Brigitte Quinton, CFACM = coach, facilitatrice, auteur, comédienne et metteur en scène…vous voyez le problème ?
Coach, chercheur, pédagogue mais aussi auteur, comédienne, metteur en scène et clown, dans une culture française où le titre fait l’être, j’ai avancé masquée pendant quinze ans, presque honteuse de cette déviance à la norme, donnant à voir à mes interlocuteurs uniquement la facette qu’ils attendaient : celle qui serait admise dans leur contexte. J’ai eu envie de vous conter comment l’approche systémique paradoxale m’a enfin autorisée à me réunifier. Unité de temps, de lieu et d’action… qu’est-ce ce qu’est un problème au sens Palo Altien, sinon une scène extraite du film de nos vies ? Celui dont nous sommes les acteurs, perpétuels improvisateurs, mais dont nous aimerions tant pouvoir être auteurs, réalisateurs et metteur en scène… « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs » disait le grand William Shakespeare. Et si ce n’était que sa vision du monde ?
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Je suis coach de dirigeants et clown ; formatrice et metteur en scène ; auteur et improvisatrice ; chercheuse et comédienne. Cherchez l’erreur. Depuis plus de quinze ans, je cherche un terme qui pourrait résumer mes différentes facettes, sans en valoriser une, sans me limiter à une de ces étiquettes restrictives que la culture française nous impose. Durant la première partie de ma vie professionnelle, j’ai été « jeune cadre dynamique », « manager », « haut potentiel », « responsable des ressources humaines » … ( des ressources humaines… quel terme !… ) Et puis j’ai mal tourné : je suis devenue comédienne, auteur et metteur en scène de ce qu’on appelait alors le « théâtre d’entreprise ». Parce que j’aime jouer, écrire et monter des spectacles vivants. Parce que je rêvais de partager tout ce que le théâtre m’avait apporté dans ma vie professionnelle. Parce qu’enfin j’avais vu une troupe de théâtre réussir en 30 minutes ce que je n’étais pas parvenue à faire en un an : communiquer avec sincérité sur la fusion d’entreprise que nous vivions tous de l’intérieur ; la dédramatiser ; et faire sentir aux gens que si le contexte change, la vie continue, et que nous avons tous des capacités pour survivre et nous adapter.
Quand les étiquettes nous collent à la peau… Pour mon premier entretien commercial, pour vendre du « théâtre d’entreprise », j’avais revêtu un de mes tailleurs, mon costume « de jeune cadre dynamique ». J’attendais dans le couloir un interlocuteur inconnu qui, inquiet de mon retard, est passé dix fois devant moi sans me remarquer ; il s’attendait, m’a-t-il dit ensuite, à accueillir un clown, une fille fun, différente, quoi… Leur projet était pile pour moi : il fallait illustrer la vie des services formations, le monde même d’où je venais. J’ai donc conclu l’affaire. Mais quand je me suis proposée comme scénariste j’ai reçu un veto sans retour : « vous êtes une commerciale, vous ne pouvez pas être scénariste, ce n’est pas le même métier ! ». Alors j’ai laissé tomber les tailleurs, remis des jean’s avec bonheur, et compris que je ne pourrais jamais me présenter à des prospects dans ma totale intégrité, ma joyeuse et bordélique polyvalence. Pendant 15 ans, je me suis cachée, ne donnant à voir à mes clients que la facette qu’ils désiraient : à ceux qui voulaient du spectacle, je me présentais comme comédienne ; de l’animation, comme auteur ; du sérieux, comme coach.
Tomber les masques, identifier la situation dramatique Et puis le monde a évolué, un peu, les silos sont un peu tombés et surtout, surtout, j’ai croisé l’école de Palo Alto, l’approche paradoxale, la vision systémique. Et telle Bernadette Soubirou, j’ai eu comme une révélation : le problème au sens palo altien, le « qui demande quoi à qui et n’obtient pas satisfaction », la fameuse boucle de rétroaction… qu’est-ce, sinon une situation dramatique, au sens théâtral du terme ? Se représenter le système, zoomer sur un problème à observer, qu’est-ce, sinon choisir d’isoler une unité de temps, de lieu et d’action dans le film d’une vie narrée par le personnage principal ? Principal de son point de vue, s’entend. Car bien entendu, le film raconté par un autre serait cadré bien différemment…
Home, sweet home : aurais-je trouvé ma tribu ? En débarquant sur les terres inconnues de la tribu palo altienne, j’ai eu la délicieuse sensation de revenir, enfin, à la maison. De me retrouver moi-même. De me réunifier. Depuis, je ne me demande plus si je suis coach ou comédienne, conceptuelle ou artiste, intello ou clown : je me sens palo altienne. J’ai enfilé mes lunettes de vision systémique et je me délecte non seulement de les porter, mais aussi de les arborer. Je les utilise de mille façons, dans mille contextes où l’art, le théâtre, la vie et l’accompagnement d’autrui, mon goût pour la pédagogie, mon envie de partager, de faire goûter à d’autres les joies de la complexité me procurent des plaisirs presque coupables… J’ai choisi de vous présenter dans le temps qui m’est imparti deux exemples des parallèles que je fais entre théâtre et systémique.
Premier exemple : « l’Effet spectateur » ou pourquoi, quand personne ne bouge…personne ne bouge Pendant plusieurs années, j’ai reconduit tous les trimestres une expérience marquante dans une grande entreprise française. L’objectif : mobiliser les équipes sur la tolérance et le respect dans la diversité. Le contexte : 200 managers à chaque fois, un amphithéâtre, une fausse intervenante : moi. Parce que j’étais présentée comme une « experte » « légitimée » par la direction, parce que j’étais derrière un pupitre avec de belles diapos, parce que j’étais en position haute, 130 personnes m’ont laissée, à chaque fois, discriminer ouvertement 70 d’entre eux sans protester. Sans l’intervention d’un complice dans l’assistance, mon personnage aurait pu se retirer tranquillement, après avoir botté en touche sur quelques questions anodines… et laissé planer un doute toxique. Car si personne ne bouge, personne ne bouge : c’est ce que les psychologues appellent « l’Effet spectateur ». Mais dès lors qu’un individu, ici un comédien anonyme, osait exprimer une objection, les participants le suivaient et haranguaient mon personnage, jusqu’au conflit, jusqu’au coup de théâtre où je dévoilais le pot aux roses. Alors nous pouvions faire un debriefing systémique. Le même phénomène s’est reproduit quinze fois dans le même contexte, avec 200 nouveaux participants à chaque fois, les précédents conservant précieusement le secret pour conserver sa force au happening. En prenant le parti de faire vivre aux participants une situation de discrimination dont ils avaient été acteurs, nous leur faisions expérimenter la puissance du système : si l’individu ne peut s’appuyer que sur sa propre vision du monde, ses valeurs personnelles, il hésitera à s’opposer à la norme ; mais si le système l’encourage à agir, alors il agira, en respectant à la fois ses valeurs et la norme. Suivaient plusieurs saynètes théâtrales au cours desquelles nous, comédiens et animateurs, sollicitions les participants pour aider nos personnages à résoudre leurs conflits internes. Agir ou pas ? Que dire ? Comment le dire ? Si je dis ça, que pourrait-il se passer ? Par ce système d’essai-erreur, nous testions des options, nous observions des boucles de rétroaction, nous donnions quelques modestes repères dans le monde fluctuant de la relation humaine qui n’est fait que d’improvisation, de surprises et de complexité. Et nous redonnions à chacun la possibilité de passer de simple acteur à auteur et metteur en scène de son propre système interactionnel. A l’issue de chacune de nos interventions, le responsable Diversité du groupe intervenait pour poser le cadre collectif : la règle dans notre entreprise est celle du respect de la différence, nous encourageons la diversité. Vous savez désormais que, dans ce groupe, nous sommes tous légitimes à intervenir contre toute forme de discrimination.
Second exemple : le training relationnel, ou pourquoi faire toujours la même chose entraîne toujours la même chose Je pratique depuis plus de quinze ans une forme d’entraînement à développer sa palette de réflexes relationnels avec un comédien coach, une forme de « training relationnel ». Si l’école nous a appris à utiliser notre intelligence analytique et synthétique, le fameux QI, elle nous a laissés bien démunis pour en travailler d’autres, et notamment les intelligences émotionnelle et relationnelle, que nous avons dû apprendre à développer seuls, dans le cadre restreint de nos contextes familiaux, puis professionnels. Dès que le contexte change, nous nous trouvons démunis, contraints d’improviser sans filet. L’idée de ces trainings est de se confronter à de multiples situations pour développer notre palette de réflexes, postures et techniques relationnelles en situation relationnelle. Exemple d’intervention : dans une salle de formation, le pédagogue annonce des jeux de rôle à venir, transpose les participants dans un nouveau contexte en lisant un texte évocateur… et soudain j’entre, comme si de rien n’était, dans la peau du soi-disant manager des participants. Je m’adresse à eux comme si nous nous connaissions, je leur délègue des entretiens à conduire, je réponds à quelques questions et je les plante là. Ils doivent ensuite préparer leurs entretiens puis les conduire avec différents personnages, que j’incarne aussi. Dans cette approche, une observation globale du système est très apprenante :
- si les managers reproduisent avec leurs « subordonnés », les personnages qu’ils rencontrent en entretien, la posture managériale que je leur ai imposée (ton tranchant, transmission de directives, peu d’écoute, aucune négociation possible ) les entretiens tournent en boucle jusqu’à ce que le stress déclenche des réactions émotionnelles qui coupent la relation.
- S’ils développent une posture d’écoute, centrée sur l’autre, sur la recherche de ses besoins, la prise en compte de son état émotionnel, de sa vision du monde, alors les entretiens progressent.
Dans ce métier particulier (encore un…), je m’appuie sur deux compétences : comédienne, je rentre dans la peau d’un personnage avec sa vision du monde, sa sensibilité, ses objectifs… et je réagis sans réfléchir aux messages que m’envoie mon partenaire ; coach, j’observe le système interactionnel que nous constituons… sans oublier les spectateurs, dont la présence influe sur le stress de mon interlocuteur. Donc je vois et je vis simultanément la boucle de rétroaction : mes personnages subissent de multiples tentatives de solutions qui vont toutes dans le sens du même méta-message… jusqu’au moment où mon partenaire teste autre chose. Aidé par des arrêts sur image, par ses pairs qui nous observent en situation méta, il questionne sa vision de mon personnage, prend conscience de ses préjugés, et change de posture. Il m’envoie un nouveau message, observe ma réaction, en tient compte… quitte à faire un nouvel arrêt sur images. Nous procédons ainsi par essai/erreur, « test and learn », avec pauses et debrief intermédiaire entre les participants, si possible jusqu’à prise de conscience du méta-message et arrêt des tentatives de solutions. Nous appliquons le principe de base de toutes les méthodes d’intelligence collective, agiles et autres : « test often, fail fast, fail often, learn fast » : teste souvent, trompe toi vite et souvent, apprend vite.
Fail fast, learn fast : apprendre à communiquer comme nous avons appris à marcher, par essai/erreur Nous nous considérons comme des accélérateurs d’apprentissage : nous proposons à des gens de s’entraîner « à blanc » dans un laboratoire expérimental de la relation, dans un cadre protégé et bienveillant. Notre objectif pédagogique est simple, à la fois modeste et très ambitieux : qu’ils prennent conscience qu’une interaction est un système, une boucle de rétroaction, et que faire toujours et encore la même chose, ça ne fonctionne pas. Bien évidemment, nous ne le disons pas avec ce jargon réservé aux druides de la tribu palo altienne…. Le message est aussi : si vous prenez un peu de recul pour observer l’interaction, puis tester un autre fonctionnement, ça modifiera le système ; en fonctionnant par essai erreur, on a plus de chance de faire progresser une situation qu’en faisant toujours de la même chose.
Pour un débriefing systémique des jeux de rôle Lorsque j’ai commencé à intervenir sous ce mode théâtral, j’avais encore la pudeur de ne me présenter que comme scénariste et comédienne, n’osant prétendre à théoriser autour de toutes ces approches, laissant le soin à d’autres de débriefer et d’interpréter ce qui se passait. Mais en entendant de nombreux intervenants stigmatiser des participants aussitôt sur la défensive, en les entendant catégoriser mes personnages comme des « personnalités difficiles » ou proposer des formules magiques censées résoudre tous les problèmes interactionnels, j’ai ressenti le besoin de présenter les choses autrement. J’insiste dans mes debriefing sur la notion d’interaction dans l’ici et maintenant, sur le fait que chaque action de l’un entraîne une réaction de l’autre, et que ce qui nous préoccupe n’est pas de savoir qui « est » l’autre, si ce qu’il fait est « bien » ou « mal », notion toute relative, mais d’observer ce qui se produit ici et maintenant, dans notre contexte d’observation, quand A dit quelque chose à B et que B envoie une réponse. Et le jour où j’ai rencontré l’intervention systémique paradoxale, j’ai appris que je « faisais de la systémique » tel monsieur Jourdain de la prose. Parce qu’en théâtre, tout est systémique. Parce que le théâtre ne se conçoit que par une unité d’action, de temps et de lieu. Jouer avec autrui, ou mieux, improviser avec autrui, c’est interagir ici et maintenant, en tenant compte du contexte, et en rebondissant en permanence sur la boucle de rétroaction pour faire évoluer la situation dramatique. Sans quoi, on tourne en rond, le spectateur s’ennuie, et l’improvisateur a la désagréable impression de « ramer »… Le grand William Shakespeare disait : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs » . Et si ce n’était qu’une vision du monde, celle de Shakespeare ? Au risque de paraître sacrilège, pardon O grand William, je me sens plus à l’aise dans la mienne, que je vous livre ici : et si nous en étions non pas seulement les acteurs, soumis à un texte et à un metteur en scène, mais les improvisateurs ? Et si nous choisissions de dire « Oui, et » plutôt que « non » ou « Oui, mais… » ?
Enfin centrée, enfin réunifiée, merci Palo Alto. J’aurais mille exemples à vous donner sur l’improvisation, le codéveloppement en trois dimensions, le théâtre forum… mais le temps et les mots me sont comptés et je vais devoir quitter la scène et le plaisir de m’adresser à vous dans ce joli nouveau rôle que m’a laissé tenir Irène. Place aux autres artistes donc, et quelques mots pour conclure : Je me dis aujourd’hui que les différents métiers que j’exerce, apparemment incompatibles, ne sont sans doute que différentes facette d’une seule et même vision du monde : une vision Palo Altienne, systémique, constructiviste, ou je me raconte que le « ne rien savoir, ne rien pouvoir, ne rien vouloir » n’est finalement qu’une autre définition de l’improvisation, que j’aime tant pratiquer. Et si je ne sais toujours pas vraiment qui je suis, j’ai trouvé un mot pour le dire : je me sens viscéralement Palo Altienne. Et j’ai le sentiment d’avoir trouvé aujourd’hui une tribu. Une drôle de tribu, hétéroclite, hétérogène, un peu en marge, un peu rebelle. Aujourd’hui, et pour quelques temps encore je le crains, différente et résistante à une norme dominante . Mais vous savez quoi ? Finalement, je crois que ce n’est pas pour me déplaire…Décidément, on ne se refait pas.
© Brigitte Quinton/Paradoxes
Pour citer cet article : Brigitte Quinton, Comment l’approche paradoxale m’a réconciliée avec moi-même.
https://www.paradoxes.asso.fr/2017/10/comment-l%e2%80%99approche-paradoxale-m%e2%80%99a-reconciliee-avec-moi-meme/
Communication à la XVIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 7 octobre 2017