celle non moins pressante des agents départementaux de protection de l’enfance.
- La posture de sauveteur des travailleurs sociaux de toutes sortes, investis d’une mission de service public.
Alors le psychologue là-dedans ? Courage fuyons ! Fuyons l’orthopédie sociale qui veut « adapter » des enfants et des parents « inadaptés ». Fuyons notre propre tendance à vouloir faire le bonheur d’autrui. Fuyons l’institution qui fait de nous son bras armé. Ok, mais à part une pratique consommée de l’esquive, je n’aurai donc plus rien à faire dans le secteur. Les demandes y sont des obstacles à mon travail. Les « non demandes » aussi.
Donc, la question pour moi, est progressivement devenue de savoir s’il me fallait effectivement fuir ou s’il restait possible d’évoluer dans ces situations complexes. Je suis là, c’est donc que quelque chose a eu lieu.
La personne située à un carrefour d’influences multiples.
Ce sont ces influences multiples qui permettent à chacun de se construire mais, avant de rencontrer l’approche interactionnelle de Palo Alto, j’ai longtemps regardé les individus comme autant de petits mondes clos sur eux-mêmes cherchant à préserver leur identité, et à trouver en eux-mêmes la ressource pour ce faire. Cette vision-là restreint l’attention et la focalise sur une seule personne. Elle concentre l’intention de l’intervenant sur un individu vu non pas dans un réseau d’interactions mais comme sa fin et sa source à lui-même. L’autonomie passée au prisme de cette autodétermination devient forcément identitaire, et essentialiste. Non relative à quiconque ni à quoi que ce soit. Il y a ensuite un pas facile à franchir : les difficultés sont « dans » les gens, ce sont les gens qui en sont porteurs, comme d’un atavisme ou d’une nature profonde. Peut-être bien que c’est pour cela que le continent de la protection de l’enfance, s’est formé comme un continent, sécable, et même bien souvent déjà coupé des autres. Il est bien possible que ce désagréable étiquetage « d’inadapté » fasse semblant d’évoquer un rapport à un contexte et parle en fait de la « nature dérangée » de gens étranges par essence.
J’apprends du côté de Palo Alto que l’humain n’est pas juste autodéterminé (par exemple par son inconscient), mais pluri-déterminé, et que c’est bien parce qu’il y a plusieurs déterminants qu’il n’y a pas de déterminisme. En fait, dans l’optique « Palo Altienne », chacun est un confluent où se croisent et s’entremêlent de nombreuses influences. Sans aller jusqu’à déconstruire la notion d’influence, il me semble qu’on peut appréhender utilement sa qualité d’injonction (d’ordre) en considérant ici que c’est son aspect actif dans une communication. Porter un regard plus attentif aux « injonctions échangées dans les interactions » relance ma pratique.
D’autre part, si je m’applique un tant soit peu à moi-même cette vision du monde, je n’ai plus besoin d’être autonome au sens de très fort, et très incorruptible, pour défendre la veuve et l’orphelin et les rendre autonomes eux aussi. Adieu mes rêves chevaleresques. Le psychologue n’est pas le cavalier blanc de la protection de l’enfance ; je suis, comme ceux auprès de qui j’interviens, situé à un carrefour d’influences multiples. Pris dans de nombreuses injonctions, et tant mieux.
Avec Palo Alto, passer de la contrainte considérée comme une atteinte à la liberté, à la contrainte vue comme une occasion de devenir plus libre.
Si je reste convaincu que la personne doit accéder à l’autodétermination ou qu’elle en procède, je suis forcé de voir toute contrainte comme une altération de la liberté. Il est inimaginable de faire un « usage utile » de cette contrainte. La personne est entamée, il faut lui restituer son intégrité. Pas possible d’imaginer que la contrainte qui lui est faite puisse devenir une occasion d’émancipation, une opportunité d’évolution. Mais dans le modèle cybernétique une contrainte peut aussi être ramenée à une injonction, un ordre. Peut-être un cas particulier d’ordre. C’est un « ordre cadre », qui englobe le patient et l’intervenant. Cet ordre peut être décodé, et bonne nouvelle, il peut être utilisé, et non pas combattu ou ignoré. Finalement la contrainte, si elle est ramenée elle aussi à la notion d’injonction, devient un outil efficace. Oui un ordre s’adresse au patient et à l’intervenant, un de plus, et alors ? Ce sera une raison de plus de ne pas considérer que le problème est à l’intérieur du patient, ce sera en fait une chance de développement.
Adama
Adama est placé par l’aide sociale à l’enfance. Il a 16 ans et est adopté depuis l’âge de 8 ans. Il est d’origine africaine et ses parents adoptifs sont blancs, il exprime chaque fois qu’il le peut son refus de cette situation. Classiquement, après une courte période d’idylle, c’est devenu l’enfer à la maison et, dès l’âge de 11 ans, Adama a explosé. Il explose toujours.
- Enurésie et dissimulation partout dans la maison de draps et de vêtements souillés ;
- Vols chez les commerçants et dans le portefeuille des parents.
- Plaintes adressées par Adama aux voisins et messages envoyés aux amis des parents pour dire « qu’ils le briment et ne s’occupent pas de lui ».
- Demandes matérielles nombreuses (habits de marque etc.), contre la promesse de se calmer.
- Il urine volontairement sur les vêtements de sa mère dans les placards et dans la salle de bain.
- Il insulte ses parents et en vient parfois aux mains avec son père.
- Il aime semer la discorde et monter les gens les uns contre les autres (il le faisait chez lui et à l’école, et ndlr il le fait sur le lieu de placement).
Le placement est décidé d’un commun accord entre les parents et l’aide sociale à l’enfance qu’ils connaissent bien puisqu’ils ont côtoyé le « service adoption » du département. Ils se sont donc en quelque sorte « retournés vers l’envoyeur ». Le déclencheur du placement, ce qui a déterminé les parents à faire appel aux travailleurs sociaux, c’est le jour ou Adama a frappé son père. Les parents, même s’ils n’ont pas choisi notre établissement, notre équipe et le psychologue, attendent quelque chose, ils espèrent que le placement va permettre à Adama de changer. De son côté, Adama a avec moi une drôle de formule pour désigner le placement : il dit que « c’est partir pour mieux revenir ». Il reproche à ses parents leur exigence, dans ses propos je ne pourrais rien deviner des comportements extrêmes que décrit le rapport social. Le « protocole » de prise en charge fait que je dois aussi recevoir les parents. Je ne leur fais pas répéter le rapport social mais je leur demande où ils en sont aujourd’hui.
- Monsieur affirme qu’il ne lâchera jamais son fils, quoi qu’il fasse.
- Madame dit qu’elle est tellement épuisée qu’elle respire un peu depuis qu’Adama n’est plus à la maison. Mais elle se demande avec angoisse ce qu’il va devenir.
Avec Adama, je décide d’aller plus loin sur la drôle de formule « partir pour mieux revenir ». Il me dit alors qu’il sait que ses parents font le maximum pour lui mais que c’est plus fort que lui, il ne peut contrôler aucun des comportements qui lui sont reprochés. Veut-il vraiment les contrôler ? Il ne s’est pas posé la question et il n’a pas agi pour les stopper. Alors j’interroge plus précisément « mieux revenir ». Et je découvre qu’il pense que c’est le but qui lui est assigné, et il ajoute qu’il sait qu’on (parents et éducateurs) attend de lui qu’il change. C’est en effet ce qu’attendent ses parents et tous les éducateurs du service. Il ne se souvient pas de la bagarre avec son père comme de quelque chose de très grave. Il voit que sa mère est épuisée, mais c’est un simple constat.
Je décide alors de faire quelque chose dont je ne peux pas dire que c’est un freinage ni un recadrage paradoxal (puisque le jeune homme n’a aucune intention d’essayer quoi que ce soit pour changer la situation), mais juste que c’est paradoxal par rapport à l’attendu social (auquel je vois qu’Adama s’oppose).
Je dis : « Mais en fait, qu’est-ce qui t’obliges à retourner chez toi ? Il existe dans le secteur de nombreux établissements de protection de l’enfance ? Même pour « les grands » il y a des lieux avec des appartements dont le loyer est partiellement payé en attendant que leur salaire prenne le relais, pourquoi s’acharner à revenir chez tes parents. Et pour tes comportements tu verras bien ce que tu devras en faire quand tu seras définitivement parti de chez eux ». Adama est resté suspendu. Une semaine plus tard il demandait les adresses des lieux « pour grands ».
Pour Adama l’intervention avait donc porté. Mais comment ?
Comme je travaille en situation de contrainte, en tant qu’intervenant, je suis vu par Adama comme l’un des agents de cette contrainte. Toujours pour Adama, les termes de la contrainte sont les suivant : « mieux revenir », c’est à dire cesser des comportements dont il sait fort bien qu’ils posent problème aux autres. Comme agent de la contrainte (dans son esprit et dans les faits) je ne peux tout de même pas lui suggérer, par exemple, de continuer à uriner dans les placards : je perdrais sans aucun doute en crédibilité. Mais il n’y a pas que le mot « mieux » dans l’attendu social perçu par le jeune homme, il y a aussi le mot « revenir ». C’est là que se trouve la marge de manœuvre paradoxale. Pourquoi revenir après tout ? Ce mot « revenir » est la clef. Il porte en lui la possibilité pour moi de ramer à contre-courant tout en restant crédible.
Ma difficulté en fait, c’est qu’Adama parle très bien « l’édupsy », langage qui a cours dans mon domaine d’activité, et qu’il semble donc, avec cette émouvante formulation de « mieux revenir », avoir compris ce qu’il doit faire : c’est trompeur. Il a juste « capté » l’attendu social mais pas pour en faire lui quelque chose. Je dois donc « paradoxer » sur cet « attendu social » pour deux raisons :
- Parce qu’Adama a perçu qu’on lui « appuyait dessus » pour obtenir l’arrêt de ses comportements.
- Parce que cet attendu social est en soi le mouvement vers le changement qui caractérise cette situation.
Ainsi mon action doit porter sur la boucle d’interaction qui va des adultes (parents et éducateurs) vers Adama et sur l’injonction : « change de comportement ». Mais encore me faut-il mesurer comment cette injonction est transmise. Elle est transmise de deux manières :
- Explicite : dans le registre « arrête tes conneries ».
- Implicite : par le placement lui-même, le retrait du domicile ; autrement dit « cesser de déconner » devient synonyme de « rentrer à la maison ».
Si je dis qu’il n’est pas indispensable de rentrer à la maison je dirai donc indirectement qu’il n’est pas indispensable de cesser de déconner. Je bloque le mouvement vers le changement, sans perdre la face. J’ai donc « paradoxé » et n’ai pu le faire sérieusement que parce qu’une contrainte s’exerçait sur Adama…et sur moi.
Pour les adultes en présence, j’ai coupé le lien entre « retour à la maison/fin du placement » et arrêt des comportements d’Adama. Parents comme éducateurs ne voient plus ce retour à la maison comme un passage obligé et la pression baisse radicalement quant à l’arrêt des comportements décrits plus haut. L’effort se reporte sur l’orientation d’Adama : « Où va-t-il bien pouvoir continuer à vivre ? ».
Ce qui est drôle c’est qu’Adama lui-même se lance dans ces recherches.
Pour citer cet article : François BERNARD, psychologue. Demande ou contrainte ? Et si on pouvait faire avec ?
https://www.paradoxes.asso.fr/2018/10/demande-ou-contrainte-et-si-on-pouvait-faire-avec/
Communication à la XVIIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 20 octobre 2018