Communication à la XVIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 7 octobre 2017
A Hadjaj Bernaudin, médecin du travail – consultant coach
La survenue d’un burn out dans une carrière professionnelle soulève de nombreuses questions : s’agit-il d’un vrai burn out ? L’entreprise va-t-elle être mise en cause ? Comment faire avec une personne fragile ?
L’entreprise attend du médecin du travail qu’il s’assure de l’authenticité de la souffrance et qu’il externalise le problème vers un spécialiste.
Le salarié en souffrance, lui, attend que son état soit consigné dans le dossier médical.
Avec la vision systémique et constructiviste de l’approche de Palo Alto, le médecin du travail prend en compte le système dans son ensemble. Sa position lui permet d’intervenir auprès des différents acteurs. Il s’appuie sur la vision du monde de la personne en souffrance comme sur celle du manager pour mobiliser le système en les réunissant dans une « tripartite » pour relancer le dialogue autour du travail et de la performance et agir ainsi sur le burn out.
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L’objectif premier d’une entreprise est de produire des biens et de la performance. Et la présence d’un médecin dans l’entreprise ne va pas de soi. Il a pour mission de veiller à la préservation et la promotion de la santé des différents interlocuteurs. Son discours est difficilement audible quand les éléments qu’il identifie comme délétères pour la santé sont ceux qui permettent la performance. Et la performance est au cœur des préoccupations de tous, de l’employeur à ses managers, aux collaborateurs jusqu’au personnel de service. Et chacun y contribue à sa façon, parfois au détriment de sa santé.
Le lien de chacun avec le travail est complexe et le lien performance et santé est indirect et difficile à démontrer. La formation médicale ne donne pas les clés pour évoluer dans cet environnement. Et il faut faire le grand écart entre l’enseignement reçu, les règles du métier, ce que l’on nous dit et ce que l’on comprend de la situation. Et chaque médecin jongle pour y arriver entre le souci d’agir, de préserver les personnes et le secret médical.
Dans ce contexte, la survenue d’un burn out est vécu comme un cataclysme. Pour la personne qui le vit, la grande souffrance et le sentiment d’échec laissent entrevoir un avenir sombre, d’où il sera difficile de sortir. Pour l’entreprise, c’est la surprise et l’incompréhension, la question du lien avec le travail se pose. Que va-t-on faire d’une personne fragile, quelles missions lui confier sans aggraver la situation ni être mis en cause ? Quant au médecin, il se questionne sur l’authenticité du tableau de burn out. Comment va-t-il faire avec cette personne en grande souffrance ? Elle refuse que l’on aborde sa situation avec son manager et ne souhaite pas aller voir un psychiatre car elle n’est pas malade ? Son problème est avant tout le travail, voire son manager !
Le médecin n’est pas identifié comme un acteur au service des enjeux du travail. On lui adresse « les bras cassés » dans l’espoir secret qu’il fasse une inaptitude, ou les personnes qui ont un problème « psychologique », pour externaliser la prise en charge. Ce terme flou de psychologique signifie que les ressources en entreprise ont été épuisées et que ce cas relève très certainement du psy. Il ne concerne plus l’entreprise, au moins pour un temps. Et quand le médecin vient à questionner le travail pour comprendre la situation, on lui rappelle que cela relève des compétences du manager, le ramenant à son rôle de délivrance d’aptitude.
Les concepts séduisants de l’approche de Palo Alto ouvrent des perspectives, et laissent entrevoir une autre façon de faire pragmatique.
La conception constructiviste du monde nous dit que l’on ne peut connaître la réalité en dehors de nous, et que chacun construit sa vision de la réalité, qui n’est pas plus vraie qu’une autre. Mais elle est plus ou moins adaptée selon le contexte où l’on évolue. Partant de ce premier principe, moi médecin, malgré ma formation et mes expériences professionnelles, je ne sais pas plus que les personnes face à moi. Et quelle que soit ma compréhension de la situation, elle sera différente de celle de mon interlocuteur. Il y a la réalité de premier ordre, les faits, les comportements, et la réalité de second ordre, tout ce que l’on se raconte pour expliquer ce que l’on vit, nos croyances sur les faits. Rien n’est vraiment vrai, et je redeviens une novice qui explore le monde du travail. Je dois renouveler sans cesse mon regard et mon écoute… C’est bien compliqué !
Dans la conception systémique du monde, les éléments sont en interaction les uns avec les autres. Pour réduire la complexité des situations et expliquer les difficultés rencontrées, l’entreprise catégorise, établit les traits de personnalité. Et si ces catégories n’étaient que la qualité émergente d’une interaction ? Cette dimension est particulièrement séduisante pour un médecin, dont le rôle premier est de conseiller l’ensemble des acteurs de l’entreprise, et de veiller à ne pas contribuer à la sélection dans le travail. Il est plus facile d’explorer et d’agir sur des interactions problématiques au travail, que sur une caractéristique intrinsèque à l’individu.
Armée de tous ces concepts il s’agit maintenant de revisiter ce qu’est un risque psychosocial et une de ses résultantes, le burn out.
Les travaux sur le stress nous disent que le travail met en jeux 4 dimensions : l’exigence psychologique, la latitude décisionnelle, le support social, et la reconnaissance au travail. Le risque psychosocial est souvent présenté comme la résultante d’un déséquilibre entre ces différentes dimensions, qui, pour complexifier encore plus, s’intriquent avec des facteurs individuels. C’est une façon de voir le monde du travail. Mais comment peut-on faire de la prévention avec des notions aussi complexes qu’une latitude décisionnelle, ou une exigence psychologique forte ? Comment faire entendre à un directeur que son organisation est délétère et provoque de la souffrance et du burn out ? Au premier abord c’est l’impasse.
En y regardant de plus près, une organisation du travail est avant tout un processus désincarné, au mieux un organigramme avec des photos. Une organisation est mise en mouvement par des hommes et des femmes, chacun avec sa vision du monde, pas plus vraie l’une que l’autre. Si l’on se réfère au décodage systémique, un burn out est la résultante d’une interaction insatisfaisante, entretenue par des tentatives de solution pour agir sur le problème. Dans ce cas quel est le problème ? On parle de qui ? On parle de quoi ? Et dans quel contexte exactement ?
La seule raison d’être du médecin du travail et de toutes les personnes présentes dans l’entreprise est le travail. C’est notre point de rencontre et l’objet de nos échanges, dans un même but qui est l’efficacité et la performance. Il est inutile et inefficace de parler d’anxiété, de troubles du sommeil et de tout symptôme, ni même de parler de latitude ou d’exigence… Le burn out est un indicateur parmi tant d’autres d’un dysfonctionnement ou comportement insatisfaisant. Ce comportement est ancré dans le travail, une tâche spécifique, avec des interlocuteurs précis, masqué par toutes les histoires que chacun se raconte, y compris le médecin du travail, pour expliquer ce qui se passe.
Dans le référentiel d’évaluation des salariés en entreprise, des objectifs sont définis en objectifs de performance et en objectifs de développement, encore appelés compétences ou skills. Ces compétences relèvent de techniques métier comme l’utilisation d’un outil, de capacités relationnelles et en communication. Elles sont considérées « acquises », « à développer » ou « à acquérir ». Le problème, à l’origine du burn out, peut être relié à un processus à améliorer localement pour la performance du service, ou une compétence « à développer » ou « à acquérir ». Et c’est ce lien qu’il est important de mettre en évidence, quand cela est possible en entreprise pour favoriser la remise en mouvement.
Un burn out se manifeste avec une grande souffrance, et de la colère qu’il est facile d’entrer en résonnance avec la personne, et de s’indigner avec elle de ce qui se passe dans l’entreprise, prête à partir en bataille pour rétablir la justice… Elle est là, la grande difficulté de l’accompagnement. Il faut savoir accueillir la souffrance, tout en restant vigilant pour questionner ce qui est difficile dans le travail : un projet particulier à fort enjeu pour l’entreprise, une relation difficile avec une personne en particulier pour réaliser une tâche, un contexte spécifique comme une étape particulière dans la carrière, qu’il ne faut pas rater, etc… Il s’agit de retrouver le script spécifique du scenario qui se joue devant nous. Ce n’est pas n’importe lequel ! Et ce script n’est pas tout à fait le même, voir complètement différent pour le manager ou le responsable des ressources humaines, comme s’il s’agissait d’un autre film, avec comme unique constante, les acteurs qui y jouent.
La démarche s’est construite autour de deux axes, le dispositif d’accompagnement du salarié en difficulté et la sensibilisation des managers aux signaux d’alerte.
Accompagner une situation de burn out en entreprise consiste à identifier le script de chacun des acteurs et écrire la suite du film ensemble, en tenant compte des spécificités du rôle de chacun des personnages. Mon rôle est de favoriser cette écriture. Pour se faire il faut accompagner les différents interlocuteurs, la personne en difficulté, son manager, parfois le n+2, et le responsable ressources humaines. L’objectif doit rester humble celui de remettre en dynamique le système. N’oublions pas qu’ils sont tous plus experts que moi dans le champ de leur travail.
Mon outil est le questionnement, qui vise à comprendre la situation : qui dit quoi à qui et dans quel contexte ? Le fait de questionner met déjà en mouvement vers un autre chose. Le questionnement de la personne en difficulté permet de mettre des mots sur une situation chaotique vécue comme un échec personnel, et sans issue. Il permet d’apporter des faits concrets, jusque-là masqués par une grande émotion bruyante et inintelligible, pour pouvoir relancer le dialogue entre les différents interlocuteurs autour du travail.
Avec le manager, il s’agit de questionner ce qu’il sait de la situation et de la personne. Comment se passe le travail ? Quelles sont les difficultés que la personne rencontre selon lui, et comment cela se passe pour lui aussi ? Est ce qu’il a déjà mené des actions, avec quel effet ?
Et quand la situation le permet, une réunion tripartite est organisée avec le médecin, le collaborateur et le manager. Elle permet au mieux de construire un plan d’action, et dans les situations les moins favorable de marquer une étape, avant un changement de poste. Il s’agit d’un engagement tacite, qui fait que la situation ne s’aggrave pas.
Avant d’illustrer la démarche par quelques cas concrets, je vais vous présenter l’action mise en œuvre en direction des managers pour les sensibiliser à la prise en charge précoce, éviter les arrêts et favoriser la mise en place de solutions simples.
Un groupe de travail multidisciplinaire est constitué dans l’entreprise, pour construire un support de sensibilisation aux signaux d’alerte à destination des managers. Le groupe de travail comprend le médecin, un manager, une personne des ressources humaines, un membre de CHSCT, délégué du personnel. Ce dernier n’a pu assister à ce travail jusqu’au bout. Nous nous sommes fixés comme objectif, à partir du retour d’expérience du médecin, d’aborder le sujet de façon simple et apprendre à travailler ensemble. Très vite nous nous sommes rendus compte que nous avions des représentations différentes derrière les termes employés. Ce qui était évident et basique pour un médecin était incompréhensible pour le manager, ou le renvoie vers une incapacité de faire. Ce qui intéresse un manager, c’est de savoir ce qu’il peut faire, dans quelle limite sans aggraver, sans être remis en cause. Le manager ressent de la culpabilité quand on lui annonce qu’un de ses collaborateurs va mal. Il se reproche de n’avoir rien vu, se demande s’il n’est pas la cause du mal être, ou s’il ne va pas être mis en cause. Dans les représentations de l’entreprise, un salarié en difficulté questionne les compétences du manager, qui a failli dans sa mission.
Nous avons très vite débarrassé la présentation de tous les termes barbares que l’on utilise pour parler des risques psychosociaux, et qui n’ont pas de signification concrète sur le terrain. Le quotidien de tous dans l’entreprise est fait de contraintes. Quand devons-nous considérer ces contraintes comme des facteurs de risque ? Après discussion, nous avons considéré qu’une contrainte devient un facteur de risque quand un collaborateur se plaint, invitant le manager à aller explorer.
La présentation s’articule en trois parties :
- Une partie médicale, qui définit le burn out, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Nous avons fait la distinction entre les comportements que le manager pouvait repérer, et les symptômes que le médecin pouvait identifier : retards répétés, erreurs dans le travail pour un manager, et troubles du sommeil ou de concentration pour le médecin.
- La deuxième partie fait le retour d’expérience des prises en charge : le nombre « d’alerte risque psychosocial », les étiquettes médicales, en mettant en parallèle les jours d’absence, et les difficultés pour le manager et son équipe car il y a une ressource en moins.
- La troisième partie rappelle les différents interlocuteurs, qui peuvent être sollicités dans l’entreprise pour aider à une prise de recul, et identifier les actions à mettre en œuvre.
Cette présentation a été déclinée à l’ensemble des managers en trio. Le manager explique ce qu’est le burn out, le médecin aborde les chiffres, et la RH présente les différents circuits de prise en charge. Le point fort de la démarche est la présence du manager, un manager qui parle aux managers. Et souvent les questions lui étaient adressées.
Pour illustrer la mise en pratique des concepts cités ci-dessus dans la démarche de prise en charge, voici deux histoires celles d’Albert et de Rahma. Bien sûr, ces histoires ne sont que le reflet de ma vision du monde, du script que j’ai écrit en écoutant mes différents interlocuteurs, après plusieurs entretiens.
Albert et les difficultés linguistiques.
Albert a un poste fonctionnel dans le domaine de l’informatique, il organise le travail de ses collègues, sans avoir de lien hiérarchique avec eux. Il fait l’interface avec le client. Je le rencontre pour la première fois au cours d’une visite périodique. Je suis effrayée par la gravité de son état, avec un épuisement physique et psychologique majeur. Il me raconte sa descente aux enfers. Après une période de consulting, il est embauché dans l’équipe. Il devait mettre en place une organisation agile avec du management visuel pour faciliter la circulation de l’information, être plus réactif auprès du client. Tout se passe bien, dans la bonne ambiance avec des sorties entre collègues après le travail. Puis la situation commence à se dégrader, Albert ne se sent pas soutenu par son chef, qui ne prend pas de décision. Il commence à avoir des difficultés avec un de ses collègues, Charles, qui est aussi un ami. Ce dernier commence à prendre des initiatives auprès du client, et il déclare que sa présence à la réunion hebdomadaire n’est pas indispensable. Il n’a pas de compétence technique, et son rôle est d’élaborer avec le métier l’expression de besoin. Il n’est pas concerné par les problèmes techniques, et il préfère se centrer sur son travail. Cette réunion lui fait perdre du temps.
Albert ne sait pas comment faire, Charles est un collègue et un ami. Il ne sait plus comment demander à Charles de faire certaines tâches car il n’a pas de lien hiérarchique, et Charles ne l’informe pas de l’avancée des dossiers. Albert en parle avec son chef, sans succès, et leur relation se dégrade. Albert en parle à son n+2, qui le renvoie vers le n+1. Albert fait son maximum pour rattraper les erreurs, en travaillant chez lui, le soir, le week-end. Il s’épuise, il écrit des mails pour amener ses chefs à se positionner, sans succès. Et là on lui reproche son agressivité, ses collègues aussi finissent par le trouver agressif dans les réunions et dans les écrits. Albert n’est pas français et il explique son agressivité par sa mauvaise connaissance de la langue française. Albert se retranche sur lui-même, s’isole. Il arrive de plus en plus tard pour éviter les réunions hebdomadaires.
Quand j’ai rencontré Albert, son manager venait de changer. Albert était à bout de force. Il ne savait plus comment faire. Il avait perdu du poids, ne dormait plus, et ruminait sur sa mauvaise connaissance de la langue française. Son amitié avec le collègue rendait difficile la communication et favorisait les non-dits.
Je l’ai rencontré plusieurs fois, et nous avons parlé du métier, et explorer ensemble les situations où sa mauvaise connaissance de la langue française avait un fort impact. Cela nous a amené aux problèmes organisationnels engendrés par l’attitude du collègue, et le retentissement sur la performance de l’équipe, et le client. Il m’explique que Charles est un expert, issu des métiers. Son rôle consiste à élaborer l’expression des besoins avec le client, et de s’assurer de la faisabilité technique. Et Charles, qui connaît bien le métier du client pour l’avoir exercé, avait tendance à accepter les demandes, sans les faire valider sur le plan technique. Et les développeurs se sont retrouvés plus d’une fois en difficulté car la demande n’était pas faisable, ou ne tenait pas compte des contraintes de l’entreprise. Et Albert passait son temps à voir comment rattraper le coup pour que l’équipe continue à fonctionner, tout en répondant aux attentes du client.
Après plusieurs rencontres, Albert commençait à aller mieux, à avoir une autre vision de la situation. J’évoque avec lui la possibilité de faire, s’il en est d’accord, une réunion à trois avec le chef. Il acquiesce. J’alerte le nouveau manager en lui faisant part de la gravité de la situation. Je prends le temps avec lui d’explorer ce qu’il en sait. Il venait d’arriver, c’était son premier poste de manager. Sa grande préoccupation était de ne pas faire d’impair, il voulait prendre le temps pour comprendre la situation, et ne souhaitait pas prendre de décision hâtive. Mais il acceptait cette réunion si elle pouvait aider Albert à aller mieux.
Lors de la réunion, j’explique que l’objectif est de faire le point sur la situation, et identifier d’éventuelles actions correctives. J’invite Albert à parler de ses difficultés. Et il commence en remerciant son chef d’avoir accepté cette réunion, car il va pouvoir enfin dire que son problème est avant tout dans le travail, et qu’il n’a aucun problème personnel. Et ils échangent sur les processus dans le service, ceux qui fonctionnent, ceux qui fonctionnent moins bien. Le manager questionne, prend des notes et s’engage à regarder de plus près.
Albert retrouve ses marques, change d’attitude. Il fait la part de ce qui relève de lui et de ce qui relève de son manager. Il arrête de couvrir le collègue indélicat. Les autres membres de l’équipe commencent à se plaindre auprès du manager de l’attitude de Charles, et qu’ils en ont assez de subir le conflit entre Charles et Albert. Ils réclament une réunion d’équipe pour mettre à plat les difficultés.
Deux réunions ont été organisées avec un mois d’intervalle, animées par une personne du service des ressources humaines, avec qui j’avais échangé sur les précautions à prendre lors de la réunion. L’objectif de l’intervention était de faire le point sur les difficultés rencontrées pour identifier le cabinet extérieur le plus à même d’accompagner l’équipe pour résoudre ses problèmes. Lors de la première réunion, chacun a exprimé ce qui n’allait pas selon lui. Le manager a écouté, et il a proposé une nouvelle organisation qui clarifiait les rôles de chacun et le fonctionnement de l’équipe. La deuxième réunion a permis d’ajuster le fonctionnement. L’équipe a commencé à construire un nouvel équilibre, et il n’y a pas eu besoin d’intervenant extérieur.
Rahma et « les becs sucrés ».
Rahma est mère de quatre enfants, et elle se démène entre le travail et la maison pour tout gérer. Son mari est souvent en déplacement. Un jour elle est tellement fatiguée qu’elle va voir son médecin, qui, suspecte un épuisement professionnel, et l’oriente vers un psychiatre.
Rahma rencontre la psychiatre qui s’indigne, et confirme le diagnostic de burn out. Il est urgent de prendre en main la situation. C’est l’état de choc, un burn out ! L’annonce est traumatisante, comme s’il s’agissait de l’annonce d’une maladie grave. L’avenir qui se dessine est sombre, comment va-t-elle faire ? Elle consulte pour une fatigue et elle ressort avec un diagnostic lourd de conséquences. La nuit, ne trouvant pas le sommeil, elle écrit un long mail à son chef, à certains collègues et à moi-même pour dire son incompréhension, sa grande souffrance, et rappelant qu’elle s’est sacrifiée pour l’entreprise.
Quand je la rencontre à la demande de son chef, Rahma me dit que c’est compliqué, qu’elle a connu un passage à vide après sa dernière grossesse. A son retour elle n’avait pas vraiment de poste. Et puis elle a eu la chance d’avoir le poste actuel dans une bonne équipe, tous les collègues sont sympathiques et le chef est disponible. Après le passage à vide de la grossesse son souci était de montrer qu’elle avait des compétences et elle se donnait à fond dans le travail. A la maison son mari ne l’aidait pas beaucoup. Mais elle aime ce qu’elle fait, et l’annonce du burn out a été un choc pour elle et l’a complètement déstabilisée. Elle ne sait plus comment faire.
Par un heureux hasard je rencontre à l’occasion d’une visite périodique une collègue de Rahma. La collègue me dit qu’ils sont tous « des becs sucrés » dans l’équipe. Je lui demande de m’expliquer ce que cela veut dire. La convivialité est importante dans l’équipe. Et il fallait faire des gâteaux à tour de rôle. Lors des réunions, on parlait peu de travail, mais le chef rappelait que prochainement c’était la fête d’un tel et qu’il ne fallait surtout pas oublier de la lui souhaiter. Pour elle c’était regrettable, ce serait utile de parler du travail avec les collègues. D’ailleurs ce serait bien pour Rahma, qui veut tout faire, et accepte toutes les missions qu’on lui propose. Elle ne sait pas gérer son temps et fractionne les tâches sur des plages d’une demi-heure. Ce n’est pas possible de traiter un sujet en une demi-heure !
Je demande à voir le chef, pour savoir ce qu’il en était exactement de la situation de Rahma. Il me dit que c’est une personne consciencieuse, mais elle ne sait pas gérer les priorités. Aussi il a instauré une réunion bilatérale tous les mois pour l’aider à planifier. Mais il se rend bien compte que ce n’est pas suffisant. Il se propose de faire une réunion hebdomadaire, pour planifier au jour le jour.
Me souvenant de la remarque de la collègue sur « les becs sucrés », je lui suggère de procéder un peu différemment. Pour aider au mieux à gérer les priorités, il devait parler du métier, rappeler les missions du service, et comment s’articule le poste de Rahma pour aller dans le sens de l’objectif commun. Cette façon de procéder permettrait certainement à Rahma de mieux appréhender les priorités. Ils pourront alors faire la planification hebdomadaire. Le chef comprend le principe de la démarche. Et le rendez-vous est pris pour faire le point à trois, trois semaines après. Ils arrivent toutes les deux pour exposer tout ce qu’ils ont déjà mis en œuvre. Et Rahma me dit en partant : «C’est pas mal votre truc de nous faire parler du travail !».
Racontées ainsi, les prises en charge semblent simples et la démarche facile. Il s’agit en fait d’un travail d’équilibriste, parfois long, entre les différents interlocuteurs, en tenant compte du secret médical, pour arriver à écrire ce scénario de l’histoire. La démarche s’est construite avec des essais erreurs, et des aller – retour entre l’expérimentation de terrain, les réflexions entre les membres de l’équipe médicale, le groupe de travail, les apports de la formation et des supervisions auxquelles je participe.
Les difficultés sont de plusieurs ordres.
L’objectif de l’intervention doit rester simple, celui de remettre en mouvement. Si l’on a la moindre intentionnalité pour l’un ou l’autre des protagonistes de l’histoire, ou un avis sur la situation, même si on ne l’exprime pas, notre avis transparait dans le questionnement, et peut aggraver la situation. Le questionnement devient moins pertinent car il est là pour valider nos thèses et non pour explorer la situation. Lors des premières prises en charge, j’ai dû faire face à des colères importantes, des crises de larmes voir des menaces. Et j’avançais sur la pointe des pieds pour préserver le lien, me débattant entre les certitudes des différents acteurs.
Le médecin est un acteur important dans l’entreprise, expert en santé. Sa parole a du poids, et peut être saisie par l’un ou l’autre pour conforter sa situation. Rejoindre une personne en souffrance, signifie valider sa douleur et l’histoire qu’elle raconte, en proposant par ci par là, précautionneusement d’autres significations possibles. Avec une reformulation efficace au plus proche de la situation, la personne se sent enfin comprise. La reformulation peut devenir une vérité, comme un diagnostic posé par le médecin, et être réutilisée auprès des managers ou des syndicats pour faire reconnaître son état.
Le médecin fait partie du système, même si son statut de « salarié protégé », définit dans le code du travail, lui confère une indépendance vis à vis des différentes parties dans l’entreprise. Il travaille dans le cadre d’une entreprise avec des règles établies, et non dans un cabinet indépendant. Il doit tenir compte de cette réalité, et parfois rappeler au salarié face à lui que le médecin n’est pas là pour valider toutes les demandes, même s’il y a une souffrance. Pour illustrer ce point voici l’histoire d’Auguste.
Auguste, expert en innovation
Un manager me sollicite car son collaborateur Auguste est en difficulté. Auguste vient volontiers me rencontrer pour que je constate son état, suite à une dégradation de ses conditions de travail. Auguste est expert dans son domaine et il aime particulièrement travailler sur les innovations. Par le passé il a eu des différends avec le référent métier, sous la responsabilité de qui il devait travailler. Il considère que ce référent n’est pas compétent, c’est lui l’expert. A ce titre il n’a pas besoin qu’on lui dise ce qu’il doit faire, et certaines tâches ne relèvent pas de lui. Un arrangement a été fait par le passé, et Auguste est rattaché directement au manager. Changement d’organisation, le nouveau manager, soutenu par le n+2 souhaite remettre de l’ordre dans cette situation, car les autres experts du service travaillent sous la responsabilité du référent. On veut qu’Auguste se consacre aux expertises, alors que lui ne veut pas changer sa façon de faire. Il va de plus en plus mal et se sent dans l’impasse.
Les entretiens ont permis d’écouter l’histoire d’Auguste, de valider sa souffrance tout en rappelant le cadre de l’entreprise et ses règles. Le médecin peut comprendre la difficulté de travailler sous l’autorité d’une tierce personne, qui ne connait pas le métier. Il ne peut juger ni des compétences d’un personne, ni d’une organisation validée par une ligne hiérarchique, même s’il prescrit parfois des aménagements temporaires pour passer un cap. Mon rôle à consister à aider Auguste, par le questionnement, à réfléchir à la situation et les conséquences pour lui. Il avait au moins trois alternatives : accepter la nouvelle situation, changer de poste ou continuer à travailler comme par le passé. S’il souhaitait continuer comme par le passé, il devait envisager les inconvénients à moyen et long terme. Cette réflexion lui a permis de faire le choix du changer de poste dans une autre direction, et que c’était mieux pour son évolution.
Une tripartie faite trop tôt peut rajouter une difficulté supplémentaire au salarié. Il est en boucle dans l’histoire qu’il se raconte, et à laquelle il a déjà imaginé une fin. Et il n’est pas en mesure de construire une alternative en termes de nouveau poste ou de mission pour la suite. La situation reste bloquée quand la suite est construite sans tenir compte de ses remarques, car on sait mieux que lui ce qui est bon pour lui ! Le risque est la perte de confiance du manager dans le médecin, confirmant la thèse psychologique à l’origine du problème.
Pour que la réunion tripartite se passe au mieux, il est important de rappeler que l’on n’est pas là pour identifier un coupable mais bien pour co-construire la suite. Et il est nécessaire de prendre le temps d’écouter les uns et les autres. Un manager en difficulté ou avec des préoccupations personnelles sera moins disponible pour comprendre et accompagner son collaborateur.
Pour conclure, les concepts systémiques et constructivistes de l’approche de Palo Alto permettent une relecture du risque psychosocial, ou du burn out, et donnent des perspectives d’action en santé au travail. Le médecin du travail jusque-là considéré hors du système de par son indépendance, et son rôle un peu particulier, devient un acteur au service des enjeux de santé et sécurité mais également de performance et d’efficacité au travail. Aborder le burn out comme la résultante d’un processus à améliorer ou d’une compétence « à acquérir ou développer » permet de relancer le dialogue entre les différents interlocuteurs, pour sortir du fourre-tout psychologique inopérant en entreprise. L’accompagnement ne peut être laissé uniquement aux spécialistes extérieurs à l’entreprise, qui ne connaissent l’entreprise qu’à travers les paroles de leurs patients, qui en donnent une vision sombre. L’accompagnement en entreprise est indispensable en multidisciplinarité pour croiser les regards et recentrer le débat sur le travail. Pour les personnes qui font un burn out, parler travail laisse entrevoir une suite possible et donne un nouvel éclairage sur ce qu’ils vivent jusque-là comme une faillite personnelle.
© Amel Hadjaj Bernaudin/Paradoxes
Article passionnant et très instructif, qui remet en perspective ce délicat sujet du burnout. A partir de l’expérience et par l’utilisation de ce modèle constructiviste, on intègre de nombreux recadrages utiles qui permettent de changer notre vision du burnout. On suit au fil des cas présentés par un médecin du travail, un questionnement des contextes et des interactions sans jugement a priori, au plus près des situations de travail. Ici il n’est guère question de chasse aux méchants managers ou de stigmatisation de faibles collaborateurs. On sort des stéréotypes et on travaille ensemble à trouver des solutions. Merci Amel pour ce témoignage et cette modélisation