Communication à la XVIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 7 octobre 2017
Annie Innocenti, consultante en stratégie d’influence
Palabres africaines millénaires sous l’arbre du baobab à la sortie du village ou approche de Palo Alto venue du nouveau monde, ces deux méthodes ont l’ambition commune d’aider à la résolution de problèmes humains dans leur contexte en utilisant fondamentalement la parole et l’écoute.
Qui écoute et qui parle ?
Quels sont les objectifs et les stratégies de questionnement ?
Le regard étonné de l’anthropologue sera notre guide.
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Pourquoi ce thème ?
Berceau de l’humanité et continent de demain, l’Afrique a le plus vieux fossile du monde (2,5 milliards d ‘années) une population de 1,3 milliards d’années qui atteindra 4,5 milliards en 2100 soit 40% de l’humanité dont 60% de moins de 30 ans .Des richesses colossales avec 60% des terres arables et un tiers des richesses minières du globe ainsi que des forêts gigantesques.
Continent méconnu et seulement 60 ans de démocratie l’Afrique a pourtant eu de grands royaumes où régnait la palabre comme outil commun de négociation des conflits et d’harmonisation de la société.
Définition de la palabre.
C’est un forum de la vie en société où la parole permet de résoudre des problèmes de toutes sortes par la parole organisée , la réthorique l’argumentation ,un langage ritualisé et souvent codifié.
Le lieu, choisi suivant un rite ancestral par des initiés est un condensateur d’énergie , à l’extérieur du village, sous un arbre qui est très souvent un baobab ; c’est un lieu ouvert, accessible à tous.
Qui anime la cérémonie ?
Un conseil d’anciens, de sages initiés. Il n’y a pas d’école de palabres c’est une tradition transmise par les contes, les griots qui voyagent , les relais organisés dans les grands royaumes d’autrefois pour rendre la justice, organiser la paix, la distribution des richesses. La palabre est un rempart contre le chaos, le désordre, elle repousse le hasard par des rites codifiés. c’est l’instrument de régulation des tensions par excellence qui a préséance sur la loi.
L’expression du langage
C’est une langue codifiée, souvent incompréhensible avec des sonorités différentes qui s’appuient sur des chants , des danses ,des proverbes appropriés au sujet à traiter. il y a des mots tabous, d’autres connus des seuls initiés et c’est pourtant un lieu de reconnaissance identitaire, un espace de communication particulier où les conflits sont réglés par un dialogue appuyé et productif.
Le temps de la palabre.
Cela peut durer des mois, un autre conflit peut se superposer au premier, le temps est délibérément long car il agit comme un condensateur d’énergie psychique; on n’est pas loin d’une forme de transe et d’hypnose collective lors de la cérémonie.
Qui participe ?
Tout le village en procession suivant un protocole variable suivant les pays, les ethnies.
On y raconte quoi ?
Les personnes en conflit exposent leur différend, le questionnement des anciens est très précis, un travail sur les mots, leur sens, est mené .Tout est reformulé avec précision et répété. L’objectif est de trouver un terrain d’entente et d’équilibre où la paix et la vie en société sera harmonieuse. Il n’y a aucun jugement, ni vainqueur ni vaincu. Il faut éviter l’humiliation et les frustrations. Le coupable reconnait de lui même sa faute.
On n’établit pas un accord entre les parties on est en accord. Les valeurs traditionnelles de tolérance, de respect de l’autre, de ses croyances et de sa différence sont célébrées. Il s’agit de mettre en place un espace symbolique (agora)pour vivre ensemble; C’est une prière collective autour de l’arbre sacré, millénaire, porteur de sens et de forces mystiques ; c’est une fête collective, joyeuse et bruyante. Le silence n’est pas de mise.
L’écoute est fondamentale, le passé fournit une sorte de jurisprudence et les rêves sont des signes tout comme les plantes hallucinogènes.
Le contexte est toujours soigneusement examiné dans sa réalité et on s’y adapte par un langage approprié, adapté suivant la nature du problème ;
Le poids des mots est fondamental. « La parole est tout , elle coupe , elle écorche, elle module ,elle modèle elle rend fort, elle perturbe, elle guérit ou tue net . » Tels sont les mots d’un sage.
Conte africain lu : Madiodio et le lion.
Lecture donnée d’un conte africain : Madiodio et le lion, extrait de 1000 ans de contes éditions Milan. Ce conte résume à lui seul ce qu’est la palabre et ses liens insoupçonnés avec la pensée systémique.
Un chasseur enlève l’épine de la patte d’un lion; Ils chassent ensemble avec succès; Le chasseur est triste et le lion n’en comprend pas la cause; son ami le chasseur ne lui dit rien. Le lion se rend dans le village du chasseur et ne voit que paix et joie… Belle métaphore ensuite de la cloche mise au cou du lion pour montrer ce qu’est l’impuissance devant certaines situations.
A la lecture ,chacun y va de son interprétation, de sa vision du monde, de ses solutions…
Les liens avec la pensée systémique
L’approche communicationnelle « on ne peut pas ne pas communiquer »
Les africains ont une approche très novatrice sur ce sujet, la parole est transmission du savoir, libératrice, créatrice de valeurs; n’oublions pas que Bateson était anthropologue et a sûrement connu la richesse de la palabre.
La prise en compte du contexte, la place de l’écoute attentive, la reformulation précise du problème, le questionnement ciblé, l’usage de métaphores, le travail sur la vision du monde et les croyances sont des points communs.
La notion de système et d’interactions et l’absence de logique linéaire est un point central de la culture africaine même si elle est formulée différemment.
La notion du présent et de son importance; que c’est là où tout se joue est fondamental, l’avenir n’est pas un sujet. « L’Afrique a le temps » est fréquemment entendu sur le continent.
La médiation du conseil des sages qui effectue des recadrages incessants avec bienveillance et pertinence est un autre point de similitude.
Les points divergents
La palabre se revendique du mystique, du spirituel, de mondes différents et invisibles même si elle traite des contingences du quotidien.
Les sages sont des sachant et ont une posture haute ,ils ne sont jamais contestés dans leur savoir et leurs pratiques.
Le collectif l’emporte sur l’individuel. La palabre est là pour le groupe et sa cohésion, le face à face n’existe pas.
L’espace temps est différent, bien loin des thérapies brèves.
L’oralité est essentielle, rien n’est théorisé par écrit et la palabre, même si elle est étudiée dans les universités, notamment en Amérique, par des chercheurs est encore secrète. C’est un paradoxe car le silence n’est jamais de mise et pourtant tout est codifié quelque part dans l’esprit qui transmet.
La palabre est elle paradoxale ? difficile à dire si ce n’est que dans un continent si attaché aux traditions, le changement a une accélération vertigineuse. 90 % des africains ont des portables par exemple.
Conclusion
La palabre s’est aujourd’hui déplacée des villages et de l’ombre des baobabs pour rejoindre les grands lieux de congrès des villes africaines qui seront les mégapoles et les « smart cities » de demain au service du dialogue national où chacun s’exprime sur les aspects sociaux et économiques de la vie du pays.
Tradition et modernité se rencontrent avec énergie, enthousiasme et confiance dans l’avenir.
© Annie Innocenti/Paradoxes
Pour citer cet article : A. Innocenti, Palabres africaines : Liens et différences avec la pensée systémique
Communication à la XVIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 7 octobre 2017