Communication à la XVème journée de Rencontre de Paradoxes, le 15 octobre 2016
Alexandre JACQUES, consultant indépendant en ressources humaines
C’est à la fois un précepte et une technique que j’ai peu à peu déclinés à différents niveaux, au fur et à mesure de ma réflexion et des occasions de pratique. C’est un fondement du modèle sans doute difficile à appliquer, mais l’humilité qu’il implique et la confiance qu’il impose est d’une grande puissance : c’est comprendre que je ne sais pas mieux que l’autre ce qui est bien pour lui, même si j’ai les meilleures intentions du monde.
Avec le temps, cela devient un fil conducteur, une valeur et une posture.
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Découverte et prise de conscience :
Ne pas vouloir pour l’autre : vaste sujet, aussi complexe à embrasser qu’il est simple à énoncer. Lorsque j’ai commencé à me former à l’Intervention Systémique Paradoxale et que nous avons abordé les prémisses, la systémique et surtout le constructivisme, j’étais relativement à l’aise (en théorie du moins) avec l’idée que l’on ne peut pas connaître la réalité en dehors de soi. Cela rejoignait dans un coin de ma tête mes études littéraires et philo, le structuralisme enseigné en khâgne et mes maigres lectures sur le bouddhisme (l’impermanence des choses). Que la réalité soit sujette à caution et multiple est quelque chose qui me semble posé une fois pour toutes.
Il y a longtemps, en khâgne, même avant de réfléchir dans ces termes, que j’avais remarqué que lors d’une dissertation je pouvais défendre un point de vue ou son contraire sans difficulté. J’avais souvent l’impression en terminant une démonstration que j’aurais pu la faire de mille autres manières si je l’avais débutée autrement, ou à un autre moment. J’aimais l’idée qu’un livre est plus intéressant si on n’en connaît ni l’auteur ni l’époque. Je le pense toujours. Chaque lecteur construit son histoire à chaque lecture et ce qui vaut pour l’art vaut pour la vie. C’est le récepteur en communication qui donne le sens au message, qui définit l’implicite qu’il perçoit et qui réagit en conséquence. Il n’y a qu’à entendre une histoire que l’on a vécue racontée par un tiers, ou observer autour de soi les interactions difficiles entre deux personnes qui ont du mal à se comprendre pour s’en rendre compte.
Le principe d’aborder les situations en termes d’interactions, en évitant jugement et idées préconçues (consciemment du moins) est en effet aussi quelque chose que j’avais la sensation d’intégrer et de pratiquer, même dans l’exercice des ressources humaines. Cela n’allait pas sans une sorte de mouvement à contre-courant dans le monde de l’entreprise, qui cherche en permanence les causes et les coupables.
Mon conjoint étant formé depuis plus longtemps que moi à l’Intervention Systémique Paradoxale, nous avons souvent discuté sur ce sujet. Lorsque j’étais encore RH dans une compagnie d’assurance, j’avais le réflexe d’interpeller les managers qui venaient se plaindre d’un collaborateur ou me demander d’agir dans un sens ou dans un autre, en les faisant s’interroger sur le contexte des exemples qu’ils me donnaient. J’arrivais à leur faire prendre conscience qu’ils étaient partie-prenante d’une interaction avec leurs collaborateurs et j’essayais, le moins maladroitement possible, de les inviter à regarder les choses sous un angle différent et plus large, en s’envisageant à l’intérieur de ce qu’il me racontaient et non à l’extérieur.
Mais c’est lorsque j’ai commencé à prendre la mesure de ce « non vouloir » que le vertige m’a pris. Pas tant à cause de la définition première des termes ou de l’attitude que cela impose, mais j’ai réalisé les implications infinies de ces quelques mots dans tous les domaines de la vie et de la relation humaine. Et depuis j’explore, je tente, je loupe et je réussis de temps en temps. Ou pas.
J’apprends et je réfléchis souvent par à-coups. Ne pas vouloir pour l’autre a fait sens pour moi le jour où la formatrice nous a montré un de ces extraits de films qu’elle a le secret de repérer pour illustrer le modèle.
Il s’agissait d’un film de Ken Loach je crois, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Une femme, visiblement maltraitée par la vie et par son mari, venait demander à un médecin de lui prescrire des somnifères car elle voulait dormir. Elle ne demandait rien d’autre et ne semblait guère avoir envie de parler de sa vie. Elle ne se plaignait pas, mais sa situation, ce qu’on en devinait, était de nature à déclencher l’empathie. Le médecin lui a donc prescrit des comprimés pour quelques jours, en échange de son engagement d’aller voir un psy. On voit ensuite la femme qui n’a rien demandé et qui n’a rien à dire dans le cabinet du psy, et la formatrice coupe.
« Alors ? »
La plupart d’entre nous, moi aussi sans doute je ne me souviens plus, avons spontanément approuvé l’initiative du médecin qui venait en aide à cette femme en souffrance. Assurément. Sauf qu’elle n’avait rien demandé, à part des somnifères. Elle n’était pas cliente pour le changement, elle savait ce qu’elle voulait. Mieux que le médecin. Bien sûr…
Nouveau territoire à ne pas conquérir :
Tout est parti de là. J’ai entraperçu toute la profondeur de cette formule lapidaire.
Bien sûr, l’autre sait mieux que moi ce qui est bien pour lui… Il sait mieux ce qui lui fait du mal ou du bien. Il sait mieux ce qui est important pour lui. En tout cas, il sait s’il veut changer. Et ce que je vois, ce que j’y mets avec ma vision du monde ne me rend pas légitime pour le contraindre, ou même juste l’inviter, à changer contre sa volonté ou son envie. Cela semble évident dit comme ça, mais on a toujours mille raisons de penser le contraire, au nom de la vision extérieure, du recul critique, parce que l’on se prétend hors de la dimension affective du problème. Et puis il y a les grandes vérités : le bon sens, l’instinct de conservation (que nous partageons tous, n’est-ce pas ?), la réalité (non, justement…), le travail bien fait, la raison, les valeurs, la morale, le respect de soi, des autres, des règles…
Je pourrais continuer encore longtemps. Ce sont autant de notions que chacun de nous peut invoquer de bonne foi pour prétendre prendre le contrôle des décisions de l’autre, le convaincre qu’il devrait changer de travail, de conjoint, qu’il devrait manger ça plus qu’autre chose, qu’il devrait faire du sport… Toutes ces injonctions font sens dans la vision du monde de celui qui veut pour l’autre, mais elles ne lui donnent pas le droit d’intervenir, encore moins de le confronter.
Il faut donc commencer par faire taire tout ça, se faire taire, puis se dire, humblement, « je ne sais pas mieux que l’autre ce qui est bien pour lui, ce qu’il doit faire ou ne pas faire ». En aucun cas. C’est extrême, mais je crois que c’est vrai.
En fait, non seulement je ne dois pas, mais surtout je ne peux pas vouloir pour l’autre.
Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas se tromper. Si tant est que « se tromper » conserve un sens après tout ça. En tous les cas il peut faire des choses qu’il regrettera, il pourra avoir le sentiment de s’être trompé. Mais quand on se donne la peine d’y réfléchir : il n’y a aucune raison pour que je sache/que j’aie su mieux que lui quoi faire. Aucune. Pas même mon expérience réelle ou supposée, si je veux bien me rappeler que l’on ne « typologise » pas les faits ni les gens et que chaque situation est reliée à un contexte hautement volatile, toujours différent et jamais reproductible.
Je parlais bien de vertige. Le vertige de la déconstruction de plus de 40 ans d’habitude. Pour autant, cette déconstruction, ce processus en cours et qui ne s’arrêtera a priori jamais, n’est pas douloureux pour moi.
Je le vis comme une libération : pas besoin d’avoir un avis sur tout, pas besoin de consommer de l’énergie pour convaincre ou faire agir les autres, pas besoin de vouloir sans cesse. Cela ne veut pas dire ne pas échanger et discuter avec l’autre (« on ne peut pas ne pas communiquer », n’est-ce pas ?). Mais l’humilité qui découle de cette prise de conscience et de sa mise en pratique m’a ouvert un territoire infini.
Pas besoin de convaincre, pas besoin de réagir à tout ce qui est dit autour de soi, pas besoin de se sentir offensé, pris à partie, consulté, mis à contribution, si je ne le veux pas.
Et chaque petit pas dans cette direction me fait me sentir plus léger, d’autant que je n’ai aucune intention de me fixer un but précis. Je crois même que j’essaie quelquefois de ne pas vouloir pour moi.
Je l’ai fait et observé sur un sujet qui m’a beaucoup transformé ces derniers mois/années. J’ai changé ma façon de m’alimenter de manière assez drastique, mais étape par étape, j’ai laissé faire : des lectures, des expériences et des conférences m’ont influencé, mais j’ai fait en sorte de ne pas laisser les autres vouloir pour moi. Puis quand j’ai senti la transformation de ma vision du monde, j’ai essayé de ne pas m’auto influencer. Résister à la tentation de me dire « ce que je fais est bien, je dois aboutir vite et je n’ai plus le droit de manger ça ou ça » mais ne pas me dire non plus « c’est une idiotie, il faut que ça cesse et que j’oublie tout ça ». A un moment j’ai perdu le sens de la norme et donc de la direction que je prenais et les choses sont « tombées en place ». Tout cela est bien sûr un peu artificiel, mais je suis sûr que si j’avais vécu cette transformation avant d’aborder cette notion de « ne pas vouloir pour l’autre », j’aurais traversé un conflit intérieur et une tension entre ce que je voulais, ce que je croyais vouloir, ce que les autres voulaient pour moi ou que je croyais qu’ils voulaient etc.
Ce n’est pas un chemin, mais plus un état que je vise. L’état de non vouloir pour l’autre.
Après avoir un peu pratiqué ici ou là ce qu’il est convenu d’appeler le modèle, j’avais une préoccupation pratique. Comment être sûr que je suis dans la bonne posture et que j’utilise « le paradoxe ». Quand dois-je m’en servir ? Comment décider ? C’est une réponse de la formatrice qui a occasionné le second déclic dans ma compréhension du non vouloir : « une fois que l’on a adopté cette façon de voir le monde, on ne peut pas ne pas appliquer le modèle ». C’est une sorte de recadrage, une nouvelle vision des choses, un peu comme si l’on avait chaussé des nouvelles lunettes. Et ces lunettes j’ai choisi de ne plus les enlever. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que je le pourrais, même si je le voulais.
Etre DRH avec mes lunettes :
Je suis DRH à temps partagé. J’accompagne à la fois les dirigeants, les équipes et les individus, sur toutes sortes de problématiques dès que quelqu’un les qualifie de RH. Je ne trie pas, je prends tout. Dans mon travail, ne pas vouloir pour l’autre ce serait me mettre en position d’observer les interactions sans essayer de les orienter en fonction de mon jugement, de mon avis, ni même de mon envie de bien faire.
Je suis en partie payé pour trouver des solutions. Alors dans ma pratique de DRH à temps partagé, avec mes lunettes, je suis un peu en équilibre : je m’abstiens de vouloir trouver mes solutions pour les leur faire accepter. Je tente de faire comprendre à mes interlocuteurs que LA solution avec un grand S n’existe sans doute pas. Mais qu’en fonction des données du problème (le contexte) ils peuvent faire des choses. Concrètement, je fais parler, je tente de simplifier les situations, de démêler les problèmes et souvent, ça suffit. Permettre à mes clients de mettre des mots sur les choses est parfois ce qui les aide le plus.
Quand il s’agit d’une vraie décision à prendre, je fais en sorte de faire émerger celle de mes interlocuteurs ; le RH est de toute façon plus un conseil qu’un décisionnaire. Ne pas vouloir pour l’autre dans un monde où il existe une hiérarchie, m’oblige à adopter différentes postures, à appréhender les contraintes, les forces et les risques, mais profondément, j’essaie de d’imprimer le moins de décision volontaire sur le système.
Même quand je fais du recrutement, je questionne aujourd’hui différemment les candidats. Je ne saurais pas expliquer exactement comment, mais j’explore plus que je ne creuse, je recense et j’évalue les compétences et l’expérience (c’est ce qu’on me demande) mais je ne juge pas la personne, je n’ai pas d’avis sur ses choix et ses expériences. Je raisonne en termes d’adéquation à un besoin et non en termes de qualités intrinsèques auxquelles je ne crois plus guère.
Et je suis convaincu que quelqu’un qui ne convient pas ici sera parfait là. « Il n’y a pas de mauvaise herbe » », comme on dit en systémique… Personne n’est bon ni mauvais dans l’absolu (je parle de compétences, mais cela vaut pour la morale aussi). Sa valeur est liée au contexte, à la qualité émergente des relations qu’il va tisser et construire par ses interactions avec les autres dans un contexte donné, aux systèmes dans lesquels il va évoluer et à une foule de choses que personne ne maîtrise. Ça pilonne pas mal de certitudes et j’ai réalisé que les certitudes m’ont toujours paru plus cassantes et fragiles que les doutes.
Dans un monde idéal, je ne trouve donc jamais LE candidat, mais je propose un ou plusieurs candidats et je laisse mon client vouloir pour lui-même. J’ai l’impression de ne devoir convaincre personne, ni le candidat ni le client.
Distance ou humilité, cela m’évite beaucoup de tension, comme si mes lunettes me préservaient d’une intensité, d’une pression.
Bien-sûr on attend souvent de moi un avis, un conseil, sur tout un tas de sujets. Je le donne avec plaisir, j’adore donner mon avis, mais profondément je laisse mes interlocuteurs faire autrement, choisir une solution que je n’ai pas proposée, faire le contraire. Donner un avis n’est plus pour moi un moyen de faire aller les choses dans mon sens et de changer quelque chose, c’est un point de départ, quelque chose que je livre pour alimenter une réflexion qui va se poursuivre. Je donne mon avis, je l’offre (moyennant finance dans mon métier et gracieusement le reste du temps) littéralement.
Si d’aventure, surtout lors d’entretiens individuels, un collaborateur me remercie, me dit que j’ai raison ou même simplement que ça y est, il y voit clair, il sait ce qu’il veut, je le freine. Autrefois j’aurais été ravi et je me serais sans doute dit que je venais de régler son problème et de faire du bon travail. Mais là, j’essaie de ne rien me dire. Je réponds qu’il faut encore réfléchir ou bien que l’on se trompe peut-être, que l’on n’a sans doute pas tous les éléments… que les choses vont peut-être se présenter autrement. Le pire est qu’on me dise merci.
Je reste moi-même, je suis enthousiaste et promouvant, j’adore faire réfléchir, je questionne de mon mieux, je tente de recadrer, j’use de métaphores, et mes lunettes m’empêchent d’aller trop loin. Quand je sens que j’entraîne l’autre, je résiste au plaisir que ça me procure et je fais en sorte de lui rendre le contrôle.
J’apprends à ne pas enfoncer le clou, à laisser l’autre faire son miel, ou pas, de ce que je dis, s’il l’a entendu. Par exemple, je fais aussi un peu de formation et j’ai réalisé que je ne suis plus frustré, contrairement à quand j’en faisais autrefois. Je me disais que j’avais quelques heures ou une journée pour convaincre mes stagiaires et leur faire apprendre et changer quelque chose. Le fait de les laisser partir et de ne plus les revoir, et de savoir que la plupart n’allaient pas utiliser ce que nous avions étudié et partagé, ou l’utiliser « mal », me contrariait. C’est une des raisons pour lesquelles je n’aimais pas la formation.
Mais maintenant j’adore : je vis une interaction avec un groupe, ils sont là sous la contrainte de l’entreprise et moi aussi d’une certaine façon, donc mon rôle et le leur sont clairs pendant le temps que dure la formation. Je n’ai donc quasiment qu’une chose à faire : parler, donner de l’information et échanger (ce que j’aime) et mon unique but est de leur donner tout ce que je peux. J’explique, j’anime, je recadre, je replace dans le contexte, je m’amuse à essayer d’élargir leur vision des choses et ce qu’ils en feront ne me regarde pas, je ne veux pas qu’ils retiennent, fassent, changent…
J’espère juste, par amour de l’autre et par instinct de conservation économique, qu’ils seront contents et qu’on sera satisfait de ma prestation, mais comment, je ne cherche pas à le contrôler.
Je pourrais donner d’autres exemples, mais tout revient à alimenter cet état de non vouloir que je sens de plus en plus s’ancrer. La route est longue et semée d’embuches, ou mon « nouvel état » est fragile, mais cette fragilité est un confort et avec mes lunettes je vois plus loin, ou plus près ou les deux à la fois.
Je me sens dans une posture plus écologique pour moi et je suis plus aligné en voulant moins. Plus humble, plus à l’écoute. Cela vaut pour toutes les composantes de ma vie, le travail bien sûr, mais pas seulement. Je joue à l’anthropologue (autre grande révélation pour moi que cet exercice fait à l’Ecole du Paradoxe), qu’il s’agisse de burkini, de politique ou d’alimentation humaine. Mais c’est une autre histoire…
© Alexandre Jacques/Paradoxes
Ce n’est pas facile pour moi qui découvre ça de comprendre, et je pense que pour arriver à ce niveau il faut beaucoup réfléchir et aimer les autres.