Communication à la quatrième Journée de Rencontre de Paradoxes, 15 octobre 2005
docteur Irène Bouaziz, psychiatre
Résumé :
Choisir de travailler avec le modèle de résolution de problèmes humains de l’approche de Palo Alto implique, théoriquement, l’acceptation du package complet: prémisses constructivistes et systémiques, stratégie paradoxale, outils.
La cohérence entre les principes théorico stratégiques et la mise en pratique requiert, pour l’intervenant, l’adoption d’une posture particulière qui contribue à créer un contexte favorable à un changement respectueux de l’écologie.
Cette posture recouvre tout ce qui se manifeste des croyances de l’intervenant sur le client, sur son propre rôle dans l’intervention, sur le monde, à travers ce qu’il exprime explicitement et implicitement, verbalement comme non verbalement.
Au delà des notions classiques de respect et de position basse, il s’agit là de l’amorce d’une réflexion sur l’esprit dans lequel est pratiquée la lettre du modèle de Palo Alto.
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Cohérence entre prémisses et pratique ? Réflexion sur l’esprit dans lequel est pratiquée la lettre d’un modèle ?
Qui, dans notre monde de vitesse, de rentabilité, de performance, se soucie-t-il de telles questions ?
Ainsi, affirmer qu’il est nécessaire d’adopter une posture spécifique pour appliquer le modèle de résolution de problèmes de Palo Alto en cohérence avec ses prémisses systémiques et constructivistes peut apparaître parfaitement superfétatoire, dogmatique, si ce n’est pas franchement dissuasif.
Le modèle de Palo Alto ne séduit-il pas, justement, par son apparente simplicité ? Quatre questions à poser : 1. qui est le client ? 2. quel est le problème ? 3. quel est l’objectif ? 4. quelles ont été les tentatives de solution ? Et une intervention à faire : arrêter les tentatives de solution avec l’outil ad hoc, recadrage et/ou prescription comportementale.
Mais nous n’en sommes plus à la vision mécaniste de la cybernétique de premier ordre dans laquelle l’intervenant, du haut de sa métaposition, introduisait un changement dans le système qui se trouvait devant lui. Nous sommes maintenant attentifs au fait que l’intervenant est aussi en interaction avec le système qui le sollicite et que l’influence est donc réciproque.
Par ailleurs, nous sommes aussi sensibilisés au fameux effet Rosenthal qui nous a appris que les performances des élèves d’une école, des rats ou même des vers de terre de laboratoire, sont influencées par les croyances, les attentes, les préjugés de l’enseignant, de l’expérimentateur. Nous ne doutons donc pas une seconde qu’il en va de même pour les clients de l’intervenant Palo Altien.
Nos prémisses épistémologiques ne peuvent pas ne pas transparaître dans notre pratique et réciproquement.
L’extraordinaire complexité du monde ne nous permettra jamais de prendre en compte tous les facteurs influant sur l’évolution d’un système humain, mais il est de notre responsabilité de professionnels d’être au moins attentifs à notre rôle dans une interaction.
D’où l’impérieuse nécessité d’être aussi vigilant que possible sur ce que nous faisons passer dans les interactions avec nos clients. Sur ce que nous faisons passer explicitement, en étant rigoureux dans l’application de notre stratégie et sur ce que nous faisons passer implicitement, en nous positionnant clairement par rapport à nos prémisses.
Si nous savons prêter attention à la vision du monde de nos clients, nous ne pouvons pas nous dispenser de regarder la poutre qui se trouve dans notre œil.
En 1951, Gregory Bateson, à qui l’approche de Palo Alto doit justement ses fondements théoriques, regrettait déjà que la majorité des psychiatres ne se soucient pas des questions épistémologiques : « Ils mélangent implicitement et de façon complexe, des prémisses épistémologiques provenant de tous les courants de la pensée occidentale des deux derniers millénaires. » (Communication et société – La pensée psychiatrique. Approche épistémologique. p. 260, Seuil)
Cela ne concerne, bien évidemment, pas que les psychiatres, et les choses se sont aggravées depuis. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ce qui s’écrit sur la systémique aujourd’hui.
L’apprentissage d’une nouvelle technique, d’un nouveau modèle, fait tout d’abord porter l’attention sur le geste, au détriment de l’esprit dans lequel il est effectué.
Pour ce qui est de la Thérapie Brève, des premiers écrits des chercheurs du Centre de Thérapie Brève de Palo Alto parus en 1974, jusqu’aux développements les plus récents de l’italien Giorgio Nardone avec ses protocoles, c’est le geste, la technique, qui sont privilégiés.
Ce qui est dit sur la position de l’intervenant se limite à l’affirmation d’une attitude respectueuse du client (mais qui oserait revendiquer le contraire ?) et d’une position basse dans la relation.
C’est le plus souvent dans des courants de pensée proches, mais qui ne se reconnaissent pas dans la dimension stratégique, comme les approches collaborative ou narrative et dans le constructionisme social, qu’est évoquée la question des prémisses de l’intervenant.
On peut se demander à quel point, passer de l’attention sur le geste à l’attention sur la disposition d’esprit, ne relève pas d’un changement de niveau d’apprentissage comme le décrit Gregory Bateson.
La lecture éclairante du texte, si souvent cité aujourd’hui, du philosophe allemand Eugen Herrigel sur sa formation à l’art chevaleresque du tir à l’arc au Japon montre comment l’élève apprend que « l’action n’est au fond que le reflet d’une attitude mentale. »
Si mes interrogations sur mon rôle de médecin sont aussi anciennes que mes premiers contacts avec des patients, il y a 30 ans de cela, je dois reconnaître que mon apprentissage du modèle de Palo Alto ne m’a fait aborder le sujet des prémisses de l’intervenant que sous sa forme la plus confortablement superficielle : le respect et la position basse.
Ce sont sans doute d’abord les écrits de François Roustang sur ce qu’il a appelé la « disposition du thérapeute » qui m’ont sensibilisée à une réflexion plus approfondie. Parallèlement, cette réflexion a été alimentée par ce que m’apprenaient les patients, d’une part, et les stagiaires, d’autre part, dans mon activité de formation et de supervision.
Je me dois aussi de citer les thérapeutes dont la posture, lorsque j’ai eu la chance de les voir en action, m’a plus particulièrement touchée : Ernest Rossi, Betty Alice Erickson, Harlene Anderson et Gianfranco Cecchin.
Ainsi, la question des prémisses a-t-elle pris de plus en plus d’importance dans notre souci de transmettre le modèle de Palo Alto, et, plus précisément, la question de la façon dont ces prémisses se manifestent dans l’interaction à travers ce que nous appelons aujourd’hui la posture.
Je dis « nous » parce que les idées que je présente aujourd’hui sont le fruit des recherches menées avec ma collègue Chantal Gaudin, dans le cadre des formations que nous animons.
La question d’adopter ou non le « package » complet proposé dans l’approche de Palo Alto: ses prémisses systémiques et constructivistes avec toutes leurs implications, sa stratégie paradoxale et ses techniques, se pose tout au long du difficile parcours de la formation. Et bien au delà, dans la pratique quotidienne, persiste la nécessité de vérifier sans cesse la cohérence de notre position, la congruence entre nos convictions et nos actions.
J’aurais envie de dire, bien que la paraphrase ne soit pas à la hauteur de l’original : l’action sans la disposition n’est que ruine de la relation.
L’attention portée à la posture adoptée par l’intervenant, quelque soit son champ d’intervention, est d’autant plus importante que l’on peut facilement se laisser séduire par les gestes techniques, comme on se laisse abuser par les gestes habiles du magicien.
1, 2, 3, 4, abracadabra : j’arrête les tentatives de solution!
Sauf que, si chez le magicien, c’est justement le trucage qui garantit l’effet, dans le cadre de la relation d’aide, le trucage altère l’effet quand il ne le renverse pas.
Point n’est besoin de rappeler combien un mauvais usage du paradoxe peut être délétère.
Le choix du terme posture mérite quelques précisions
Ce n’est qu’après de multiples incursions dans les meilleurs dictionnaires, après avoir testé quelques temps « disposition », « position », « attitude », que nous nous sommes arrêtées, pour l’instant, sur « posture » pour sa double signification à la fois mentale et physique.
La posture, telle que nous l’entendons, concerne autant une position du corps, dans ce qu’il exprime par ses paroles, ses mouvements, ses émotions, qu’une disposition de l’esprit.
Pour passer à un registre métaphorique visuel, la notion de posture nous semble recouvrir les trois dimensions du regard : celui que l’on porte sur le client, celui que l’on porte sur l’interaction entre le client et nous et celui que l’on porte sur le monde.
En d’autres termes encore, notre posture traduit ce que nous pensons de notre client, ce que nous pensons de notre rôle dans la relation et ce que nous pensons du monde en général.
Avant de poursuivre plus avant, je tiens à préciser d’emblée les deux principales limites de ce qui va être développé :
– le discours sur la posture, du fait de la linéarité du langage parlé, ne rend pas compte, à moins d’interminables circonvolutions, de la nature circulaire du phénomène : la posture est à la fois génératrice et résultante de ce qui se passe dans l’interaction.
– les multiples intrications des dimensions prises en compte dans notre conception de la posture: intentions, pensées, émotions, paroles, gestes, nous exposent probablement à des confusions de niveaux logiques que nous ne manquerons pas de dénoncer dans l’avenir, au fur et à mesure que nous les identifierons.
Quelle est donc cette posture ?
Le langage métaphorique a l’avantage, par sa dimension figurative, de nous rapprocher de la nature systémique de ce que nous voulons décrire. L’image mentale que nous nous faisons de l’interaction présentée rend immédiatement compte de cette notion si abstraite de relation.
Mais nous ne sommes jamais parvenues à trouver, malgré des années de recherches, une métaphore satisfaisante pour décrire la façon dont nous concevons la posture de l’intervenant en relation avec le client.
Peut-être, finalement, est-ce mieux ainsi.
Nous évitons de la sorte le risque de figer une image à laquelle nous pourrions finir par croire comme à une vérité.
Et puis, cela nous donne l’occasion de présenter des métaphores de ce que cette posture n’est pas, ce qui permet tout de même d’approcher l’idée de ce qu’elle est.
Cette posture n’est pas, bien évidemment, celle du chirurgien penché avec son scalpel sur le corps endormi de son patient.
Ni celle du mécanicien sortant les outils de sa trousse pour réparer un moteur dysfonctionnel.
Elle n’est pas non plus celle du semeur saupoudrant d’un geste auguste l’esprit inconscient de suggestions indirectes.
Encore moins celle du guerrier, fut-il moine de Shaolin, combattant le symptôme à coup de stratagèmes.
Depuis quelques années, lorsque je suis en difficulté pour clarifier mes idées, je me tourne vers Gregory Bateson dont la pensée multidimensionnelle ouvre des champs de réflexion infinis.
Cette phrase, tirée d’un texte de 1968, est venue faire un lien intéressant entre des notions éparses : paradoxe, non-agir, non-savoir, respect, changement coévolutif…
« Il semble (…) que tous les grands maîtres et les grands thérapeutes, évitent toute tentative d’influence directe sur les actes des autres et cherchent plutôt à fournir les cadres et les contextes dans lesquels un changement (habituellement défini de manière imprécise) peut survenir. » (Une unité sacrée, La structure morale et esthétique de l’adaptation humaine » p. 341, Seuil)
« Fournir un contexte », voilà qui est modeste, donc particulièrement difficile.
Si, pour Bateson, cette aptitude relève plus de l’art que de la technique, il nous a semblé que nous pouvions tenter d’identifier ce qu’il appelle « l’écologie interne des idées » qui permet à certaines personnes d’être, comme il dit : « douées dans l’art d’agir sur des systèmes complexes ».
C’est donc à partir de l’observation de ce qui se passe dans les interactions avec nos clients, et plus précisément, puisqu’il est question de contexte psychologique, de l’observation de l’ensemble des messages qui sont échangés dans une séance, que nous avons commencé à réfléchir à la façon dont nous nous y prenons pour fournir un contexte dans lequel un changement peut survenir.
Sensibles aux notions d’écologie et d’esthétique du changement, nous avons pris comme point de référence ces moments où tous les protagonistes se sentent particulièrement à l’aise, où le mouvement qui émerge des interactions apparaît élégant.
Comment crée-t-on un contexte dans lequel un changement peut survenir ?
Ou, plus précisément, comment contribue-t-on, puisque le contexte est l’ensemble des messages échangés dans l’interaction, à créer ce contexte ?
Plus nous avançons dans la pratique de l’approche interactionnelle et paradoxale, plus il nous apparaît que c’est la posture que nous adoptons qui, associée à la stratégie d’arrêt des tentatives de solution, contribue à créer ce contexte.
Comme toujours, il est bien difficile de rendre compte de la circularité du phénomène avec le langage verbal: les théories auxquelles nous adhérons nous font adopter une posture qui s’exprime à travers les messages que nous adressons à nos clients créant ainsi un certain contexte et, en fin de boucle, ce qui se passe au sein de ce contexte vient influer sur nos théories.
Une certaine posture donc…
Nous appelons posture ce que nous exprimons de notre vision du monde, de nos croyances, de nos convictions à travers la dimension implicite de notre langage ainsi qu’à travers notre langage non verbal, c’est à dire la position de notre corps, nos mouvements, nos mimiques, nos émotions, etc.
Dans le cadre d’une interaction avec un client, notre posture lui adresse donc des messages implicites qui, ajoutés aux messages explicites de nos interventions stratégiques, contribuent à créer un contexte favorable au changement.
Les multiples dimensions de cette communication implicite rendent toute tentative de classification délicate.
Comme la formalisation de notre réflexion n’en n’est qu’à ses balbutiements je me limiterai à décrire la posture à partir de trois perspectives développées de façon inégale : la notion de changement, notre rôle dans la relation et notre regard sur le client.
Changer de changement
Dans notre monde d’impermanence, il n’est guère étonnant que les changements dans la compréhension de la notion de changement viennent rapidement remettre en questions d’autres croyances bien assurées.
En fait, ce sont les clients qui nous ont montré que la conception classique du changement en termes d’atteinte d’un objectif était par trop restrictive.
Ainsi, au fil des années, nous avons constaté qu’ils trouvaient parfois des solutions bien plus satisfaisantes pour eux, plus écologiques et plus belles, si nous ne nous fixions pas obstinément sur l’objectif que nous leur avions demandé de définir.
Dans le cadre bien précis de nos interventions, et nous insistons sur ce point, c’est-à-dire dans le cadre d’une demande d’aide en vue d’un changement, nous disons qu’il y a changement quand le client considère qu’il n’a plus besoin de notre aide.
Il peut ne plus avoir besoin de notre aide parce que son objectif est atteint, soit.
Mais notre aide peut aussi devenir inutile parce que son problème s’est dissout au fur et à mesure des redéfinitions qui en ont été faites dans les séances, ou parce que son problème s’est modifié au point qu’il pourra le résoudre sans notre aide, ou, encore, parce qu’il a décidé de vivre avec son problème, à moins qu’il n’ait redéfini son objectif et qu’il n’ait pas besoin de notre aide pour l’atteindre, ou autre chose encore.
Nous avons déjà eu la surprise, le plaisir, de voir tous ces cas de figure et nous nous réjouissons de la perspective d’en voir encore d’autres.
Il est difficile de décrire cette posture vis à vis du changement et quelques exemples seront peut-être plus parlants.
L’idée est de faire passer au client un message disant que nous comprenons bien qu’il souhaite parvenir à tel ou tel objectif, mais qu’il pourrait aussi décider qu’il en sera autrement pour lui, et, qu’en fait, il est bien le seul à pouvoir dire ce qui est bon pour lui.
Ce message s’exprime dans notre langage non verbal lorsque nous nous abstenons d’approuver, d’un hochement de tête, la formulation par le client d’un objectif tout à fait évident aux yeux des normes sociales. Ou, encore, quand nous marquons un léger étonnement devant un tel but.
Sans doute peut-on aussi prendre en compte toutes ces micros mimiques qui accusent réception de la souffrance. Elles peuvent être une façon d’exprimer à un niveau émotionnel l’idée que cette souffrance est normale, humaine : « Oui, il est normal de souffrir d’avoir été quitté par celle que l’on aime ; oui, il est normal de craindre d’être contaminé par des microbes ; oui, il est normal de se sentir écrasé par ses responsabilités. » Cette façon de légitimer la souffrance va à l’inverse du mouvement habituel qui consiste à chercher à s’en débarrasser.
Des recherches plus approfondies sur le langage non verbal révèleront probablement bien d’autres façons de communiquer au client qu’il peut choisir une autre voie que celle qui est dictée par le bon sens.
Le message s’exprime aussi dans l’implicite de certaines questions,
On dira par exemple :
« Voulez-vous dire que vous pensez que, pour vous, il est préférable de ne plus boire d’alcool du tout ? »
« Je comprends bien qu’il vous soit très pénible de manquer de confiance en vous au point de ne pas oser parler en présence de plusieurs personnes. Mais, lorsqu’on parle, on s’expose forcément à ce que vous craignez à juste titre : apparaître ridicule, peu intéressant, stupide et donc à se faire railler ou rabrouer. Vous seul pouvez décider si le jeu en vaut la chandelle et dans quelles situations vous êtes prêt à prendre ce risque. »
Cette conception du changement dans le cadre de nos interventions a des implications étonnamment riches.
Elle ouvre au client un vaste champ de voies possibles entre celle qui consiste à vivre avec son problème et celle qui consiste à s’en débarrasser.
Elle lui dit qu’il est le seul à pouvoir décider de ce qui sera bon pour lui.
Elle lui donne réellement une opportunité, rare dans une relation d’aide, de décider de sa vie, de se responsabiliser. La posture que nous adoptons vis à vis du changement est une authentique mise en pratique de la non-normativité, qui va au delà de la déclaration d’intention.
Parce qu’on peut facilement affirmer que notre approche n’est pas normative, mais, comme de fait, notre statut de professionnels du changement fait de nous des agents de la norme en vigueur, il nous faut aller plus loin que cette affirmation pour qu’elle devienne un acte.
Quelque soit le champ dans lequel nous intervenons, les problèmes qui nous sont posés portent en eux l’implicite qu’il faut absolument en sortir. Et en sortir veut presque toujours dire rentrer dans le rang, devenir capable de faire comme tout le monde : avoir confiance en soi, manger et boire juste ce qu’il faut pour sa santé, conduire sur l’autoroute, trouver du travail, avoir une vie sexuelle, ne pas discuter la nuit avec les martiens…
Si, dans notre démarche, nous restons ligotés à l’objectif, si nous vérifions, séance après séance, où en est le client par rapport à ce but, alors, nous jouons le même jeu que l’ensemble de la société et contribuons implicitement à le contraindre à changer dans un sens.
Adhérer, en théorie, à cette définition du changement est une chose, se sentir à l’aise à l’idée qu’un client fasse le choix de ne pas changer, par exemple, en est une autre.
J’ai le souvenir d’avoir présenté lors d’une conférence devant des psychiatres et des psychologues, pourtant ericksoniens, le changement obtenu par une patiente venue traiter sa peur de prendre le métro. Elle avait été très satisfaite d’être débarrassée de la part de la peur qu’elle trouvait irraisonnée et elle avait décidé de continuer à ne pas utiliser ce mode de transport.
Le tollé dans la salle fut général : comment pouvais-je considérer cela comme une réussite ? Cette femme n’était pas guérie, elle était simplement dans le déni de sa peur…
Si nous ne sommes pas profondément prêts à accepter que le client décide, en toute conscience, de faire un choix qui va à l’encontre des normes, alors, nous sommes en train de vouloir quelque chose à sa place, comme c’est probablement le cas de son entourage, de toute la société.
Pour ce qui concerne la plupart des situations, la question, sauf pour des intervenants basiquement normatifs, ne pose pas tant de problèmes que cela.
Encore que certains puissent être mal à l’aise à l’idée qu’un client décide de renoncer à voyager en avion ou à accepter une promotion professionnelle qui l’obligerait à prendre la parole en public. Certains pourraient même être choqués qu’un client se satisfasse de se laver les mains 43 fois par jour au lieu de 75 ou de pleurer, tous les jours qui lui restent à vivre, la perte d’un être cher…
Mais le sujet peut s’avérer vraiment délicat, et, parfois, le choix fait par le client peut nous heurter profondément. Nous pouvons nous trouver confrontés aux limites de ce que l’on peut faire pour quelqu’un.
Si nos prémisses nous font penser que toutes les visions du monde sont acceptables, alors la notre l’est forcément aussi, et nous avons le droit de ne pas aider quelqu’un dont la demande va à l’encontre de nos valeurs. Ce serait même un devoir, parce qu’on ne peut pas aider correctement quelqu’un qui nous fait horreur.
Une autre difficulté pour adopter cette conception du changement vient de la stratégie paradoxale.
Il n’est pas facile de se départir de l’idée que l’intervention paradoxale, déjà assez périlleuse en elle-même, a pour but de renverser la vapeur.
Pour la plupart des intervenants, le paradoxe est un outil délicat à manier. L’idée que la prescription d’une demi-heure d’angoisse aura pour résultat de faire disparaître cette angoisse est une puissante incitation à surmonter ses craintes et à la prescrire. Alors on imagine bien que cette autre conception du changement, dans laquelle la prescription du symptôme n’est pas conçue comme un moyen d’atteindre l’objectif fixé, mais simplement comme une porte d’entrée vers d’innombrables autres voies possibles, est un peu trop incertaine pour être motivante.
De plus, la mise en pratique de cette posture vis-à-vis de l’objectif se heurte à des problèmes techniques qui demandent une certaine habileté à naviguer entre les niveaux logiques : il ne faut pas s’accrocher à l’objectif tout en mettant en place les étapes de notre stratégie, c’est-à-dire en demandant justement au client de définir un objectif pour pouvoir identifier dans quel sens vont ses tentatives de solution.
Enfin, cette posture vis-à-vis de l’objectif est d’autant plus délicate à faire passer qu’il nous faut rester crédible aux yeux de notre client et de son entourage pour ne pas passer pour un grand délirant ou un dangereux agitateur social.
Mais, au fait, comment concevons-nous notre rôle dans le changement ?
La partie ne peut contrôler le tout, nous apprend la systémique.
Nous nous trouvons ici à la limite d’un paradoxe assez déstabilisant : quand on est imprégné de ce principe, on est profondément convaincu qu’on ne peut jamais dire que c’est notre intervention, aussi brillante soit-elle, qui a provoqué un changement.
Les systèmes humains sont trop complexes pour que l’on puisse réduire le changement à un seul facteur causal. Même si nous avons le sentiment que quelque chose d’important s’est passé dans une séance, même quand le client nous rapporte qu’après ce que nous lui avons dit ou après avoir effectué la tâche que nous lui avons proposée, tout a changé… nous ne saurons jamais quelle aura été pour lui l’influence du changement de lune, de l’odeur d’herbe coupée qu’il a humée ce matin-là, d’une variation hormonale ou du sourire de la marchande de journaux…
Alors pourquoi se soucier à ce point d’être cohérent avec les prémisses, rigoureux dans la stratégie ? Pourquoi donc se donner tant de mal ?
J’imagine que chacun a ses raisons.
Pour ma part, j’aurais tendance à penser que, puisqu’il n’y a aucun moyen de savoir si ce qu’on fait est aidant ou pas, alors justement, autant le faire le mieux possible.
Ainsi, à partir de l’idée que nous ne pouvons pas ne pas influencer le système mais que notre influence ne peut pas être considérée comme déterminante, quelle posture adoptons-nous donc ?
Un premier élément tient à la notion de confiance, tarte à la crème de la relation d’aide.
Nous ne cherchons pas à obtenir la confiance des clients, cela signifierait implicitement que nous nous plaçons en position d’être celui qui va les aider, que le mérite du changement devrait nous revenir.
Bien au contraire, nous incitons les clients à la défiance, à rester vigilants sur la pertinence de ce que nous disons, sur ce que leur apportent nos interventions. C’est encore, selon nous, une façon de les responsabiliser, de les maintenir en éveil et actifs dans le processus.
Cette incitation à la défiance est, bien évidemment, implicitement, une des façons de leur faire passer toute la confiance que nous avons en eux, en leur capacité à évaluer la qualité de ce que nous faisons, en leur capacité à trouver une solution satisfaisante pour eux.
Parce que, toujours d’un point de vue systémique, nous savons que les systèmes peuvent évoluer, même spontanément, vers un nouvel équilibre plus adéquat.
Un second point important concerne la question de l’influence, et plus précisément de l’influence réciproque. Si nous ne pouvons pas ne pas influencer, nous ne pouvons pas ne pas être influencés. L’acceptation de ce fait peut devenir particulièrement intéressante quand, au lieu de nous défendre contre cette influence comme on nous l’enseigne partout, nous sommes attentifs à ce que le client nous fait passer qui pourrait nous aider à l’aider.
Ainsi, par exemple, si nous savons écouter entre les lignes, entre les silences, entre les soupirs, le client nous dit à quel moment lui poser quelle question, de quelle façon la lui poser pour le faire avancer, quel recadrage proposer, quelle tâche suggérer.
Le troisième point est encore plus complexe à appréhender. De la même façon qu’Herrigel a pu apprendre que l’archer peut atteindre sa cible quand il cesse de viser, nous augmentons les chances de créer un contexte favorable au changement en ne voulant pas changer notre client.
A vrai dire ce paradoxe, typiquement taoïste, est tout à fait en cohérence avec la stratégie paradoxale de l’approche de Palo Alto. Comment inciter un client à arrêter ses tentatives de solution inefficaces quand nous sommes nous-mêmes tendus vers l’idée de le changer ?
La difficulté réside dans la nécessité de bien distinguer le niveau du contexte global de l’intervention : « oui, je suis prêt à vous aider de mon mieux », du niveau de l’intervention stratégique: « non, je ne veux rien de particulier pour vous, il n’est pas nécessaire que vous changiez ».
Comme le rappelle Jean-François Billeter dans ses Etudes sur Tchouang Tseu : « Seul le non-vouloir induit le non-vouloir. »
Et, bien sûr, avec la notion de non vouloir, vient celle de non-pouvoir.
Nous revenons là au domaine plus familier de la position basse dans la relation.
Nous ne savons pas mieux que le client quel est son problème, ce qu’il devrait atteindre comme objectif, quel est le moyen d’y parvenir.
Nous n’avons aucun diagnostic à poser, aucun conseil à donner.
Nous savons juste que le client a les capacités de changer en cessant ses efforts, restés vains jusqu’à présent, pour se débarrasser de son problème.
De ce fait, il n’est pas rare que le client ne nous attribue pas du tout le mérite du changement et qu’il pense avoir tout fait lui-même. Nous nous en réjouissons évidemment, d’une part parce que nous savons que nous ne saurons jamais le rôle que nous avons joué et, d’autre part, parce que nous savons qu’il continue ainsi sa route plus confiant en ses propres capacités.
L’ensemble de ces éléments, et sans doute tous ceux que nous n’avons pas encore identifiés, aboutit à une posture de confiance tranquille dans laquelle, l’intervention, le geste peut être léger, presque imperceptible tant il est naturellement dans le mouvement. Et alors, comment voyons-nous le client dans tout cela ?
Il s’agit là de la troisième dimension de ce qui détermine notre posture dans la relation.
Les prémisses constructivistes du modèle de Palo Alto nous conduisent à considérer que le client est un être unique, intéressant, respectable, compétent, responsable.
Là encore, il y a loin de la coupe aux lèvres.
Il est assez facile d’affirmer ces principes, pour peu que l’on ait pris quelques distances avec l’idéologie aliéniste qui sévit toujours dans nos institutions.
Mais de là à en être convaincu au point de les vivre vraiment, de les agir, de les faire passer à travers notre mode de relation…
Si cette personne est là devant nous, n’est-ce pas justement parce qu’elle n’est pas si compétente que cela ? N’a-t-on pas déjà entendu ce type de problème des centaines de fois ?
Je ne sais pas comment l’on procède, au delà de la profession de foi, pour parvenir à cette posture.
Une part, celle de la curiosité, par exemple, peut être exercée en s’entraînant à un questionnement anthropologique.
Il est aussi précieux d’expérimenter à quel point ce que nous pensons de l’autre, alors même qu’aucune parole n’est prononcée, est toujours perçu avec une étonnante justesse. Ce genre de constatation nous incite à regarder plus particulièrement notre interlocuteur dans ce qu’il a de beau, d’admirable, et il est merveilleux de voir à quel point ce type de regard permet à l’autre de se révéler encore plus admirable en retour.
Mais la subtilité des implicites donne mille et unes occasions de ramener le client, avec les meilleures intentions du monde, à un statut de pauvre incompétent irresponsable, quand ce n’est pas à celui de pleurnichard complaisant et ennuyeux.
Un élément primordial de la posture nous semble être, dans cette dimension, l’extrême attention que l’on porte au client dans l’interaction. Cette écoute et cette observation intenses créent une qualité de présence bien particulière dans laquelle le client se sent unique, intéressant, légitime.
Notre curiosité, nos étonnements d’anthropologues, viennent encore renforcer ces messages.
Par ailleurs, la précision de notre questionnement et cette position basse qui montre que l’on ne sait rien de ce qui le concerne mieux que lui, sont des façons de communiquer implicitement au client : vous êtes compétent et responsable.
Tandis que, plus nous savons, moins le client a la latitude de savoir.
Enfin, l’expression, verbale ou non verbale, de notre admiration pour ses compétences, tout en veillant bien évidemment à ne pas aller à contresens de notre stratégie paradoxale, crée, par effet de feed-back, une réalité dans laquelle ses compétences trouveront à se manifester.
Toutes les manifestations de la posture que je viens d’évoquer, dans leurs trois dimensions : la conception du changement, notre rôle dans le changement et notre regard sur le client, ne sont crédibles que si elles sont totalement en accord avec ce que nous pensons et ressentons. Autrement dit, pour reprendre une notion chère à Carl Rogers, s’il y a congruence entre nos paroles, nos actes et nos sentiments.
Nous savons que nous n’avons aucun moyen de contrôler une grande partie de notre langage non verbal, qu’il s’agisse du diamètre de nos pupilles, de la coloration de notre peau ou d’une multitude de petits indices que l’autre perçoit de façon subliminale. L’incongruence est toujours repérée, même sur un mode non conscient, et il est probable que la dimension d’authenticité, de sincérité, joue pour beaucoup dans la qualité de la relation.
Comment décrire la différence entre une écoute authentiquement intéressée et une écoute qui n’entend que ce qui rentre dans des cases préétablies, pour typologiser par exemple ?
C’est peut-être une différence du même registre que celle qu’il y a entre une vraie question, c’est-à-dire une question à laquelle on n’a pas encore de réponse et une de ces questions qui ne vise qu’à vérifier une hypothèse que l’on a déjà construite.
Mais comment peut-on, ne manquerez-vous pas de m’objecter, affirmer avec tant de force la nécessité d’une certaine posture et se réclamer en même temps du constructivisme ? Pourquoi les visions du monde des clients seraient-elles légitimes et pas celles des intervenants qui n’adoptent pas cette posture ?
Nous sommes là dans l’un de ces fameux paradoxes de la réflexivité : si affirmer qu’il n’y a pas de vérité est vrai, c’est que c’est faux, et si c’est faux, c’est que c’est vrai.
D’où l’intérêt d’être particulièrement attentif à distinguer les niveaux logiques….
Loin de nous l’idée d’ériger cette conception de la posture en vérité absolue et universelle. Mais pour faire quelque chose, même pour construire une théorie constructiviste, il faut y croire un minimum, en tous les cas y croire au moins pour nous. Et si nous voulons en parler pour communiquer notre point de vue à d’autres, nous devons bien distinguer le niveau du discours du niveau du discours sur le discours.
Parlons donc plutôt de vérité locale, comme disent les constructionistes, d’une construction de la réalité que nous sommes maintenant quelques uns à partager et avec laquelle nous nous sentons à l’aise.
Nous savons bien que cette posture ne convient pas à tout le monde, et si elle ne convient pas, mieux vaut ne pas chercher à l’adopter. On sait bien qu’on ne va pas loin avec des chaussures qui nous font mal aux pieds, qu’on ne fait pas du bon travail dans une position inconfortable.
Quand on se sent en accord avec ce que l’on fait, quand on est confortablement installé pour travailler, dans une posture qui nous convient, on est plus à l’aise dans ses mouvements et on travaille mieux.
Et quand on travaille mieux on peut espérer mieux aider nos clients, même si l’on sait que, tant d’un point de vue systémique que d’un point constructiviste, affirmer que c’est notre intervention qui les a aidés, relèverait d’une erreur épistémologique.
Il est maintenant temps de boucler la boucle de ce phénomène circulaire si difficile à décrire : je suis partie des prémisses, pour passer à leurs manifestations à travers la posture sous forme de messages adressés au client, pour arriver au contexte favorable au changement lequel, à son tour, va influer sur nos théories.
La terminologie utilisée dans le modèle de Palo Alto m’a toujours posé problème. Il me semble qu’on ne peut pas parler de thérapie dans une approche non pathologisante et qu’il est inadéquat de la qualifier de brève, parce que, s’il arrive qu’elle le soit, et même parfois qu’elle soit plus que brève, quasi instantanée, il arrive aussi que la durée joue un rôle important.
La notion de stratégie a pour moi des consonances désagréablement martiales et les termes issus de l’univers commercial : client, clientéliser, vendre, heurtent quelque peu ma déontologie.
Au fil de nos années de pratique, les clients se sont chargés de nous apprendre à quel point ce qui se passait dans le contexte de nos interactions se trouvait en décalage avec cette terminologie.
Il nous est maintenant difficile de parler de clientélisation dont l’implicite est que nous voulons mobiliser le client pour qu’il se mette en route vers son objectif. Ce que nous faisons est plutôt de l’amener à se positionner, avec toute la latitude que j’ai évoqué à propos de la notion de changement, se positionner pour atteindre son objectif ou bien vivre avec son problème, etc.
Il ne nous est plus possible de considérer maintenant que les métaphores ont pour but d’influencer indirectement le client en vue d’un changement et encore moins de « marquer son esprit au fer rouge » comme le dit un célèbre thérapeute adepte des formules caressantes.
La notion de prescription, reprise du langage médical, parce qu’elle nous place en position haute, ne correspond plus du tout à ce que nous faisons, qu’il s’agisse de tâche ou de médicament. La posture que nous avons adoptée nous amène plutôt à proposer. Nous proposons au client de se positionner par rapport à son problème, nous lui proposons de nouvelles façons de voir les choses, nous lui proposons de réfléchir à certains sujets, d’observer certaines situations, de faire certaines expériences.
Et c’est notre posture qui garantit que ces propositions sont bien des propositions que le client se sent libre d’accepter, de modifier ou de refuser et non pas des injonctions ou d’habiles suggestions subliminales. Et bien entendu, quand le client ne suit pas nos propositions, nous savons qu’il a d’excellentes raisons pour cela et nous savons que, contrairement à ce que pensent certains, cela ne compromet en rien le succès de notre travail, puisque, pour nous, le succès est ce qui convient au client et rien d’autre, y compris s’il s’agit pour lui de repartir avec son problème.
Alors, peut-on encore parler de modèle de Palo Alto ?
La question reste ouverte, comme elle l’est pour tous ceux qui, depuis tant d’années apportent leur pierre à l’édifice.
C’est encore Gregory Bateson qui nous donnera le mot de la fin :
« Laissez-moi, pour conclure, mettre en garde les spécialistes des sciences sociales que nous sommes. Nous devons réfréner notre désir de contrôler ce monde que nous comprenons si mal. Ne laissons pas le sentiment de l’imperfection de notre savoir alimenter notre angoisse et, par conséquent, notre besoin de contrôle. Que nos recherches soient plutôt inspirées par un motif ancien et, hélas, aujourd’hui délaissé: la simple curiosité envers ce monde dont nous faisons partie. La récompense d’une telle attitude n’est pas le pouvoir, mais la beauté. »
© I. Bouaziz/Paradoxes
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