Communication à la XIVème journée de Rencontre de Paradoxes, le 17 octobre 2015
Georges ELKAN, pédo-psychiatre
L’originalité de la thérapie brève était un paradoxe. Elle était originale entre autres parce qu’en délaissant le cheminement sémiologie-pathologie-thérapeutique, elle se trouvait à contre courant de la plupart des autres psychothérapies. A un autre niveau, le paradoxe intervenait comme un des outils favorisant le changement dans les interventions tant d’opportunités que planifiées propres au modèle de Palo Alto.
En 2015, que sont devenues l’originalité initiale de cette pratique et l’utilisation bien spécifique qui y était faite du paradoxe ?
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La marmotte, c’est comme le paradoxe. Le même mot a deux significations : un petit mammifère et une valise à échantillons pour la marmotte, une idée à l’encontre du sens commun et une antinomie pour le paradoxe. Zoologie et articles de voyages, d’un côté, sciences sociales et logique de l’autre. « Paradoxes », le nom de notre association centrée sur la thérapie brève systémique, porte un « s ». Deux raisons au moins à cela : d’une part le domaine internet paradoxe sans « s » était déjà occupé, d’autre part, nous nous intéressons aussi bien aux bagages qu’aux rongeurs hibernants. Si le paradoxe logique reste bien visible dans notre pratique, il n’est pas constant qu’il soit perçu comme paradoxal, on verra que ça dépend du contexte. Quant à la thérapie brève systémique, peut-elle encore être perçue comme paradoxale ?
D’après nos théoriciens, qui s’appuient volontiers sur des exemples historiques, il arrive spontanément aux êtres humains d’utiliser le paradoxe pour influer sur leurs interactions. On peut aussi trouver des exemples dans la littérature. Ainsi, Courteline, dans « Messieurs les ronds de cuir » décrit, en 1893, les relations et interactions dans une administration d’Etat imaginaire, la Direction des dons et legs. Dans l’extrait qui suit, un n-1 demande au directeur la révocation d’un subalterne qui, notamment, fait faire son travail par un autre.
« Par un autre ? [répond le directeur] Eh pardieu, c’est bien ce qui fait de lui le plus précieux des employés !… Comment, vous ne comprenez pas ça ? Cette évidence vous échappe, que tenant d’autant plus à sa place qu’il a moins de peine à la remplir, il fera tout pour la garder par cela seul qu’il fait tout pour la perdre ?… que l’excessif même de ses torts nous est le garant assuré des prodiges qu’il accomplira pour acheter leur impunité, et que plus il mettra d’opiniâtreté à ne pas s’acquitter de sa tâche, plus il déploiera d’énergie à s’en décharger sur les autres et à stimuler leur ardeur ?… Raisonnons. Larhier gagne deux mille quatre cents francs par an qui lui coûtent juste, en gros et en détail, la peine de se baisser pour les prendre : de l’argent trouvé, autant dire. Et cet argent, il irait, l’insensé, s’exposer bêtement à le perdre ? Allons donc ! L’invraisemblance d’une telle hypothèse crèverait les yeux à un enfant de dix-huit mois, et il faut, pour que vous-même n’en soyez pas aveuglé, qu’un furieux amour vous possède, du sophisme et du paradoxe.
« -Paradoxe ! fit l’autre ; paradoxe ! Je fais des paradoxes, moi ?
« C’en était trop. Il était dépassé. D’un grand geste désespéré, il abandonne la partie, s’en tenant alors à d’ironiques petits rires où ses nerfs tâchaient à se détendre, tandis que (…) [le directeur], implacable, poursuivait, répétait : « Eh oui !… vous faites comme M. Jourdain faisait de la prose : sans le savoir. Que voulez-vous ; vous êtes une nature compliquée » »
Marcel Schwob, préfaçant les Ronds de cuir, y voyait un exemple de l’humour en littérature. On continue à rire 120 ans plus tard. Cependant, le lecteur actuel orientera un peu différemment son regard que celui du XIXème siècle. Il verra à côté du comique et de ses mécanismes, une description tout-à-fait plausible d’organisation du travail problématique avec au moins deux situations de harcèlement caractéristiques. Aujourd’hui, le rire se fige à la fin du roman devant le meurtre du n-1 cité plus haut par un autre de ses collaborateurs que tous les membres du service voyaient devenir de plus en plus incohérent et isolé tandis qu’il développait une activité bizarre. Le directeur avait bien sûr empêché toute action qui aurait pu éviter cette fin catastrophique. Il avait utilisé, entre autres, le paradoxe dans sa stratégie pour bloquer toute demande des subordonnés à son égard.
Le paradoxe du directeur des « Ronds de cuir » est un paradoxe d’ordre logique construit à partir d’une proposition qui contient sa contradiction. Ses effets dans les systèmes relationnels humains problématiques mais aussi comme leviers pour y favoriser le changement font partie des prémisses de notre modèle thérapeutique. Le paradoxe est pénible quand il est adressé par un interlocuteur qui intervient dans son seul intérêt, voire dans le but affirmé de nuire. Venant au bon moment d’une personne bienveillante et attentive, il acquiert des vertus apaisantes car il ouvre une autre vue sur les difficultés affrontées. Il est ainsi couramment utilisé dans les rapports humains et, l’humour qui s’y rattache n’est pas reçu comme une agression.
Au cours des années 1930/40, à partir de prémisses différentes de celles sur lesquelles l’école de Palo Alto travaillera un peu plus tard , Victor Frankl, en Autriche, fonde un modèle thérapeutique, la logothérapie. Le paradoxe y est théorisé et intégré comme un certain type de recadrages. Frankl base cette thérapie sur la raison (logo en grec) de vivre de l’homme et ses efforts pour en découvrir une. Ces efforts constituent pour lui une force motivante fondamentale. Citons le partiellement à partir de « Découvrir un sens à la vie avec la logothérapie » [Les éditions de l’homme, 1988, pp 110 et 130, pour la traduction française] :
La logothérapie « aide le patient à sortir des cercles vicieux et des mécanismes de rétroaction qui jouent un si grand rôle dans le développement des névroses ». Et plus loin en rapport avec notre propos « L’intention paradoxale (…) est fondée sur le double fait que la peur provoque l’effet qu’on appréhende et que l’hyper intension empêche la réalisation du désir(…) En vertu de cette technique, [décrite dans un texte de 1939], le thérapeute invite le patient à adopter en pensée, ne fût-ce qu’un instant, le comportement qu’il appréhende. En voici un exemple. Un jeune médecin me consulta parce qu’il éprouvait une crainte constante de trop transpirer. Or l’anxiété qu’il éprouvait rien qu’à y penser suffisait à le faire transpirer d’abondance. Afin de briser ce cercle vicieux, je lui conseillai, à chaque nouvel accès, de décider de montrer cette capacité anormale à ceux qui l’entouraient. A la suite de notre entretien, chaque fois qu’il rencontrait une personne susceptible de déclencher en lui son angoisse d’anticipation, il se disait : « Je n’ai sué qu’un litre d’eau jusqu’à présent, mais maintenant, je vais en suer au moins dix ! » Résultat : ayant souffert de sa phobie pendant quatre ans, il put, après une seule consultation, s’en libérer de façon permanente en moins d’une semaine. (…) cette technique consiste à renverser l’attitude du patient en transformant sa peur en un désir paradoxal. »
Cet exemple de prescription du symptôme montre donc l’existence d’une théorisation du paradoxe thérapeutique antérieure aux années californiennes 50/70. Cela relativise-t-il l’originalité de la thérapie brève et, à l’époque où elle est élaborée, son aspect paradoxal ? Les prémisses des deux thérapies sont si différentes que la question n’est peut-être pas pertinente.
Le modèle de Palo Alto avait couvé à partir des conférences Macy au cours des années 1940-1950. G. Bateson y participait. Le psychiatre hypno thérapeute Milton Erickson y était invité. Discuter à la fois d’hypnose et de cybernétique, c’était déjà peu dans le sens commun. Les théories majoritaires alors étaient rattachées à des concepts psycho dynamiques. Psycho dynamique renvoie à des théories centrées sur les processus intrapsychiques et la recherche de structures mentales qui expliqueraient les troubles. Ces troubles ne sont pas la cible de ces thérapies. Ils y sont le signe des conflits sous-jacents : véritable objet du traitement. Ce type de raisonnement conduit au diagnostic de déficiences individuelles puis à la recherche de l’origine de ces déficiences dans l’histoire du patient, en particulier dans son enfance. Les éventuels effets thérapeutiques sont attendus de la prise de conscience et de la compréhension des conflits cachés.
C’est un raisonnement linéaire à mettre en parallèle avec celui qui conduit la démarche thérapeutique en médecine. On part des symptômes dont le rassemblement définit une pathologie. Ceci permet de choisir le traitement adapté. La sémiologie conduit à la pathologie qui aboutit à la thérapeutique. Ça semble du bon sens et c’est le plus souvent efficace dans les disciplines médicales.
Le bon sens donne aussi des résultats dans le domaine des problèmes auto centrés ou interpersonnels. Suivant le même cheminement, symptômes-pathologie-traitement, les thérapies raisonnables conduisent à des diagnostics et à des traitements codifiés. Pour certains modèles, le traitement étant invariable, on pourrait s’interroger sur l’utilité de l’ensemble de la démarche. Pour d’autres, les protocoles thérapeutiques adaptés, codifiés et précis peuvent sembler légitimes et confortables car évaluables en apparence et faciles à reproduire.
Presque tous ces modèles de bon sens cherchent à modifier l’organisation cognitive et le fonctionnement mental où la pathologie se développe. Paradoxalement par rapport à notre propos, sous d’autres noms, les recadrages, sont souvent parmi les techniques utilisées. Une interprétation non plaquée et réussie en psychanalyse montre un air de famille avec un recadrage. Certaines démarches des thérapies cognitives qui visent à modifier les pensées liées à un évènement ou un contexte y ressemblent, vues à travers des verres correcteurs « palo altiens » suffisamment épais.
A partir de prémisses systémiques et cybernétiques, la pensée humaine peut construire des modèles aux fonctionnements inattendus de notre point de vue. Ainsi, certaines des écoles de thérapie systémique qui s’appuient sur le modèle de Palo Alto ont fini par élaborer des thérapies pleines de bon sens avec pathologie et traitement adapté. En continuant à nous revendiquer du néologisme non « pathologisant » nous restons donc paradoxaux face à ce type de modèles.
Le constructivisme radical qui postule que la réalité n’existe pas en soi devrait nous préserver de « pathologiser » dans le cadre de la thérapie. En dehors de ce cadre, ce genre d’exercice est si stimulant pour un médecin qu’il ne peut pas s’en abstenir totalement. Chez les quelques non médecins aussi, les risques de déviation vers le bon sens restent grands, ne serait-ce qu’à cause du besoin de classification et d’ordonnancement propre à la condition humaine. On cherchera à « plus » définir des procédures. On voudra « plus » organiser le cheminement thérapeutique. A force de « plus » d’amélioration, des situations types associées à des procédures spécifiques sont définies. Et c’est à nouveau le « bon sens ».
Mais comment rester paradoxal si l’on est chargé d’enseigner le modèle ? Les présentations linéaires qui rappellent le raisonnement médical sont-elles évitables ? Comment faire pour ne pas aller des prémisses historiques vers les fondements théoriques puis leurs conséquences pratiques ? Transmettre le modèle ne place-t-il pas en situation paradoxale puisque, à des niveaux différents, certes, communication de l’information et méthode pour le faire sont en contradiction ?
Le raisonnement systémique et cybernétique appliqué aux interactions humaines est-il d’ailleurs si paradoxal ? Von Bertalanffy quand il reprend l’histoire de la théorie des systèmes et des modèles interactionnels qui se développent dans les années 1920 tient à citer Claude Bernard. Pense-t-il aux découvertes sur le métabolisme du glucose de ce physiologiste français du 19ème siècle ? Nombre des modèles thérapeutiques en pratique actuellement s’approprient, au moins partiellement, un raisonnement interactionnel. Ce n’est plus là que la thérapie brève est paradoxale, le contexte n’en fait plus une exception sur ce sujet.
De même le constructivisme radical et son postulat d’absence d’existence de vérité en soi semble presque faire partie du sens commun. Les journalistes, les historiens, ceux qui œuvrent dans les sciences sociales, entre autres s’y réfèrent couramment. Un raisonnement un peu tordu peut conduire à le lier à l’émergence du respect obligatoire et du politiquement correct, toutes les opinions étant devenues également légitimes. L’effet en serait alors paradoxal, tendant à restreindre et règlementer l’expression sur de nombreux sujets, ce qui n’est pas toujours un mal. Reprécisons l’utilité de la vision constructiviste en thérapie brève systémique : il s’agit d’éviter d’apparaître jugeant et moralisateur et de rester ouvert au client. On lui donne ainsi plus de chances de se sentir compris et en conséquence accessible à nos interventions.
La notion de position dans le cadre thérapeutique, et singulièrement la position basse allait peu naguère dans le sens commun des thérapies. Il y était convenu qu’on venait consulter un expert et recueillir sa réalité. Ici encore le contexte de l’époque nous replace dans le sens commun. Nos clients sont déjà très informés sur le modèle quand ils nous consultent. Certains par leurs connaissances et leur agilité intellectuelle à les manier sont même des experts. Que devient alors notre capacité créative dans le cadre de la thérapie si on nous demande paradoxalement d’être spontanés en fabriquant des paradoxes ? Et le type de notre position ne nous est-il pas alors imposé ?
En fait, la position du thérapeute est un outil et non un problème dans notre modèle thérapeutique. Dans « Tactiques du changement, thérapies et temps court », R. Fisch, J.H. Weakland et L. Segal [Seuil, 1986, pp 58-60] écrivent : « Nous avons souligné l’importance de la position d’infériorité pour deux raisons : d’une part nous savons d’expérience qu’il est rare de trouver un client qui réagisse bien à une position d’autorité ; d’autre part, s’il y a un doute au début du traitement sur la position qui pourrait s’avérer la plus efficace, il est plus facile de passer d’une position d’infériorité à une position de supériorité que le contraire. C’est la position d’infériorité qui laisse au thérapeute les plus larges possibilités de manœuvre. »
Si l’on se souvient du dispositif initial de la thérapie brève systémique, on peut s’interroger sur l’authenticité de la position d’infériorité à l’intérieur du cadre de consultation avec toute une équipe d’experts derrière la glace sans tain qui participe au système en observant et intervenant tant que de besoin. Ne pourrait-on y voir un message paradoxal qui contiendrait deux informations contradictoires ? Cela pourrait-il, en induisant de la confusion, favoriser l’adhésion du client aux interventions en vue du changement ? Trouverait-on ici un autre exemple d’utilisation thérapeutique du paradoxe ?
Alors où est passé le paradoxe ? Naturellement, aucune conclusion tranchée ne peut être tirée des quelques considérations qui précèdent. La spécificité « non pathologisante » que je traduirais par non « classifiante » de notre approche est ce qui semble le plus difficile à tenir dans le contexte de la pratique actuelle des thérapies. Par ailleurs, la pédagogie s’accommode de modèles linéaires et bien compartimentés. Les énumérations de données classées sont plus faciles à communiquer et à assimiler que des raisonnements systémiques et ouverts. Plusieurs des écoles européennes de thérapie systémique non familiale font appel à la définition et l’utilisation de diagnostics et transmettent un modèle sémiologie-pathologie-thérapeutique de bon sens. Faut-il l’accepter pour être mieux reçu, mieux correspondre à des normes rassurantes car congruentes aux idées plus ou moins reçues du contexte actuel de nos métiers ?
On attend toujours que des bases scientifiques solides permettent d’évaluer l’efficacité des différentes thérapies. D’ici là, le plus pertinent est de chercher à être en accord avec le cadre thérapeutique que nous proposons à nos clients. J’imagine qu’il en résulte une meilleure relation praticien-client et probablement, de meilleures chances de changement. Parlons ici de changement et non de guérison puisqu’une de nos particularités, qui risque de rester longtemps paradoxale même si elle ne nous est pas spécifique, est de revendiquer notre ignorance sur l’avenir du client quand il aura regagné de sa liberté par rapport à son problème.
L’utilisation du paradoxe logique garde sa place tant dans les interventions d’opportunités, comme les recadrages ou le questionnement stratégique, que dans les interventions planifiées où l’on retrouve les prescriptions de symptômes et de tâches. Si le paradoxe logique n’est pas exclusif non plus du modèle des interventions systémiques, son caractère fondamental dans notre pratique continue à la singulariser et à lui garder son mauvais genre auquel nous tenons paradoxalement tant.
© Georges ELKAN/Paradoxes
Pour citer cet article : Georges Elkan, Où est passé le paradoxe ? 2015. www.paradoxes.asso.fr/2015/10/Où est passé le paradoxe ?