Communication à la XIIIème journée de Rencontre de Paradoxes, 4 octobre 2014
Irène BOUAZIZ, psychiatre
Si, avec le modèle de résolution de problèmes de Palo Alto, le praticien se limite à amener le client à cesser ses efforts pour atteindre son objectif, c’est parce qu’il a confiance. Il a confiance dans les capacités du client à trouver des solutions qui lui conviennent.
L’arrêt des tentatives de solution est compris comme un des éléments qui contribuent à créer un contexte favorable pour que le client accède à ses ressources. Un contexte favorable … pour peu qu’on ne le pollue pas trop…
Quelques réflexions autour d’une technique hybride: paradoxe et hypnose.
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Que ce soit par optimisme thérapeutique à la Milton Erickson ou, pour parler un langage systémique, en croyant aux capacités des systèmes à co-évoluer de façon écologique, un certain nombre de professionnels de la relation d’aide sont acquis à l’idée que les clients ont des ressources.
C’est bien.
Cela change de la conception classique dans laquelle l’expert, du haut de son savoir, diagnostique un dysfonctionnement et prescrit une solution pour rétablir l’ordre des choses.
Cela change aussi des Gentils Accompagnants, version édulcorée de l’expert, qui prennent le client par la main pour le conduire, comme un enfant à l’école, vers son objectif.
Mais il ne suffit pas pour autant, comme on l’entend parfois, de dire aux personnes qui consultent un professionnel de la relation d’aide : « je crois en vos ressources, c’est vous qui avez la solution ». Ce genre de message revient, implicitement, à dire : « vous êtes tellement bête que vous ne savez même pas que vous ne l’êtes pas ».
Si les clients sont en difficulté, c’est qu’ils ne sont pas parvenus à accéder à leurs ressources et le rôle de l’intervenant est de les y aider.
Cette belle conception, optimiste et généreuse, se heurte à plusieurs difficultés.
D’une part, le professionnel de la relation d’aide, qui a dépensé beaucoup d’énergie, voire d’argent, à se professionnaliser, a du mal à renoncer à son expertise et continue, peu ou prou, à penser que les techniques sophistiquées qu’il a apprises vont pouvoir servir à quelque chose.
D’autre part, pour être optimiste, il faut être confiant. Il faut avoir confiance dans les capacités des personnes qui, dans une détresse plus ou moins grande, viennent demander de l’aide. Et ça, c’est parfois très difficile. Ayant appris à développer son empathie, le professionnel capte la souffrance et risque vite de perdre son optimisme. Les fragilités de son client deviennent plus visibles pour lui que ses ressources.
Je me heurte quotidiennement à ces difficultés, dans ma pratique de psychiatre travaillant avec l’approche de Palo Alto et utilisant, lorsqu’on me le demande, l’hypnose.
D’autant que les deux techniques, l’arrêt des tentatives de solution comme l’hypnose, peuvent être utilisées sans croire vraiment aux ressources des clients.
On peut imaginer, comme la littérature de Paul Watzlawick le donne à penser, que prescrire le symptôme le fait disparaître. Ou encore, comme on le dit du Thérapeute Hors du Commun, qu’il faut être créatif pour imaginer des suggestions hypnotiques savamment indirectes et puissamment thérapeutiques.
Plus les personnes qui viennent me consulter sont en souffrance ou plus elles viennent avec l’idée que je suis une thérapeute experte, plus je dois me rappeler que les clients sont formidables.
Ils sont formidables, pour peu que je ne sabote pas leurs compétences avec les miennes, pour peu que je sache rester tranquillement confiante, comme François Roustang nous l’enseigne.
Alors, je me rappelle, aussi souvent que nécessaire, ce qui est pour moi l’exemple le plus flagrant de la formidabilité des clients. Il s’agit des situations où une personne me consulte avec une demande d’hypnose pour arrêter de fumer.
Trop facile, me direz-vous ?
Fumer n’est pas à proprement parler une souffrance. Et bien des gens ne parviennent-t-ils pas à arrêter sans aide ?
Vous voulez arrêter de fumer ? Arrêtez donc !
Si les gens ont des ressources, pourquoi n’y arrivent-ils pas ?
Mais nous savons que, plus la solution est simple en apparence, plus il est difficile d’y parvenir.
Le modèle de résolution de problème de Palo Alto nous conduit à décoder la situation en termes de problème (je fume), d’objectif (je ne fume plus) et de tentatives de solution (je dois arrêter fumer). La stratégie paradoxale oriente nos interventions à contre sens de cette auto injonction. Cependant « fume donc ! » n’étant pas un message tout à fait acceptable dans le contexte d’une relation d’aide et il s’agira plutôt, pour rester crédible, de ne pas pousser dans le sens de l’arrêt.
Or les personnes qui consultent pour arrêter de fumer, déjà poussées par les messages terrifiants des campagnes de lutte contre le tabagisme, arrivent souvent sur prescription de leur médecin. Celui-ci, conformément à la mission dont il est investi, les a informés des dangers du tabagisme pour la santé, et devant l’inefficacité de ses injonctions, les a adressées à un autre médecin pour qu’il relaie le message avec le haut parleur hypnotique.
Les clients qui envisagent le recours à l’hypnose ont souvent dans l’idée que le thérapeute saura, avec cette technique encore sulfureuse malgré les progrès des neurosciences, injecter dans leur cerveau une volonté plus forte que la leur.
Mais alors comment les aider, tout en restant crédible au regard de leurs attentes et de celles de la société toute entière, sans user d’une technique qui risquerait de consolider le problème en faisant toujours plus de la même chose et sans les conforter dans l’idée qu’ils sont faibles ?
Contrairement à ma façon de procéder habituelle, j’ai fait le choix de fixer un nombre limité de séances.
Une première séance pour évaluer la situation, vérifier que l’hypnose est bien une bonne idée et une seconde séance, en général un mois plus tard, dans laquelle se déroulera l’hypnose avec l’apprentissage d’une technique d’autohypnose que le client pourra utiliser par la suite, s’il le souhaite.
Ce cadre, posé dès la prise de rendez-vous, annonce à la fois un freinage des tentatives de solution et l’idée que le client repartira avec outil plutôt qu’avec une solution. Cela ne convient pas à tout le monde : certains veulent des garanties que ça va marcher, d’autres restent convaincus que je vais faire tout le travail.
La première séance constitue pour moi un exercice d’équilibriste pas toujours évident, surtout quand les clients sont en très mauvaise santé : prendre en compte leur désir ou leur besoin d’arrêter de fumer tout en ne les poussant pas à le faire, comprendre leurs motivations tout en mettant en avant les inconvénients à arrêter de fumer, rester médecin tout en me tenant à distance du discours médical…
Il m’arrive de déconseiller à certaines personnes trop en souffrance d’arrêter de fumer à ce moment là de leur vie. La mise en évidence des inconvénients au changement n’est pas qu’une tactique de la stratégie paradoxale et la notion d’écologie du changement n’est pas un slogan vide de sens.
Questionner le client sur ce qu’il imagine du mode d’action de l’hypnose donne une occasion supplémentaire de freiner le mouvement en décourageant les éventuelles attentes de magie, de spectacle de foire ou autres phantasmes neurochirurgicaux.
Enfin, je prends le temps d’expliquer, au besoin avec images ou maquette de cerveau en couleur à l’appui, ce que l’on sait aujourd’hui de l’action de l’hypnose.
Depuis 22 ans que je pratique l’hypnose, les progrès de l’imagerie cérébrale ont considérablement modifié mon discours et je sais qu’il va se modifier encore dans les années à venir. Ne croyant pas que les neurosciences nous permettent d’approcher une quelconque vérité, j’utilise le discours scientifique comme une métaphore pratique pour faire passer le message sur les capacités que nous avons tous, tout en insistant sur le fait que toutes ces connaissances nous permettent surtout de savoir que nous ne savons pas grand chose.
Mes explications, présentées en grande partie sous forme d’hypothèses, visent à démystifier cette technique, qui, même si elle a de plus en plus sa place en médecine, remplit toujours les salles de spectacle.
Il s’agit pour moi, tout en partageant des informations, de créer une nouvelle réalité pour le client. Une réalité dans laquelle c’est son cerveau, donc lui-même, qui va utiliser ses propres ressources pour atteindre son objectif, pour peu que cet objectif soit bon pour lui.
L’hypnose est comprise comme une aptitude que chaque être humain possède et utilise parfois spontanément, parfois intentionnellement, pour accéder à des capacités supplémentaires. Le rôle du thérapeute est de guider une première expérience intentionnelle et par là d’enseigner une technique pour la réutiliser facilement.
Ce type de discours, dans lequel je me laisse souvent emporter par mon enthousiasme, risque de pousser dans le sens des tentatives de solution et d’être compris comme : « grâce à l’hypnose vous allez arrêter de fumer ».
Pour rester dans le freinage, je précise que la technique utilisée n’est pas spécifique de l’arrêt du tabac. Je cite de nombreux exemples puisés dans ce que m’ont rapporté les clients, toujours incroyablement imaginatifs pour transposer les nouveaux apprentissages dans les domaines où ils en ont besoin.
Telle cette jeune femme, venue faire de l’hypnose pour réduire sa consommation de cannabis qui, pensait-elle, était gênante pour s’occuper correctement de son enfant. Elle n’avait pas pour objectif d’arrêter totalement de prendre du cannabis, seulement de le faire quand elle le décidait. Par ailleurs, elle fumait beaucoup de tabac et n’envisageait pas du tout de changer cela. Elle m’a raconté par la suite qu’elle avait pu contrôler comme elle le souhaitait sa prise de cannabis, qu’elle fumait toujours autant de tabac et qu’elle utilisait régulièrement la technique d’hypnose qu’elle apprise lors de notre séance pour se donner de l’énergie avant ses tours de chant. Elle pouvait ainsi chanter, c’était son métier, toute une nuit, sans ressentir de fatigue. N’est-elle pas formidable ?
Cette première séance se termine par une incitation à ne pas se mettre de pression : ne pas se fixer de date pour arrêter de fumer, ne pas s’imaginer que l’hypnose aura des effets immédiats et surtout ne pas décider, comme c’est si souvent le cas, que la cigarette qui précédera la prochaine séance sera la dernière.
Récemment, une cliente, désireuse d’arrêter de fumer parce qu’elle voulait avoir un enfant et qui avait annoncé qu’elle allait faire de l’hypnose à tous ses collègues, me faisait remarquer avec pertinence que, même si elle ne se mettait pas la pression, tout son entourage n’allait pas manquer de lui en mettre… Nous avons réfléchi au moyen de limiter ce risque : annoncer à tous ceux qui attendent de voir le résultat que la technique utilisée met au moins six mois à agir…
Je ne manque pas de conclure sur le fait que le résultat n’est pas certain et que je ne dispose pas de statistiques.
Je sais cependant que mes freinages sont de peu de poids face aux injonctions de l’environnement et que mon discours pèse, pour certains, moins lourd que les vidéos de séances d’hypnose postées sur internet par les minigourous qui sévissent sur le marché.
Ainsi, après la seconde séance, celle dans laquelle nous faisons ce que j’appelle un exercice d’hypnose, il arrive, fort heureusement exceptionnellement, que les clients me disent : « et quand vous avez dit que le tabac était mauvais pour ma santé, j’ai compris que cela agissait sur moi ».
Tout au long de cette séance, je ne dis pas un mot sur le tabac. Mes suggestions sont minimalistes, à l’image de la technique d’Ernest Rossi dont je m’inspire : concentrer une partie de son attention sur ses mains, penser qu’elle peuvent se rapprocher, ne rien faire et les laisser faire. Rien d’autre à faire que de laisser les choses se faire…
Je répète, pendant la phase d’hypnose, le déroulé de l’exercice pour que les clients puissent le refaire par la suite à chaque fois qu’ils le souhaitent.
Le fait de dissocier ainsi la technique utilisée de l’objectif visé est une façon, parmi d’autres, de relâcher la tension. Il ne s’agit pas, par la suite, de faire l’exercice à tel ou tel moment déterminé, mais seulement quand on pense à le faire, si on y pense. Certains ne le refont jamais, d’autres le font plus ou moins régulièrement, d’autres, on l’a vu, le font pour autre chose.
Si tous les clients qui le souhaitent parviennent à faire l’expérience pendant la séance, je ne sais que très rarement ce qu’ils en font par la suite. Pour ne pas contribuer à leur mettre la pression, je ne leur demande pas de me donner des nouvelles.
Je ne pense pas, et je le dis, que cette technique marche mieux qu’une autre, d’ailleurs que signifie « marcher » ? Tout ceux qui expérimentent la technique n’arrêtent pas de fumer.
Et si cela marche, je veux dire si l’hypnose, pratiquée de cette façon là, permet un changement satisfaisant pour son utilisateur, quelque soit ce changement, comment cela se fait-il ?
Je n’en ai aucune idée. J’ai juste des hypothèses, des histoires que je me raconte.
Comme celle-ci par exemple qui mélange un peu de Bateson et un peu de Roustang : l’hypnose du « non faire», tout comme le paradoxe, en mettant en suspens la volonté de changer, donnerait l’opportunité de développer une autre qualité d’attention. Une attention à un soi intégré dans son environnement. Cette autre attention, que nous pourrions qualifier de systémique, permettrait d’accéder à des ressources bien plus vastes que celles dont nous disposons habituellement.
Mais même avec cette jolie théorie, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont les clients s’y prennent pour changer quelque chose.
Et le cas de la dépendance au tabac me paraît particulièrement représentatif de ce mystère.
Quand l’une dit : « ça s’est fait tout seul, naturellement, en douceur », je ne sais pas quelle mystérieuse chimie elle a mis en œuvre, instantanément, pour rééquilibrer les taux de ses neurotransmetteurs perturbés par l’absence de nicotine ?
Quand j’entends : « c’est comme si je n’avais jamais fumé de ma vie », je me demande à quelle reconfiguration de ses connections neuronales il a procédé pour que les milles et unes habitudes de sa vie de fumeur se réagencent en d’autres gestes ?
Quel autre circuit de la volonté ont-ils activé pour remarquer tranquillement : « j’y pense parfois et j’écarte l’idée sans effort » ou : « je fume seulement quand je le décide » ?
Comment, celle qui dit : « j’ai l’impression de ne pas avoir arrêté, je suis entre deux cigarettes, depuis un an maintenant » s’y est-elle prise pour modifier son vécu de l’écoulement du temps.
Qu’a-t-il a bien pu se passer dans le cerveau, dans tout le corps, de celle qui affirme : « je ne sais pas pourquoi, mais j’ai su que j’en avais fini avec la cigarette » ?
Sans parler de tous ceux qui font d’autres changements encore …
Les clients sont formidables, vous dis-je … pour peu qu’on ne les empêche pas de l’être.
© Irène Bouaziz/Paradoxes
Pour citer cet article : Irène Bouaziz : Les clients sont formidables ! 2014.
www.paradoxes.asso.fr/2014/10/les-clients-sont-formidables/
Tellement vrai ! Merci de mettre des mots sur cette façon d’être du thérapeute en équilibre entre l’affirmation rassurante pour le client et le doute (honnête) qui lui rend la liberté d’inventer sa propre manière de guérir.
Une compétence de funambule que je trouve indispensable dans notre pratique.