Communication à la sixième journée de Rencontre de Paradoxes, 20 octobre 2007
Yves Blanc, consultant, formateur
Cette intervention est placée sous le signe du partage d’expérience. Elle est à la fois l’occasion de formaliser une pratique et la mise en perspective de mon expérience de « praticien » de la formation.
Après des années de recherches, de tâtonnements pour ne pas dire de « bricolage intellectuel », enrichies par une confrontation permanente aux réalités de l’entreprise, une exigence s’est faite jour : au-delà des « boîtes à outils », on ne peut pas former des managers sans « s’astreindre » à un mode de pensée qui soit cohérent et pertinent.Le hasard ne souriant qu’aux esprits préparés, j’étais mûr pour revisiter l’Ecole de Palo Alto.
Après ce « recadrage », je me suis doté, au fil des années, d’une approche pragmatique et puissante… mais aussi paradoxale pour former des managers. Elle s’apparente à la fois à la démarche du philosophe, ce qui renvoie à la question du sens et des valeurs, du scientifique, car il faut avoir de la rigueur dans l’approche des situations et du promoteur, car le but ultime est de permettre à chacun d’accéder à ses propres ressources.
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En préalable, quelques remarques sur la formation au management
L’heure n’est plus aux recettes…mais les participants veulent des recettes. «J’ai besoin de constituer une « boîte à outils » qui permettra à mes collaborateurs d’être plus efficaces.»
Ce manager en herbe se trompe de remède. Car vouloir se constituer une «boîte à outils» revient à dire qu’il suffirait, pour diriger une équipe, de disposer d’un ensemble de «recettes» applicables par tous. Mais un outil ne saurait se substituer à la réflexion. Il faut d’abord une «boîte à penser» pour résoudre les problèmes complexes auxquels sont confrontés les managers. C’est là que la formation devient stimulante: tenir compte de ce besoin d’instrumentalisation sans y répondre directement. En proposant un parcours qui stimule la réflexion, en s’appuyant sur des mises en situations concrètes qui ne sont que des prétextes pour justement réfléchir: « je n’avais pas vu les choses sous cet angle… » Ou encore « en fait, l’état d’esprit dans lequel j’aborde une situation conditionne l’efficacité des techniques… »
Accéder à un système complexe – et le management des hommes en est un! – exige à la fois de l’humilité – car l’homme sera toujours plus riche que les modèles qui tentent de le cerner – et une méthodologie efficace pour conduire et accompagner le changement.
Le management des hommes – et la formation aussi! – implique de passer d’une vision «analytique» à une vision «systémique». Loin de s’opposer, ces deux visions se complètent. Il serait d’ailleurs contreproductif de les opposer car la vision «linéaire» est omniprésente dans le monde de l’entreprise. La vision systémique est tout simplement plus dynamique et efficace pour appréhender de façon globale un système et son environnement: l’entreprise par exemple. La démarche systémique complète la démarche analytique dans la mesure où elle me semble:
– Développer la fluidité de la pensée: il s’agit moins de séparer que de relier. C’est la logique du «ET».
– Être plus centrée sur l’action que sur les explications.
– Être plus orientée sur le futur que sur le passé.
– Être plus ouverte sur la diversité des réalités et la pluralité des solutions.
Qui sont autant de défis pour manager et former dans la complexité.
Il me fallait donc une «boîte à penser» qui soit ouverte, dynamique, rigoureuse dans son approche et franchement, je n’ai pas trouvé mieux que le modèle de Palo Alto. Voici en quelque sorte l’histoire de mon premier «recadrage».
J’ai dû au fil des années:
– Admettre que je ne peux tout connaître et accepter de me jeter à l’eau en me fixant un but et des limites.
– Savoir «me hâter lentement» en respectant mes propres rythmes d’apprentissage en me disant qu’on apprend en marchant.
– Découvrir que l’émergence de son style propre va de pair avec des itérations entre ses connaissances et sa pratique.
– Accepter qu’il est inutile de prétendre l’exhaustivité d’un sujet mais viser plutôt la pertinence ou l’efficacité.
– Se nourrir en permanence d’autres approches pour favoriser les «associations d’idées» tout en veillant à garder une cohérence d’ensemble.
Le modèle en pratique
J’ai choisi deux «modes d’action» dans la façon dont j’aborde une formation ou plus exactement dans la manière dont j’accompagne les «managers» sur les chemins sinueux du changement: changement de représentation, de logique, de perception…
Les comportements pour développer l’ouverture au changement.
Les stratégies efficaces pour cultiver la souplesse relationnelle.
Développer l’ouverture au changement
J’aime bien l’idée de comportements, car il ne s’agit pas d’appliquer des solutions toutes faites mais d’utiliser une palette de comportements en les adaptant à la situation. Mon rôle est d’ouvrir le champ des possibles. À chaque manager de trouver la «bonne attitude» en fonction de sa personnalité et du contexte auquel il est confronté. J’ai identifié et cultivé au quotidien six comportements réflexes qui à eux seuls valent bien des techniques.
1. Le scepticisme bienveillant
« Philosopher, c’est douter », disait Montaigne: former, aussi. Cela veut dire que je crois aux vertus du doute. Il évite les certitudes. Le doute favorise la réceptivité. Il rend exigeant. Il implique de creuser les «évidences» ou ce qui semble aller de soi. En formation, chaque débriefing est l’occasion de «déchirer le voile de l’apparence» et d’expliciter l’implicite. Etre sceptique revient à s’étonner, donc à questionner sans relâche…mais en restant ouvert, tolérant et humain, sous peine de se transformer en «roboccop» de la formation.
2. L’optimisme managérial
Alain disait « le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est volonté ». J’en ai fait ma devise. L’essentiel est dit: faire confiance à l’autre pour trouver la réponse aux questions qu’il se pose ou pour résoudre ses propres problèmes. Cette «posture» change radicalement le regard que l’on porte sur l’autre. J’observe, d’ailleurs, que l’optimisme est contagieux.
3. La « méta » attitude
Méta-position, méta-communication et méta-cognition, vous avez là le triptyque de la méta-attitude. Plus sérieusement, l’important a été d’apprendre à prendre du recul avant, pendant et après une formation. La position «méta» développe son «sixième sens», c’est-à-dire que l’on est capable d’être en position d’observateur de soi-même pour «s’auto-modéliser», pour « ’auto-réguler» et pour «s’auto-ajuster».
4. L’humour et le sens de la formule
Ils sont pour moi des accélérateurs de compréhension. Ils agissent comme des recadrages express. Cela revient à planter une graine… tout en laissant une porte de sortie. Il suffit de laisser l’idée faire son chemin. L’exagération est telle ou le trait si marqué que votre interlocuteur est obligé de se poser des questions…ce qui est le but recherché.
Par exemple, je donne souvent des surnoms aux participants. Ils sont à la fois ciblés – c’est-à-dire basés sur une observation de leurs comportements – et universels pour que les autres puissent s’y reconnaître. Sachant que je les invente au fur et à mesure des formations: merci la «méta-attitude»!
Florilège: le Lucky luke de l’écoute, le représentant de la position «giga» haute, le champion de classe mondial de la maladresse, le stakhanoviste du questionnement, le B.Keaton de l’accueil…
Ce type d’attitude exige également de pratiquer l’autodérision…et là, j’avoue que j’ai beaucoup de mal!
5. L’écoute comme préalable
Je paraphrase un dicton universel sur l’écoute: « celui qui parle sème, celui qui écoute récolte et sème à la fois ». Il est au cœur de mes interventions, car il incarne à lui tout seul ce que veut dire adopter une position basse. L’important n’est pas de savoir mais de «faire dire». Je vous rappelle cette belle phrase de Platon « J’aurai beaucoup fait, si je ranime en celui qui m’écoute ce qu’il sait déjà». Elle me guide dans mes interventions.
6. Développer «l’esprit en escalier»… Ou savoir distinguer des niveaux logiques dans l’action. Plus le temps passe et moins je crois à l’efficacité des «outils». J’en fais la porte d’entrée d’une séquence pédagogique pour ensuite changer de focale: les outils du manager ne sont rien sans une réflexion sur le rôle, les valeurs, l’éthique. Les techniques d’écoute sont stériles sans une prise en compte des «croyances» et de l’état d’esprit qui conditionnent l’efficacité des techniques.
Des stratégies efficaces pour cultiver la souplesse relationnelle
Elles exigent bien plus qu’un peu de bon sens et un brin d’improvisation: il faut du discernement, de l’observation et du sang froid. C’est là où le modèle de Palo Alto m’a le plus aidé. Il m’a permis de passer d’une logique du «rapport de forces» qui pousse à vouloir convaincre l’autre, à une logique plus « économe en énergie » puisqu’il s’agit d’éviter le blocage en exploitant les résistances plutôt que de les combattre (comme en judo ou en aïkido… et c’est une ceinture noire de karaté qui vous le dit!). Précision au passage: le contexte d’une formation nous place dans des situations de «jeux de pouvoirs et d’influence» pour le meilleur ou pour le pire. Voici donc quelques situations «difficiles» mais récurrentes qu’il a fallu que j’apprenne à gérer.
Les «parades» ou les «techniques» que j’utilise visent à cultiver cette souplesse relationnelle:
Prescrire le symptôme
C’est une technique vraiment efficace pour éviter de tomber dans «l’acharnement thérapeutique» et enrayer la spirale des «tentatives de solutions». Cela consiste à montrer au stagiaire que je suis d’accord avec lui – si ses dires sont exacts, évidemment – et à l’encourager à poursuivre dans cette voie. Exemple devant une personne «récalcitrante» en début de formation :« Je suis de votre avis, si la situation est bien celle que vous décrivez, vous avez raison de venir à reculons à cette formation. Et je vous encourage à ne pas vous impliquer pendant la journée, voire à ne pas revenir en deuxième session.»Du coup l’attitude contestataire est ainsi transformée en une attitude volontaire, dont l’intéressé devient directement responsable et qu’il est difficile de poursuivre sans de bonnes raisons. D’où un principe sous-jacent: laisser à l’autre la responsabilité de ses réactions sans vouloir faire, coûte que coûte, son bonheur malgré lui.
Exploiter les résistances
C’est une des techniques d’aïkido que je préfère. Il s’agit d’utiliser l’énergie du «résistant» à son avantage. Par exemple: à celui qui ne cesse de répéter «tout cela je l’ai déjà vu mille fois» ou qui vous déclare «j’en suis à ma cinquième formation en management… alors, cela m’étonnerait que j’apprenne quelque chose!», je lui demande d’animer une séquence pédagogique sur le thème en question. C’est un tantinet «pervers» mais efficace, car je le place dans une situation «paradoxale» dans laquelle il devra faire la preuve de ses affirmations… et faire en sorte que le groupe apprenne quelque chose.
Inverser le jeu relationnel
Nous restons dans l’aïkido. Au lieu de chercher à l’emporter dans une démarche conflictuelle où toute avancée de l’un est perçue comme un recul de l’autre, l’idée est d’accepter le point de vue de l’autre – en le considérant comme «vrai» dans sa vision du monde – mais en désamorçant la situation en le faisant passer de l’opposition à la proposition. Par exemple, en lui disant ou en proposant un exercice en commun: «Vous avez raison, ceci est une contrainte qu’il faut prendre en compte. Comment pensez-vous que nous pourrions la mettre en œuvre?»
Recadrer le problème
C’est un moyen efficace pour ne pas se précipiter vers la solution magique, à l’image du formateur qui pour chaque problème a une solution. Recadrer le problème, c’est se hâter lentement» vers une solution qui nous donne la garantie de s’attaquer au vrai problème et qu’on l’aborde sous le bon angle. Par exemple, quand on aborde la question de la motivation au travail, certaines personnes continuent à affirmer que le nerf de la guerre c’est le salaire. Au-delà d’une vision mécaniste de la motivation, le principe est de changer de perspectives et de poser le problème en termes de manque d’autonomie, de mauvaise ambiance dans l’équipe ou tout simplement de mauvaise relation avec sa hiérarchie… En un mot, de changer de perspectives.
Inverser le sens de l’action
Les problèmes sont souvent renforcés par les solutions destinées à les résoudre. Nous sommes au cœur des «tentatives de solutions». J’en témoigne. Quand je pense à l’énergie que j’ai pu dépenser pour en faire toujours plus, c’est énorme. Toujours plus d’engagement, toujours plus d’apport, toujours plus d’arguments… pour le même résultat: plus tu insistes et plus l’autre résiste. Et réciproquement. Inverser le sens de l’action donne de l’oxygène: l’astuce est d’en faire moins. Par exemple, si les participants se terrent dans un silence prudent ou dans un mutisme critique, je ne me sens plus contraint de combler les vides en parlant de plus en plus. Je me tais! Et par bonheur, il y en a toujours un qui brise le silence.
Conclusion
Au final, le modèle de Palo Alto permet d’accéder à l’efficacité sans s’épuiser! Il est «économe» en énergie parce qu’il «exploite» les résistances en les transformant en opportunités. Il permet, en outre, d’accéder à la complexité sans s’y noyer. C’est d’ailleurs l’intérêt d’un modèle! Mieux: c’est un modèle qui responsabilise. À nous formateurs de créer les conditions d’un changement de perspectives, aux managers de trouver les réponses aux questions qu’ils se posent. Je terminerai par cette citation de Carlyle à laquelle je me réfère quand les stagiaires me demande un feed-back: «Réforme-toi toi-même. Il y aura une canaille de moins dans le monde.» yblanc@cepig.fr
© Y. Blanc/Paradoxes