Communication à la quatrième Journée de Rencontre de Paradoxes, 15 octobre 2005
docteur Michel Pradère, psychiatre hospitalier
Résumé : L’hospitalisation constitue une « solution » pour les patients et leur entourage… voire pour les soignants. La Thérapie Brève est alors peu pertinente, même si sa vision non normative relativise les diagnostics « paralysants » et humanise la relation.
La prise en charge s’effectue souvent à plusieurs intervenants, auxquels le modèle psychiatrique convient par ses repères rassurants. Pour ce modèle, l’efficience ne se conçoit que dans le long terme; problème, client et tentatives de solution n’ont guère de sens, et l’idée de stratégie semble artificielle et rédhibitoire. Il faut donc tenir compte des soignants institutionnels, de leur langage, de leur position où priment les notions de pathologie et de soins axés sur les médicaments, le soutien, le bon sens, l’inconscient… D’autant plus que cette vision, aux antipodes de la Thérapie Brève, s’avère parfois… stratégique!
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Présentation
Je ne sais pas si, comme le font en général les invités polis, je dois remercier Irène Bouaziz de m’avoir invité à parler de la thérapie brève appliquée à l’hôpital, puisque je ne suis pas certain d’avoir quelque chose d’intéressant à révéler. Mais puisqu’elle m’a assuré que c’était justement ça qui l’intéressait…
Dans le titre, le terme de chronique qui pourrait sembler un peu trop littéraire, souligne en fait une vision personnelle et subjective, et sans doute fluctuante, car je ne dirai pas la même chose demain qu’au moment où j’ai écrit le texte préparatoire. Quant à la « rencontre incertaine », vous verrez tout ce que l’expression a de pertinent, dans son aspect relatif et aléatoire.
Cela fait 30 ans que je pratique la psychiatrie, et mon enthousiasme m’a conduit à explorer à peu près tous les modèles pour chercher non pas celui qui me convenait, mais celui qui me paraissait vraiment fonctionner sur le plan thérapeutique. Ainsi, cet enthousiasme a tenu 12 bons mois pour la psychiatrie classique organiciste, 2 ou 3 ans pour la psychanalyse, et deux ou trois tranches de quelques mois pour les thérapies cognitivo-comportementales. Sans parler de modèles oubliés aujourd’hui et qu’il n’est pas nécessaire de citer, mais à la mode dans les années 70, en particulier dans les milieux parisiens.
J’ai lu Une logique de la communication en 1978, mais c’est surtout Tactiques du changement, lors de sa parution en 1986, qui m’a impressionné. J’ai dès lors tenté d’en appliquer les principes, en cabinet libéral à l’époque. Mais, est il besoin de le préciser, ce n’est qu’avec ma formation en Thérapie Brève Systémique qui a débuté en 1995, que j’ai pu y mettre quelque rigueur et obtenir quelque succès.
Première expérience institutionnelle
En 1998-1999, j’ai effectué un temps partiel dans un institut de rééducation pour enfants et adolescents. Plein d’espoir avec mes nouvelles pratiques, j’ai cru pouvoir les introduire dans un milieu qui les ignorait totalement. Je me suis vite rendu compte que parler de client, de problème, de tentatives de solution ou d’objectif, était totalement anachronique dans un milieu qui se plaignait beaucoup de son propre fonctionnement et de son absence de résultat, mais qui ne souhaitait guère revoir véritablement ses fondements et ses pratiques.
Par exemple, relever en réunion plénière qu’un gamin de 12 ans « hyperactif » était, entre l’école, le centre aéré, le Centre Médico Psychologique (CMP), l’hôpital, l’Institut de Rééducation, la famille… entouré de trois douzaines d’adultes qui tous lui délivraient sans cesse le message « calme toi », et que cela ne pouvait que l’énerver profondément, entraînait l’adhésion quelque peu étonnée de tous. Mais évidemment cela ne changeait rien, tant il est vrai que métacommuniquer est rarement suivi d’effet thérapeutique.
Autre exemple, dire que rééduquer à grand renfort de séances sur 5 ou 6 ans d’externat, une timidité, somme toute de bon aloi, chez une jeune adolescente dont la mère, qui n’avait pas vraiment la langue dans sa poche mais qui sans doute avait quelques avantages à la situation, affirmait qu’elle présentait « la même au même âge », n’avait pas de sens. Il fallait néanmoins prolonger sa prise en charge encore d’une ou deux années.
Admettre un gamin caractériel, alors qu’après un premier entretien avec lui et les parents, une simple prise de notes sur les symptômes les avait bien réduits, n’était pas urgent, sauf pour les envoyeurs institutionnels de tous poils (école via CMP).
Relever que les motifs d’arrêt de la prise en charge des gamins dans cet institut, comme sans doute dans bien d’autres, étaient la limite d’âge, le déménagement des parents, le renvoi disciplinaire, l’envoi vers une institution plus lourde… mais jamais le retour au foyer pour amélioration suffisante, fit tache, mais fut sans effet.
Evidemment, de simples raisonnements de ce type auraient permis une première démarche véritablement thérapeutique pour bien des enfants. Mais cela, lors du bilan préparatoire concernant les prolongations ou les demandes de cas, aurait purement et simplement abouti à la perte d’un bon tiers de l’effectif des pensionnaires, et remis en cause l’existence de l’institution. N’ayant pas vocation à révolutionner le monde seul contre tous, ne venant en ce lieu qu’une journée par quinzaine, et n’ayant aucun rôle thérapeutique pur, je décidais d’en démissionner.
Et je me souviendrais toujours du dernier avis du directeur (excellent homme au demeurant), exprimé lors de la dernière réunion : « vos idées sont très intéressantes, et nous ne manquerons pas d’en discuter ultérieurement, lorsque nous en aurons le temps ». Ce qui signifiait lorsque je serais parti.
J’appris néanmoins, quelques années plus tard, que l’institution n’était plus réservée qu’à des enfants souffrant de graves handicaps physiques ou démunis de famille.
Premier hôpital
En 2001, j’ai intégré un premier service hospitalier. Je n’y faisais que de l’intra hospitalier, et ne suivais donc les patients que le temps de leur hospitalisation. Nous étions deux psychiatres, et nous nous entendions parfaitement, puisque mon collègue était également formé à la Thérapie Brève.
Le modèle m’a paru présenter de grands avantages sur le plan institutionnel. D’abord, dans la relation aux infirmiers. Ils ont une proximité de tous les instants avec les patients, et un regard très pragmatique, qui rentre parfois en opposition avec la vision plus théorique des médecins. En tant que psychiatre, disposer d’un modèle non normatif conduit donc à attacher beaucoup d’importance aux observations des faits, en particulier de ceux relevés par les infirmiers. La plupart des patients hospitalisés ne sont pas vraiment clients, tels que nous l’entendons, et donc la notion de problème, de tentatives de solution ou d’objectif entre rarement dans leur perspective. Par contre, l’observation du comportement est importante pour étayer une position médicale qui m’est souvent apparue comme la seule tenable. Ainsi, les observations des infirmiers sur l’état du patient, son évolution, sa demande réelle, son comportement, ses éventuels bénéfices secondaires, sont primordiales pour prescrire un traitement, décider de la poursuite ou de l’interruption du séjour, du soutien pour certains ou de sanctions pour d’autres. Ce dernier aspect disciplinaire notamment est important pour la bonne marche du service. De plus, pour un médecin, ne pas être seul dans une prise de décision parfois grave, est un complément réel et nécessaire.
En tous cas, j’ai pu vérifier, non sans une certaine surprise d’ailleurs, que le modèle non normatif permettait un travail en équipe réel. Lire attentivement les notes des infirmiers, écouter leur discours, leur poser des questions, les protéger lors des difficultés inévitables d’un service psychiatrique, attire de leur part une reconnaissance touchante que mon confrère et moi avons pu à maintes reprises vérifier (« vous au moins, vous nous écoutez »). D’autant plus qu’il s’agissait d’un petit service où les gens se côtoyaient sans cesse. J’avoue qu’il était réconfortant de se voir attribuer ces qualités, même si je savais qu’elles étaient en grande partie dues aux valeurs de la Thérapie Brève.
Souvent, il semble que les psychiatres, armés d’un savoir et d’un pouvoir, ne sont pas assez sensibles à la vision d’autres soignants jugée trop pragmatique et subjective, surtout lorsqu’il s’agit de problèmes de discipline envers un patient. De plus, il est évidemment bien plus facile pour les infirmiers de réclamer des sanctions (pour prise de produit illicite, non respect des règles, agressivité…) que pour un médecin responsable de les prendre.
Par contre, disposer de la formation en Thérapie Brève et passer son temps à jouer au docteur sans avoir de consultation et de vraie demande par ailleurs (même si nous avions une petite consultation de Thérapie Brève par ailleurs avec mon confrère), m’a paru trop restrictif et m’a conduit à changer de lieu.
Pratique hospitalière multiple
Depuis 2 ans, j’ai donc une pratique bien plus variée puisque, en plus d’un intra-hospitalier plus développé et complexe, je suis responsable d’un Centre Médico-Psychologique et j’ai des consultations. Je suis arrivé dans ce service avec enthousiasme, quoique sans trop me faire trop d’illusions ni me sentir obligé à quelque succès que ce soit.
Consultations
A ce niveau là, j’ai retrouvé la liberté du privé, et c’est une grande satisfaction, en ayant tout simplement d’autres charges. Je vois une centaine de nouveaux cas par an, et la demande est assez souvent celle d’une psychothérapie classique. Je peux y assouvir mes besoins de Thérapie Brève, avec des résultats assez classiques. La plupart se résolvent en quelques séances. Peu sont hospitalisés, peu sont adressés aux infirmiers pour un soutien à plus long terme, aucun (pour l’instant) à un psychologue pour une thérapie en « profondeur ».
Il faut néanmoins noter que ce qui pourrait passer pour un succès aux yeux des autres méthodes est totalement inaperçu. Mes collègues traitent leurs patients par des médicaments et un soutien ou, si la demande est plus psychologique, les envoient aux psychologues du service. Ce qui donne une pratique confortable, peu « chronophage » et dans l’ordre des choses, à laquelle la Thérapie Brève n’apporterait rien de plus.
L’intra-hospitalier
Je n’y ai retrouvé qu’une partie de la bonne ambiance du service précédent. Car la structure est bien plus complexe, volumineuse et éclatée. Au lieu d’une seule unité à temps plein, j’interviens sur 5 unités en collaboration avec 5 autres collègues. Les rapports avec les divers soignants sont donc moins fréquents, moins proches.
Qu’apporte la Thérapie Brève dans ces conditions ? Pour moi, et étant données les restrictions déjà énoncées, il me semble que le plus important se situe au niveau de ces jeunes psychotiques ou assimilés auxquels, lorsqu’on croit au contexte et non à la maladie, on s’adresse d’une autre façon. Ceci dit, rien ne dit que mes collègues ne soient parvenus à des conclusions aussi valables en passant par d’autres approches.
Je pense à Guillaume qui nous a été envoyé de la pédopsychiatrie après 15 ans de suivi et de nombreuses hospitalisations émaillées de troubles du comportement, conduites clastiques, épisodes déstructurés proches de la psychose. Il s’opposait violemment à ses parents, par des actes où seule était pointée sa paranoïa, et où la partie parentale n’était au plus considérée que réactionnelle. Après 2 ans de recul et quelques hospitalisations dont la dernière remonte à plus d’un an, Guillaume va bien. Il ne prend plus de médicaments, vit seul en visitant régulièrement ses parents sans conflits majeurs, et cherche activement un emploi. Je crois n’avoir rien fait de particulier sinon de croire en sa normalité, donc lui parler comme à un être ordinaire au passé douloureux et lourd à porter. Les infirmiers, impressionnés au début par son dossier et les premières hospitalisations en service adulte, en sont venus à le considérer de même.
Je pense à M. Y. qui, à 27 ans et après 15 ans de drogues diverses et épisodes délirants a provoqué involontairement un accident qui aurait pu être grave et a décidé de s’amender. Depuis, il se reconstruit patiemment, s’entend enfin bien avec ses parents, élève un chien qui l’aide à sortir et parler aux gens, prend spontanément des responsabilités dans une association… Avec lui non plus, je n’ai pas fait grand-chose, sinon freiner le changement de façon assez routinière. Pourtant il me confiait que de ne l’avoir pas condamné pour quelques prises de boissons excessives et de ne pas l’avoir pressé de retrouver des habitudes de vie normale l’avait beaucoup aidé.
M. I. dont j’ai repris le suivi de ma consœur précédente, était hospitalisé depuis 4 mois, et devait attendre encore plusieurs mois un transfert pour plusieurs années en institution thérapeutique où il n’acceptait d’aller qu’à contre cœur. Enfant d’origine asiatique, adopté par un couple de notables, il était en conflit constant avec ses parents depuis l’adolescence, et commettait des passages à l’acte décrits comme pathologiques et effrayants. A y regarder de plus près, l’aspect relationnel était pourtant évident. Dans le service, il ne posait aucun problème malgré les contraintes qui lui était imposées, et ne souhaitait que sortir et faire sa vie seul, puisque sa famille le répudiait. Après un nouveau temps d’observation et une rencontre tendue avec la mère (soutenue par la tutrice) qui stigmatisait son fils mais ne se remettait elle-même pas en cause, j’ai prononcé la sortie. J’appris d’ailleurs par la suite que tous les soignants savaient que l’institution prévue aurait refusé le jeune homme pour inadéquation à ses critères… Depuis, M. I. vivote en foyer, a essayé d’obtenir de ma part une Allocation Adultes Handicapés pour avoir des revenus, mais ne présente pas de pathologie avérée et n’a plus été hospitalisé.
Enfin, M. B., retraité, diagnostiqué psychose maniaco dépressive depuis un tiers de siècle, que j’ai eu à suivre 3 semaines en l’absence de son psychiatre traitant. Il était à ce moment hospitalisé depuis quelques mois pour un délire consistant à croire que sa femme, qui le visitait pourtant régulièrement, était, par sa faute à lui, dans une pauvreté absolue, n’avait plus de maison ni aucun bien et devait vivre sous les ponts, habillée de haillons et sans la moindre hygiène. Evidemment, son épouse, ainsi que tous les soignants, s’efforçait de lui démontrer l’absurdité de ces croyances. J’ai donc proposé à M B, qui griffonnait de nombreux papiers sur ses craintes, d’écrire tous les jours pendant une demi-heure sur ces angoisses en insistant sur le dénuement de son épouse. Quelques jours après, il m’amena des écrits fournis, mais ne me sembla guère tempéré dans ses croyances. Je lui refis pourtant la même prescription mais sans trop y croire et sans insister car le retour de mon confrère était imminent. Mais, en étudiant ensuite les rapports infirmiers quotidiens sur son dossier, je vis qu’ils notaient une amélioration progressive et constante dès le lendemain de la première prescription. Effectivement, toute idée étrange disparut alors et M B rentra chez lui peu de temps après. Lorsque j’en touchais un mot à mon confrère, il se montra évidemment dubitatif. Et d’ailleurs, qu’est ce qui me prouvait que ma prescription avait eu vraiment un effet, qu’il ne s’agissait pas d’une coïncidence, et que le délire ne s’était tout simplement pas éteint sous l’effet des médicaments ou autre ? Il m’est arrivé plusieurs fois d’observer des améliorations en intra-hospitalier, après des prescriptions de tâches se voulant stratégiques et thérapeutiques, mais sans que je puisse certifier un lien de cause à effet. Quant à le faire remarquer à des soignants forcément sceptiques, on aurait plus à y perdre en crédibilité qu’autre chose.
Mais en intra-hospitalier, il y a aussi bien sur les échecs. Et autant les succès reviennent à leur domicile et donc s’oublient, autant les échecs se chronicisent et sont constamment rappelés à notre souvenir. Ils en semblent d’autant multipliés et donnent parfois le sentiment que la Thérapie Brève ne sert pas à grand chose.
Ainsi Mlle L., hospitalisée depuis plus de 10 ans. J’ai passé une année à tenter d’analyser ses symptômes, ses problèmes, sa motivation, ses tentatives de solution etc. J’ai même invité Jean-Jacques Wittezaele (docteur en psychologie, directeur de l’institut Gregory Bateson de Liège et représentant du MRI de Palo Alto) à la voir : rien n’y a fait, elle est toujours entre quatre murs avec ses angoisses, alors qu’on a vraiment le sentiment que ce n’est pas sa place.
En effet, il ne faut pas méconnaître que l’hospitalisation est une solution pour les patients et leur famille. Solution qui, dans le contexte actuel et sans doute pour longtemps encore, voire de plus en plus, apparaît comme la plus adaptée, au même titre que les psychotropes d’ailleurs. Allez essayer de faire de la psychothérapie avec une mère qui vous amène son fils de 20 ans qui vient de défoncer la porte de sa chambre en affirmant que des cambrioleurs se dissimulaient derrière ! Tentez donc de vendre à une épouse qui subit les injures et la violence de son alcoolique de mari un soi disant paradoxe du style « encouragez-le à boire encore plus ».
Problèmes de langage
On ne peut débarquer dans une institution où règne le consensus sur de multiples notions de psychiatrie classique, et prétendre parler de « client », de « visiteur », ou de « tentatives de solution », ou tenir certains raisonnements non conformes. J’avoue que depuis que je suis confronté à cette difficulté, je finis par trouver les écrits des gens de Palo Alto, notamment les derniers, presque naïfs. Eux qui, dans le droit fil d’Erickson, prêtaient une attention minutieuse et constante à la position du client, et développaient de multiples et subtiles stratégies, comment pouvaient ils continuer à jouer la clarté et la franchise dans leurs bouquins dont les lecteurs potentiels étaient des psy ? Ils savaient pourtant que ces psy étaient aussi réticents que les patients à admettre une nouvelle manière de fonctionner ? Pourquoi n’ont-ils pas développé une stratégie spécifique à leurs chers confrères pour leur vendre leur modèle ? Je finis par me poser sérieusement la question, car je crains qu’ils ne finissent comme ces grands méconnus de l’histoire des sciences que sont Semmelweis ou ce Grec qui, 500 ans avant J.C., affirmait que la terre était ronde.
J’imagine un auteur qui publierait des histoires de cas traités par la Thérapie Brève mais sans faire référence à cette dernière, et racontées avec un langage et des notions traditionnelles.
Dans mon travail et mes relations aux autres soignants, je gomme le plus possible les spécificités de notre langage pour les traduire dans le leur. J’ai banni les termes de client, plaignant ou visiteur au profit de celui de motivation. Je ne parle pas de séquence ou de contexte, mais j’insiste sur les faits concrets, je prône leur reconstitution comme le ferait un juge d’instruction, pour savoir ce qui s’est « vraiment passé » avant de formuler (si besoin) un diagnostic. J’évite certains emplois du mot « problème » et n’hésite alors pas à parler de pathologie… Je ne cite pas les « tentatives de solution », mais je m’efforce de savoir ce que le patient a fait pour « tenter de s’en sortir »… La « position » du patient n’a pas cours dans mon langage, mais je m’interroge sur sa « façon de voir les choses ». Je peux « interpréter » des trucs comme si je les sortais de mon chapeau, en montrant l’assurance gratuite qui sied en pareille circonstance.
Moyennant quoi, je puis assez souvent être sur la même longueur d’ondes que les autres soignants, surtout les plus pragmatiques (je veux parler des infirmiers) qui se posent des questions proches. Par ce biais, on en arrive parfois même à constater que les problèmes découlent de tentatives de solution maladroites.
Problèmes de stratégies
Dans les congrès, ou même dans les réunions de service, on peut se lancer dans des déclarations et des critiques radicales, assez faciles à asséner tellement, à mon avis, notre modèle nous permet de pointer nombre de dysfonctionnements criants en psychiatrie. Souligner que la sacro sainte psychopathologie n’a aucun fondement malgré 200 ans d’organicisme et 100 de génétique, que la psychanalyse s’applique à la médecine sans la moindre évaluation, que les thérapies cognitivo-comportementales relèvent du bricolage, que des gynécologues se transforment en sexologues et des gastroentérologues en alcoologues par la vertu de quelques cours du soir… est assez facile.
Il en va autrement dans les relations directes avec les collègues et autres soignants que l’on côtoie au quotidien pendant des années, et qui sont bien souvent sympathiques. Bateson nous mettait en garde contre le volontarisme, et nous devons appliquer les règles stratégiques avec les soignants comme avec les patients. A savoir : préférer la position basse, imposer le moins possible, avaler des couleuvres (exemple d’une supervision), tant que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il ne faut pas voir des clients là où il n’y en a pas. En tous cas, c’est à ce niveau qui me parait finalement le plus important, que je me sens le plus incertain et le moins expérimenté. D’où les réticences exprimées au début. Je crois cependant qu’il vaut mieux accepter le système, et l’utiliser quand on le peut. Parfois, il fonctionne d’ailleurs bien.
Par exemple, certaines déprimées fort plaintives irritent leurs familles qui les secouent à longueur de temps. Les soignants reprennent évidemment les mêmes tentatives de solution. Jouer au pur psychiatre et les traiter comme de vraies malades par des perfusions quotidiennes suivies de repos permet de les soulager simplement sans se lancer dans d’inutiles explications auprès d’un entourage qui n’en demande aucune.
Autre domaine, je puis accepter de bonne grâce qu’un patient me demande à rencontrer la psychologue pour une thérapie « en profondeur », et je la propose moi-même parfois dans des situations où cela paraît s’imposer, plutôt que d’avoir l’air d’être trop rigide ou rejetant envers une catégorie professionnelle ou une pratique admise par tous. Et si les psychothérapeutes institutionnels semblent avoir oublié ce que le « désir de l’autre » signifie, et traduisent plutôt celui de l’institution que celui du patient, il faut reconnaître que la pression générale est telle qu’ils n’ont le plus souvent pas le choix.
Conclusion
La Thérapie Brève, même si l’avenir la révèle aussi pertinente que nous l’espérons, n’entamera pas l’institution psychiatrique hospitalière de si tôt. Cette dernière, si elle se plaint beaucoup, n’a pas de vrai problème de fonctionnement, et n’est pas cliente pour un changement radical, au moins au niveau des gens qui ont le pouvoir. Je me suis laissé dire que Nardone a eu l’occasion de s’y frotter, et qu’il a abandonné rapidement : ça ne m’étonne pas.
Moi, cela continue de m’amuser d’y travailler et de l’observer. Je me demande parfois pourquoi. Probablement parce qu’elle m’apporte aussi bien des satisfactions, et que j’accepte des contraintes qui existent de toutes façons dans tous les modes de travail.
En tous cas, je crois que le changement viendra plutôt du grand public, des médias ou des intellectuels. Un exemple : Ursula Gauthier, la journaliste qui a orchestré dans le Nouvel Obs le récent débat sur la psychanalyse et les thérapies cognitivo-comportementales, m’accordait dans un courrier, qu’aucune école de psychologie actuelle ne fournissait une théorie satisfaisante de l’esprit humain. Si ce manque est perçu par certains intellectuels, il va bien falloir le combler un jour ou l’autre.
© M. Paradère/Paradoxes