Michèle Bedouet, DRH
Je suis DRH dans des PME (petites et Moyennes Entreprises) ou des ETI (Entreprises de Taille Intermédiaire). Avant même d’exercer ce métier, par choix, j’avais remarqué qu’on pouvait souffrir au travail… voire plus !
Aujourd’hui, pour moi, ça ne fait aucun doute… Même quand on désire accompagner les salariés – à venir, en poste ou en rupture – vers le meilleur, on fait vite face à des vents contraires.
Et quand on est soi-même en butte à de la maltraitance au travail et qu’on demande de l’aide, on peut découvrir comment certains psy, spécialistes de la souffrance au travail, s’y prennent, avec les meilleures intentions du monde, pour ajouter une maltraitance supplémentaire.
Hélas, je sais de quoi je parle : il ne fait pas bon souffrir au travail dans notre pays !
Je vais vous raconter un parcours de souffrance générée par certaines consultations de souffrance au travail. Mais avant, je vous dois un préambule.
Je suis très diplômée et très certifiée. Et ce, grâce à la souffrance au travail.
Jeune, en écoutant ma mère parler de son travail, j’ai entrevu un monde passionnant mais dans lequel il fallait rester très vigilant. Pour cette raison, ma mère était active au sein du CHSCT de son entreprise.
En écoutant mon père, j’ai bien compris que quelque chose pouvait sérieusement clocher là où il se rendait en quittant la maison le matin pour n’en revenir que le soir. Pour cette raison, mon père faisait grève de temps en temps.
Vous l’aurez compris : assez tôt, je me suis dit qu’il ne faisait pas bon souffrir au travail dans notre beau pays. Alors, à un moment donné, désireuse d’agir mais ne sachant pas trop quoi faire, j’ai passé mon brevet de maitre nageuse et j’ai très brillamment réussi l’épreuve du sauvetage du mannequin très lourd. Mais comme ça ne semblait pas suffire non plus pour sauver les travailleurs, j’ai fait psycho clinique, option psychopathologie, jusqu’à BAC + 5. Puis, comme j’ai vite remarqué qu’il n’y avait pas que les fous et les handicapés qui souffraient dans la vie, j’ai décidé d’être DRH pour – comme le disait ma fille, à chaque fois qu’elle était interrogée sur ma profession – m’occuper du bonheur des gens. Et là, ayant pris la peine de me former, j’ai eu droit à un beau certificat.
Seulement, depuis le début, il y avait un hic : il me semblait que rien de ce que j’avais appris ne m’était d’un quelconque secours pour exercer mes talents face à un salarié en pleurs, un manager qui boit ou un directeur qui ne dort plus. En formation de psycho clinique en 1980 à Paris 7 puis en formation RH au Ciefop en 1990, la souffrance au travail n’existait pas !
Alors, j’ai fait un DU de victimologie. Et j’ai obtenu 9,520 à mon mémoire. Verdict : il ne faut quand même pas comparer la souffrance au travail au traumatisme vécu par des victimes d’un tsunami. On n’est pas sujet à un syndrome post traumatique quand on a des ennuis au boulot, tout de même !
Alors après, j’ai fait un DU de coaching. J’ai obtenu 1120 à mon mémoire. Verdict : vous vous fichez du monde en nous répétant qu’il ne sert à rien de vouloir pour autrui ! Pour sortir d’une situation difficile, il suffit de l’affronter régulièrement plusieurs fois. Un peu de volonté, que diable !
Ca se confirmait : il ne fait pas bon souffrir au travail dans notre pays !
Je vous rassure : j’ai tout de même conduit une belle carrière professionnelle. Mais heureusement que, quand mon tour de la souffrance au travail est venu, j’avais déjà trouvé le chemin de Paradoxes !
A ce moment de mon intervention, mon récit bascule…
Fin avril 2016, errant dans les rues de Paris après être sortie en transe du bureau, j’envisage de me suicider. Deux ans auparavant, mon thérapeute palo altien m’avait prévenue : ce que tu vis au boulot est délétère, tire-toi de là, il y a des gens qui en meurent ! Mais c’est une coache systémicienne qui me fera quitter un poste que je ne reprendrai plus jamais avec un magistral : mais pourquoi voudrais-tu que les choses changent ???
Finalement pas suicidée, j’alerte la médecin du travail, qui se dit désolée mais ne fait rien. Et l’inspecteur du travail, qui me dit connaître de nombreux cas comme le mien mais ne sait pas quoi faire, donc ne fait rien.
A partir de là, je sais qu’il me faut deux choses : aller mieux et un dossier.
Soutenue par mon thérapeute palo altien, je me lance : en attendant d’être admise en consultation Souffrance au Travail à l’hôpital (6 mois d’attente), je commence à fréquenter un dispensaire situé à l’autre bout de Paris où sévit une médecin spécialisée. Là, je comprends vite que j’ai raison d’investir plutôt dans un travail avec un thérapeute palo altien…
Le premier rendez-vous au début de l’été m’apporte du réconfort. J’y entends qu’il arrive qu’on souffre tellement au travail qu’on développe un syndrome post traumatique et, justement, j’en suis victime. Et c’est dégueulasse ! D’ailleurs, il faut que je lise tel et tel auteur qui en parlent très bien. Et merde aux cons ! Moi, in petto : super, je suis comprise et même que j’ai rien fait !
Au deuxième rendez-vous, un mois plus tard, ça se corse. La consultation a lieu en présence d’une dame qui prend des notes et qui ne me sera pas présentée. Je me dis que c’est une stagiaire ou quelque chose comme ça et, étant donné que je m’en fiche parce qu’à mes yeux seul compte le travail avec mon thérapeute palo altien, je ne demande rien.
– Comment allez-vous ?
– Mieux mais j’ai toujours des reviviscences visuelles et sonores.
– Madame, ça suffit comme ça, vous n’allez pas ressasser ça encore et encore !
– Oui mais j’ai peur de sortir sans but dans la rue et je suis incapable de répondre au téléphone…
– Oui, oui, mais maintenant ça suffit, il va falloir sortir de là ! Je vous le répète : vous n’êtes ni malade ni responsable de quoi que ce soit, vous avez été prise dans une organisation délétère. Pour autant, cessez de vous complaire dans « la jouissance du traumatisme » ! Je vous crois, vous avez dû en baver mais maintenant, passez à autre chose et vite !
– Heueueueu…
Après, en vrac : Mon comportement est dû à un manque de reconnaissance professionnelle. Comment mon père se comportait-il avec moi quand j’étais petite, m’a-t’il donné assez de reconnaissance ?
Dans un éclair de génie, je fournis une réponse qui plait beaucoup à la dame : mon père était très bien mais j’ai été éduquée sévèrement, dans le respect de la hiérarchie, hiérarchie avec laquelle il fallait être loyale et obéissante. Là, je marque un point : on est bien dans le travail sur le pourquoi qu’elle m’a expressément demandé de faire avec le thérapeute qui me suit en ville. Du coup, j’ai droit une nouvelle fois à : vous êtes intelligente et vous avez suffisamment de neurones pour avancer.
Encouragée, je tente avec succès l’acquisition d’un deuxième point en lui indiquant que j’ai lu le livre recommandé. Du coup, elle me rédige un certificat afin que je puisse partir en vacances.
Mais je perds mes deux points quand je me vante d’être maintenant capable de prévoir des vacances comme elle me l’avait demandé et de reprendre des contacts dans le monde des RH : à votre niveau, c’est bien le moins, il n’y a pas de quoi vous vanter !
On se revoit fin septembre, me dit-elle. Elle enfonce le clou : le créneau de début septembre est réservé aux urgences et ne concerne pas.
Troisième rendez-vous, ses premières paroles :
– Alors, vous reprenez quand ?
– Heueueueueu… La protection dont je bénéficie actuellement compte pour beaucoup dans l’amélioration de mon état et, étant donné que je ne me sens pas capable de reprendre le travail dans cette entreprise, j’en ai besoin pour être capable de m’investir dans la recherche d’un autre emploi.
Et là, c’est parti, en vrac : il faut absolument que je comprenne POURQUOI j’ai accepté cette situation ! Il faut fouiller dans mon enfance, j’ai dû manquer de reconnaissance de la part de mon père étant petite…
Là, je me mets – discrètement et dignement – à pleurer. Surtout quand je me rends compte que cette professionnelle ne m’a manifestement jamais écoutée jusqu’à présent et que je dois lui rappeler que ma situation dure depuis quatre ans, c’est à dire depuis mon entrée dans l’entreprise. Devant son air interloqué, j’ai la confirmation qu’elle me prenait pour une chochotte n’ayant pas supporté d’être un petit peu bousculée au bureau. D’ailleurs, elle reste bouche bée quand je lui donne des éléments de contexte, quand j’évoque mon expérience professionnelle principalement centrée sur les situations difficiles et quand je fournis des illustrations et des exemples. Elle en reste baba. Notez qu’elle ne m’a JAMAIS posé aucune question, insistant sur mon enfance supposée difficile.
A la suite de cette consultation, je perds le sommeil, j’ai envie de pleurer 36 fois par jour, j’ai encore plus de mal à me rendre à des rendez-vous, il est hors de question que je sorte juste pour me promener seule et je suis submergée de fatigue.
Fin septembre, mon thérapeute palo altien reçoit un courrier de la dame – document indispensable dans ce genre de dossier. C’est un court texte très confus dans lequel elle lui indique que je suis paranoïaque. Cerise sur le gâteau : ces quelques mots sont gribouillés sur une feuille A5 portant l’en-tête du « Centre médical et dentaire » où elle me reçoit ! Poubelle. Tout ça pour ça…
Heureusement, pendant ce temps là, mon thérapeute palo altien est là pour moi, de loin par mail ou par téléphone, de près avec sa boite de mouchoirs et des arrêts maladie car « pas question que tu reprennes le travail tant que tu n’es pas sortie de cette boite ! ».
Début octobre : consultation avec la médecin de la Sécurité Sociale. J’écris à mon thérapeute palo altien qu’elle s’est bien déroulée parce que la professionnelle a apprécié de disposer d’un courrier et qu’elle a confirmé le bien-fondé des arrêts de travail. Mais – car il y a un « mais » – elle m’oriente vers une déclaration d’inaptitude au travail afin – dit elle – de me faire quitter l’emploi et de me faire financer par un autre circuit. J’ai compris : on veut m’écarter du travail car je suis trop fragile et que ça coûte cher. A nouveau, je perds le sommeil. Je suis harassée de fatigue, mes rendez-vous m’épuisent plus que de raison et je m’effondre de plus en plus souvent sur le canapé où je tombe comme une masse dans un profond sommeil pour deux ou trois heures. Et puis me revient un fond d’anxiété dont je me serais bien passée.
Octobre est aussi le mois où arrive enfin le moment de la première consultation avec la médecin du travail spécialisée dans la souffrance au travail dans un hôpital de lointaine banlieue.
Là, il est évident que tout le monde – des secrétaires jusqu’aux médecins en passant par les psychologues – est formé : accueil, juste distance, gentillesse juste-ce-qu’il-faut. La médecin me consacre une bonne heure : questions, écoute, demande de précisions, d’exemples etc. Elle veut savoir « comment ça fonctionne ou pas ». J’évite le divan ; ça va.
Son diagnostic : je suis en reconstruction à la suite d’un syndrome post traumatique. Entre autres, j’ai été prise dans un conflit de valeurs et j’ai payé le fait d’être une femme. Son conseil : ficher le camp de ma boîte. Sa conclusion : elle ne peut rien m’apporter.
Devant mon air de chien battu et en y réfléchissant, il lui apparait que quelques séances avec le psychologue du service pourraient m’être utiles. C’est parti dès le lendemain. Premier rendez-vous : une heure ½ avec le psychologue. Diagnostic : syndrome post traumatique. C’est d’accord : si j’y tiens vraiment, nous nous reverrons pour analyser des situations de travail. Il me conseille des lectures et insiste pour que j’assiste à l’un de ses séminaires au CNAM où il s’avère de suite qu’il n’y a plus de places ; malgré ma demande, il ne m’enverra pas d’invitation et ne m’en reparlera plus.
En mars 2017, second rendez-vous avec la médecin de l’hôpital : elle se dit très déçue que je n’aille pas beaucoup mieux. Elle ajoute qu’elle est fâchée contre moi. Et elle sait à quoi c’est dû : je n’ai pas exploré les situations de travail avec un thérapeute, un vrai. Je vois qu’elle commence à comprendre qu’un thérapeute palo altien est un faux thérapeute. Elle insiste : il faut absolument que je revoie son collègue psychologue sinon ça n’ira jamais ! Persuadée que je ne fais rien de mes journées, elle me propose un atelier d’écriture. Je décline l’invitation au nom de ma recherche d’emploi, de mes cours de chant, de mes soirées zumba, du stretching postural, des conférences et ateliers RH, des copains et des moments avec mon amoureux. Elle reste bouche bée, me rappelle combien le monde du travail est dur et me souhaite bonne chance. En dix minutes c’est bâché. Je ne la reverrai jamais.
Peu après, second rendez-vous avec le psychologue.
– Comment vous sentez-vous ?
– Plus ça va, moins ça va !
Et je cite l’auteur de ces mots – qui me conviennent parfaitement – mon thérapeute palo altien. A partir de là, je sais que la séance sera brève. Le psychologue la passe à se gratter le menton, le plus souvent avec l’air perplexe qui va avec, et ponctue ses rares propos par de longs silences. A un moment donné, inspiré, il essaie de creuser quels étaient mes rapports avec mes parents dans mon enfance (sic). Nous atterrissons sur les valeurs qu’ils m’ont transmises, dont la fameuse valeur travail. Du coup, il lui apparaît qu’il ne sert à rien d’étudier mes situations de travail car tel n’est pas le problème. Le problème chez moi, c’est : la valeur travail.
S’ensuit une leçon : il y a d’autres moyens pour se réaliser ; par exemple le couple, la parentalité. D’ailleurs, pourquoi est-ce que je souhaite travailler (« mais d’où ça vient, ça, ce souhait de travailler ? »). Et il ajoute une invitation à, cette fois, suivre le cursus de psychopathologie du travail au CNAM.
Je bredouille alors quelque chose au sujet de mon parcours de formation et, en prenant connaissance de mon dossier – bourré de diplômes et de certificats savants -, le psychologue conclut : On arrête là !
Sa conclusion, en vrac : j’ai « les outils » et je suis suivie (moi, in petto : même si tu ne comprends rien à ce suivi, hein ?!!). Il faut juste que « j’appuie sur le frein » et que je travaille sans excès. Si j’y tiens, je peux réussir.
Et c’est donc là que j’ai appris que pour se remettre d’une situation traumatique vécue au travail, il suffit d’une part d’explorer son enfance et, d’autre part, de le vouloir ! Moi qui ai passé ma vie à essayer de comprendre et d’intervenir intelligemment dans ce domaine, j’avais vécu jusqu’à ce jour dans l’ignorance d’un tel bon sens !!!
Ces chers professionnels du domaine s’attendaient probablement à ce que je les remercie et seraient choqués de m’entendre aujourd’hui. Malheureusement, ils n’ont fait que confirmer ce que j’entrevoyais déjà, plus jeune : il ne fait pas bon souffrir au travail aujourd’hui ! Hier, le seigneur vous faisait fouetter car vous n’aviez pas payé votre gabelle ou pas rentré assez de blé. Vous en compreniez la logique et la sentiez passer sur vos côtelettes. Vous alliez ensuite râler avec les potes à l’auberge, vous étiez chaleureusement accueilli et c’était parti pour une heure de protestations avinées qui vous requinquaient. Aujourd’hui, vous mourez à petit feu au travail, (presque) tout le monde s’en fiche et les « sachants » vous enfoncent un peu plus à chaque entretien.
En guise de conclusion, je vais partager avec vous ce qui m’a fait le plus souffrir concernant les rencontres que je viens d’évoquer.
Je comptais surtout sur les différents interlocuteurs sus désignés pour alimenter un dossier. Comment : en y glissant leurs courriers rédigés sur papier à en-tête indiquant que j’avais souffert au travail. En effet d’un point de vue légal, certes, mais surtout psychologique, il était important pour moi de pouvoir balancer à la figure de mon employeur la montagne de souffrance dans laquelle il m’avait obligée à me débattre. Une écoute, un réconfort, des pistes de travail personnel auraient également été les bienvenus.
Or, j’ai constaté qu’une DRH ne peut ni compter sur la médecine du travail ni sur l’inspection du travail. Ca m’a ravagée.
Et quand je suis enfin parvenue à rentrer dans le circuit de ces gens qui se disent professionnels, qui ont très certainement été formés dans ce sens, qui ont décroché le bon certificat et qui exercent dans les lieux officiels, j’ai eu l’impression de m’enfoncer un peu plus dans le malheur.
De fait, ces rendez-vous ont constitué un chemin de douleurs supplémentaires. Pourquoi ? Car, bien que chaque interlocuteur ait d’emblée décrété d’un air docte (doublé d’une espèce d’autosatisfaction : « voyez comme je m’y connais ! ») que je souffrais d’un syndrome post traumatique ça n’a été ensuite qu’une succession, au mieux d’âneries, au pire de méchancetés.
Du coup, je me sens le droit de confirmer la chose suivante : il ne fait pas bon souffrir au travail dans notre pays, moi j’vous l’dis !
© Michèle Bedouet/Paradoxes
Pour citer cet article : Michèle Bédouet, Il ne fait pas bon souffrir au travail dans notre pays, moi j’vous l’dis ! https://www.paradoxes.asso.fr/2017/10/il-ne-fait-pas-bon-souffrir-au-travail-dans-notre-pays-moi-jvous-ldis/
Communication à la XVIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 7 octobre 2017