Communication à la troisième Journée d’Étude de Paradoxes, 16 octobre 2004
François Bernard, psychologue, Line Cogné, psychosociologue, Estelle Templier, animateur socioculturel
Résumé: A « La montagne vivra », le Service d’Accueil d’Urgence reçoit des jeunes en situation de crise, avec comme objectif de leur trouver une orientation stable en moins de deux mois. Bien que n’étant pas dans un cadre thérapeutique, l’équipe s’appuie sur les principes et les outils de base de la thérapie brève. L’organisation, la structuration de la vie quotidienne, les interventions d’opportunité… permettent de travailler sur plusieurs niveaux.
Nous vous proposons de partager notre expérience et nos interrogations
A/ Le contexte de l’intervention
Le service d’accueil d’urgence est mandaté pour évaluer des situations et travailler à l’orientation de jeunes (13-21 ans) placés pour toutes raisons relevant de la protection de l’enfance, jusque et y compris en alternative à la prison.
Les jeunes sont reçus en urgence, après avoir été l’objet d’une ordonnance de placement par le tribunal des enfants, pour un séjour que nous essayons de maintenir à deux mois maximum. Le jeune arrive en rupture (de sa famille, d’un foyer, de la rue…).
La prise en charge est assurée 24h sur 24 par dix intervenants qui se relaient, avec des passations d’informations trois fois par jour. Les intervenants ont des formations d’éducateur spécialisé, d’assistant social, de psychologue… Il n’y a pas de spécialisation dans les tâches. Tout le monde fait tout : entretiens, démarches, … les plages horaires sont réparties de façon uniforme sur tout le monde : jour, soirée, nuit.
Durant le temps de son séjour, le jeune reste ou est remis en activité. Il peut rester dans son établissement scolaire ou être inscrit dans un autre, mis en stage… Les contacts avec le réseau familial sont maintenus, voire repris s’il n’y en avait plus. Parallèlement à la tentative de maintien d’un rythme quotidien, un travail avec les parents et le réseau familial est effectué.
Le jeune est donc placé en urgence dans la journée suite à un appel téléphonique. L’urgence détermine le cadre d’intervention. C’est une action circonscrite dans le temps et les effets pour déterminer une orientation rapide et adaptée en fonction de critères spécifiques à chaque situation.
Compte-tenu de la complexité des situations et de la dégradation des relations, compte-tenu du cadre institutionnel, notre travail ne peut être que modeste. Il vise à ce que de nouveaux possibles puissent se rejouer ailleurs, en famille ou en foyer ; que le jeune (et/ou sa famille) (ré)intègre un lieu avec des attentes qui lui appartienne.
Les situations sont extrêmement différentes tant dans les circonstances que dans le positionnement des individus par rapport à ce qu’ils vivent. Ils n’ont en commun que la volonté de ne pas laisser les adultes s’ingérer dans leur vie. Ce positionnement, à travers leurs patterns, s’exprime de façon différente, de la passivité à la violence.
Le placement peut être vécu également comme la solution. La famille reprend sa vie sans le jeune et se rééquilibre sans lui. On peut également penser que, lorsque le jeune a été exclu d’une structure d’accueil, trouver un autre lieu d’accueil plus adapté, avec d’autres personnes, soit une solution. Le risque est alors que le jeune se retrouve en situation de répétition si rien ne change en lui.
Il faut donc aller très vite et saisir ce moment d’instabilité. De plus, nous devons éviter que le jeune ne «s’installe». Les modalités et les conditions de la prise en charge favoriseront donc sa volonté d’aller construire ailleurs.
L’objectif du séjour est bien sûr de trouver l’orientation la plus adaptée, et le lieu qui accepte d’accueillir le jeune, sachant que tous les lieux demandent l’adhésion du jeune à son projet. Ainsi, notre intervention vise des petits changements pour que, dans l’accueil suivant (foyer ou famille), de nouvelles postures rendent possible une reprise de cheminement.
B/ L’utilisation du modèle
Nous ne sommes pas dans un contexte qui permette une application pure du modèle. Dans la mesure où nous transposons un modèle d’intervention dans un autre contexte, il faut analyser les concepts du modèle de Palo Alto pour tenter de les adapter à notre travail. Dans ce cadre, par exemple, la notion de client, capitale dans la méthodologie du modèle, peut être revendiquée par plusieurs protagonistes : le juge qui a ordonné le placement, l’aide sociale à l’enfance à qui le jeune est confié, la famille, le jeune même, parfois… Se pose alors la question de déterminer qui est le client, et pour quel problème…
Si ces interrogations sont indispensables tant au niveau du positionnement qu’au niveau de l’utilisation de l’outil, nous ne rentrerons pas ici dans les détails de la technique. Nous préférons aujourd’hui illustrer comment nous utilisons les principes liés à l’approche de Palo Alto.
L’application du modèle ne va donc pas de soi. Mais la prise en charge permet d’avoir plusieurs angles d’interventions possibles :
– les entretiens avec toute personne intervenant dans la situation (parents , famille élargie, réseau…)
– les entretiens avec le jeune en saisissant des moments propices et souvent inattendus, par exemple dans la voiture lors d’un accompagnement en chambre d’hôtel
– la gestion du quotidien.
Les entretiens
Nous partons de ce que le jeune et sa famille apportent sur leur situation, et de leur demande ou non-demande. Les attendus du magistrat sont intégrés dans le contexte.
L’utilisation de la grille permet un recueil d’informations sur le système, de repérer si quelqu’un est client, de quoi, les tentatives de solution, … et de toute façon de saisir les interventions d’opportunité, de recadrage, … Les entretiens permettent de travailler directement sur le système quand cela est possible.
Le repérage des particularités propres à chaque situation permet de mettre en place des stratégies et éventuellement de faire des liens avec la gestion du quotidien.
Un exemple :
Dans la vie d’Éric (14 ans) il y a un frère jumeau, un petit frère, ses parents, ses grands-parents, une tante. Éric est le seul de la fratrie qui pose vraiment des problèmes : il pique des crises où il casse tout, il est déscolarisé… Les parents ont « tout essayé » et demandent le placement ; c’est le couple et l’éducation des deux autres enfants qui sont en jeu.
Il y a toujours un des protagonistes pour penser que les autres n’ont pas su faire et se proposer de prendre les choses en main jusqu’à ce que la main tourne. Éric a toujours quelqu’un dans sa poche : ce n’est pas de sa faute, tout le monde sait bien que la gémellité pose des problèmes…
Les entretiens familiaux ont permis de travailler avec les uns et les autres, de proposer des tâches.
Dans la gestion du quotidien au SAU, les règles de vie de sa famille sont respectées ; qu’Éric casse ne nous dérange pas. La seule fois où il s’est énervé et a renversé violemment la table, c’était lors d’un entretien avec sa famille ; devant eux, ses patterns étaient encore opérants. Nous avons laissé faire, puis Eric est sorti en claquant la porte. Nous avons repris l’entretien avec les grands-parents et la tante comme s’il ne s’était rien passé. Quand ils sont partis, Éric est venu les enlacer pour leur dire au revoir comme si rien ne s’était passé, au grand étonnement de sa famille.
Par rapport à l’école, Éric avait un désir dont sa famille souriait gentiment, car c’était irraisonnable : il aurait aimé être avocat. Dans la semaine, Éric était attendu dans un cabinet d’avocats pour effectuer un stage. Cette revendication-là a été entendue.
La gestion du quotidien
Au quotidien, de façon systématique, nous installons un mode interactionnel qui vise à saisir chaque interaction comme occasion de faire vivre des expériences différentes. Il s’agit, soit en s’appuyant sur la relation elle-même, soit en utilisant la prise en charge qui permet de jouer sur l’environnement, d’expérimenter des situations dans lesquelles les patterns ne sont plus opérants.
En concomitance, il s’agit de mettre en œuvre à travers les interactions proposées, les principes de base de la thérapie brève, tels que la prise en charge individualisée, l’utilisation de tout ce que le jeune apporte, le développement de la responsabilité, la définition d’une stratégie, la communication avec les émotions, l’attente positive (c’est-à-dire l’attitude neutre et confiante à la fois des intervenants)…
C/ Un fonctionnement et une organisation au service de l’interaction
Pour que les interactions in vivo et la gestion du quotidien puissent être des supports d’interventions possibles et opérantes, certaines conditions sont nécessaires.
– La prise en charge doit être individuelle et individualisée.
– Pouvoir jouer sur l’environnement suppose d’être le moins possible limité par des protocoles, par des modalités internes, et d’être inventif sur les possibilités d’accueil et d’actions. La gestion du quotidien est réinventée tous les jours, en fonction des besoins ou des opportunités.
Par exemple, il y a plusieurs modes d’hébergement possibles (l’internat, la chambre d’hôte, la chambre d’hôtel). Le mode d’hébergement peut changer en cours de séjour. De même, les activités sont spécifiques à chaque jeune.
– Comme nous nous appuyons sur ce que le jeune propose à l’instant présent, il n’est pas possible de différer la réponse. Nous nous devons d’être réactifs.
Les jeunes n’ont pas de référent. Chaque intervenant présent et disponible reçoit le jeune ou effectue les démarches avec lui. Il n’est pas question d’attendre les horaires ou le jour de travail d’Untel. Chacun doit être à même de saisir toute opportunité d’intervention spécifique.
Quelques exemples :
Sabrina a 14 ans ; elle est placée depuis l’âge de 3 ans ; elle n’a plus de contact avec sa mère et voit son père lorsqu’il sort de prison. Elle arrive au service suite à son renvoi d’un foyer. Sabrina ne supporte pas d’attendre, les éducateurs doivent être immédiatement à sa disposition, et si nous ne répondons pas assez vite, elle préfère ensuite tout refuser.
Comme nous l’avons fait attendre, Sabrina vient nous informer qu’elle part en fugue ; saisissant cette proposition, nous décidons de la suivre et nous lui proposons de partir avec elle en voiture : nous aussi nous en avons marre d’attendre… Sabrina, intriguée, accepte de fuguer avec notre collègue. Ils roulent pendant une demi-heure. Sabrina ne sachant vraiment où aller, demande d’être raccompagnée à sa chambre d’hôte. Arrivée à destination, Sabrina remercie l’intervenant ; celui-ci lui fait part de sa déception : ce n’est pas si marrant que cela la fugue… Et Sabrina lui a répondu que parfois c’était même triste.
Djamel a 17 ans, il arrive accompagné de trois policiers en civils. Il ne veut pas du placement, le magistrat lui a imposé de quitter le domicile de sa mère. Djamel est déscolarisé depuis plus d’un an, sa mère n’arrive plus à savoir ce qu’il fait de ses journées et ne sait pas quand il va rentrer. Rien à son arrivée ne pose de problème à Djamel, sauf que le Magistrat s’immisce dans sa vie. Nous décidons, à l’accueil, d’une mise en activité rapide. Pas le temps de parler des raisons de son placement, Djamel est attendu par l’équipe de prévention des CRS pour encadrer les activités nautiques et sportives pour des enfants de 10 à 15 ans. Le stage a duré une semaine, Djamel est décrit comme un jeune sérieux qui applique les règles de sécurité et sur qui les encadrants peuvent compter.
Une semaine pour se dire que le monde peut tourner autrement. Djamel s’est trouvé dérangé par ses sautes de violence et il a pu rencontrer un professionnel. Il était demandeur.
– Un travail en articulation est indispensable :
• Avec les partenaires extérieurs sollicités (collège, lycée, les entreprises, les lieux d’accueil pour des activités ou rencontres ponctuelles, les structures spécialisées …). Ces personnes sont toutes différentes, elles ont leur cadre, leur avis et leur façon d’être. Nous devons le prendre en compte. S’articuler avec elles est leur permettre d’avoir un rôle à jouer en leur donnant les éléments dont elles ont besoin pour que l’expérience à vivre par le jeune puisse être différente.
• Avec le jeune : tout est fait et dit devant lui. Tout ce qu’on ne peut pas partager avec lui, on préfère ne pas le savoir. Pouvoir, en sa présence, le présenter en donnant les éléments dont les gens ont besoin pour se positionner (et ce de façon telle qu’il puisse l’entendre) permet de jouer sur plusieurs axes (le recadrage, la responsabilité, l’orientation vers…) et de changer de niveaux d’interaction. Changer une seule carte peut modifier toute la donne.
• Entre les intervenants eux-mêmes : c’est un travail de relais qui nécessite la synthèse et la transmission des informations pertinentes. En amont, c’est partager un positionnement commun par rapport à notre rôle, et maintenir le cap grâce à une culture partagée des principes de la systémique. Nous ne sommes ni dans l’éducatif, ni dans le relationnel, ni dans la thérapie. L’objectif est de faire vivre aux usagers des expériences vivantes au plus près d’eux-mêmes, sans rien vouloir pour eux et sans rien en attendre.
© F. Bernard/Paradoxes, © L. Cogné/Paradoxes, © E. Templier/Paradoxes