Communication au 20ème congrès mondial d’Hypnose, Paris, 27 au 29 aout 2015
Irène BOUAZIZ et Chantal GAUDIN, psychiatres
Résumé :
Si Milton Erickson et Gregory Bateson nous ont mis sur la voie d’une autre façon de comprendre et de traiter les problèmes humains, ils nous ont aussi alertés sur les répercussions écologiques du changement.
De même que les progrès des sciences et techniques nous rendent capables de transformer le monde dans lequel nous vivons, avec les dangers que nous connaissons, l’avancée des connaissances en psychologie et la multiplication des méthodes nous font courir le risque de devenir capables d’obtenir presque tous les changements souhaités. Si nous sommes tous, bien légitimement, désireux d’utiliser les méthodes les plus efficaces pour aider, le risque que le changement visé ne se trouve pas en accord avec un environnement en constante évolution est grand.
Nous sommes tous les jours émerveillées, en utilisant l’hypnose et/ou le paradoxe, par la façon dont les patients accèdent à leurs propres ressources et à celles de leur environnement. Mais de longues années de pratique clinique nous ont aussi appris que, si la maitrise de la technique est une condition indispensable, elle n’est pas suffisante pour donner à ceux que l’on aide la liberté d’utiliser leurs propres compétences. C’est même parfois l’inverse qui se passe : plus le thérapeute est compétent, moins le patient l’est.
Gregory Bateson regrettait que les cliniciens qui étudiaient le travail d’Erickson n’en aient retenu que les outils, négligeant la dimension particulière de sa « présence systémique ». Cette « présence systémique », cette « disposition du thérapeute » comme l’a parfois dit François Roustang, passe selon lui par une «ouverture à l’indétermination des possibles » et implique de ne pas attendre un résultat spécifique.
Nous montrerons dans cet exposé comment, dans notre pratique quotidienne, la prise en compte de la nature systémique du monde nous conduit à utiliser l’hypnose et le paradoxe dans une posture de non vouloir.
Nous évoquerons les difficultés et les bénéfices qu’il y a à adopter une telle posture.
Nous sommes psychiatres et nous pratiquons l’hypnose et l’approche de Palo Alto depuis plus de 20 ans. Nous enseignons cette dernière, que nous avons baptisée Intervention Systémique Paradoxale, dans le cadre de l’École du Paradoxe que nous avons fondée. Au cours de toutes ces années beaucoup d’aspects de notre pratique ont évolué sous l’influence de nos patients et de nos élèves, de nos lectures, de nos rencontres avec d’autres thérapeutes, en particulier avec François Roustang. C’est le résultat de ce cheminement que nous allons évoquer dans cet exposé.
Dans une première partie nous aborderons la façon dont nous comprenons les modes d’action de l’hypnose et du paradoxe et les points communs entre ces deux outils.
Nous expliciterons ensuite ce que nous entendons par la notion de changement écologique et par la posture de non-vouloir.
Nous terminerons par les questions et les difficultés que génère cette conception de l’intervention thérapeutique.
Mais tout d’abord, nous direz-vous, pourquoi donc vouloir ne pas vouloir ?
En tant que médecins, notre rôle n’est-il pas justement de vouloir soulager la souffrance, de vouloir libérer les patients de leurs symptômes ? Ce désir d’aider l’autre n’est-il pas tout simplement humain ? Le non-vouloir ne serait-il pas une forme d’indifférence, d’inhumanité ?
Bien sûr, si nous avons choisi de devenir médecins, c’est avec l’idée de soigner.
Et, par la suite, si nous avons cherché à enrichir notre pratique de psychiatres par d’autres techniques, c’est avec la volonté de mieux soulager nos patients. Pour ce faire, nous nous sommes formées à l’hypnose ericksonienne et à la Thérapie Brève de Palo Alto qui nous ont permis d’obtenir des résultats bien plus satisfaisants. Nous avons acquis de nouveaux outils, mais aussi un nouveau regard sur les situations : par exemple, nous n’évaluons plus la qualité des résultats de la thérapie en fonction d’une norme de bonne santé mentale, mais en nous référant à la satisfaction du patient.
L’hypnose apparait comme une thérapie douce, une technique toute simple qui permet d’obtenir des changements rapides.
La Thérapie Brève de Palo Alto, inspirée, entre autres, par le travail de Milton Erickson qui utilisait fréquemment le paradoxe, permet elle aussi des changements spectaculaires grâce à une intervention paradoxale minimaliste : amener le patient à arrêter ses tentatives de solution, c’est à dire à cesser de faire ce qu’il fait pour résoudre son problème et qui ne marche pas. Il est paradoxal de proposer à quelqu’un, qui vient demander de l’aide pour un changement, de cesser d’essayer de changer.
Les résultats obtenus avec l’hypnose, comme ceux obtenus avec l’arrêt des tentatives de solution, ont un côté un peu « magique » et parfois même « miraculeux » qui fascine, qui suscite la curiosité : Comment cela se fait-il ? Comment cela marche-t-il ? L’explicitation des mécanismes de l’hypnose et plus largement des psychothérapies, est encore aujourd’hui, malgré les progrès des neurosciences, de l’ordre des hypothèses.
Nous nous sommes intéressées à quelques unes des hypothèses faites sur ce que produisaient l’une et l’autre technique.
En s’éloignant de la croyance traditionnelle qui voyait la transe hypnotique comme un état de plus grande réceptivité aux suggestions de l’hypnotiseur, la conception ericksonnienne propose de comprendre l’hypnose comme un moyen d’accéder aux ressources de l’esprit inconscient bienveillant.
Avec cette vision là de l’hypnose, nous proposerions par exemple à une patiente souffrant de fortes douleurs post-opératoires de s’imaginer confortablement allongée sur sa plage préférée, agréablement réchauffée par les rayons du soleil, doucement bercée par le flux et le reflux des vagues, admirant le scintillement de la lumière sur la mer… et nous ferions confiance à son esprit inconscient pour lui permettre de soulager sa douleur.
Dans la conception de François Roustang, la transe hypnotique permet d’accéder à un mode de perception global dans lequel les repères habituels sont mis en suspens : il n’y a plus de temps, plus d’espace, plus de réflexion pour trouver des solutions, plus de sujet ou d’objet, seul reste le flux de la vie.
Avec cette compréhension là de l’hypnose, nous proposerions à cette même patiente de s’asseoir convenablement, de laisser la souffrance prendre sa place, d’attendre sans rien faire du tout, de simplement laisser les choses se faire… et nous saurions qu’elle pourrait ainsi être transformée par ce nouveau contexte et se défaire de sa douleur ou en tirer profit.
Pour l’approche de Palo Alto, l’arrêt des tentatives de solution est un moyen de redonner de la liberté à une personne crispée sur « plus de la même chose ». En retrouvant cette liberté, le patient peut accéder à de nouvelles solutions. Avec cette méthode, nous proposerions à la patiente d’observer attentivement sa douleur, sans chercher à s’en défendre, de l’intensifier même un peu par moments … et nous penserions qu’en relâchant sa tension à lutter contre la douleur elle serait plus disponible pour trouver, dans d’autres interactions avec elle même et avec son environnement, un soulagement.
Les raccourcis que nous faisons ici montrent à quel point les théories explicatives et la façon de procéder de l’hypnose et de la stratégie paradoxale sont proches.
On pourrait dire qu’en faisant confiance à son esprit inconscient plein de ressources, le patient cesse ses tentatives de solution et qu’en cessant ses tentatives de solution, il se remet dans le flux de la vie… Cependant, il est très facile d’entraver le bon déroulé d’un tel processus. Il suffit pour cela de vouloir absolument se débarrasser du problème, atteindre l’objectif, guérir. Lorsque cette intention est présente au premier plan, cela génère une tension qui empêche le véritable relâchement. On n’aura pas suffisamment fait confiance aux ressources de l’esprit inconscient, on n’aura pas su ne rien faire du tout, on n’aura pas réellement arrêté les tentatives de solution puisqu’on les aura arrêtées en voulant très fort le changement.
« On », c’est à dire aussi bien le patient que le thérapeute.
Dans les premiers temps de nos pratiques, nous avons, et cela se comprend, utilisé hypnose et paradoxe de cette façon là, en étant tendues vers le résultat. A l’enthousiasme des débuts, s’ajoutait aussi un peu de forcing dû au besoin de prouver, aux patients, comme à nous-mêmes, l’efficacité de ces techniques aux effets magiques. En fait, cela marche tout de même dans bon nombre de cas. Mais l’apparition d’effets indésirables nous a amenées à nous interroger.
Les effets négatifs, s’ils sont d’un ordre très différent de ceux des médicaments par exemple, peuvent être tout à fait préjudiciables à la santé du patient, mais aussi à sa propre estime ou à l’équilibre du système dans lequel il vit.
Quelle image de lui-même aura un patient à qui l’on aura prouvé qu’il peut être mis en transe alors qu’il était certain de pouvoir y résister ?
Qu’a dû penser d’elle même cette femme qui s’est effondrée en larmes après une unique séance d’hypnose qui, en une minute à peine, a débloqué son cou tordu depuis des années par un torticolis irréductible ? Qu’a bien pu penser d’elle sa famille ? Qu’elle était une simulatrice ? Qu’elle leur avait gâché la vie pendant des années pour rien ?
Une collègue nous a horrifiées en nous racontant comment, lors de sa formation, les deux formateurs lui avaient « prouvé » la puissance de l’hypnose en utilisant la technique de l’induction à deux voix et en lui pinçant violemment l’intérieur des cuisses alors qu’elle ne sentait rien. Les hématomes ont témoigné de l’efficacité de la méthode… et l’en ont aussi dégoûtée…
Plus le thérapeute est compétent, moins le patient peut l’être.
Plus le thérapeute est tendu vers l’objectif, plus il entraine le patient dans cette tension, et moins le résultat aura de chances d’être écologique.
Mais que signifie l’écologie dans le domaine de la thérapie ?
Adopter une vision systémique signifie prendre en compte, non plus des éléments isolés, mais des éléments en relation les uns avec les autres dans un environnement global.
En tant que systémiciennes, nous prenons en compte les individus dans leur contexte de vie, dans les relations qu’ils entretiennent avec eux-mêmes et avec les autres personnes.
Ainsi, si un patient vient nous demander de l’aider à changer quelque chose chez lui, nous ne pouvons ignorer que ce changement aura des répercussions sur les personnes avec lesquelles il est en interaction et nous devons nous inquiéter de savoir si ces répercussions ne risquent pas de lui poser d’autres problèmes. Nous devons évaluer, en fonction de ce que nous savons de son environnement et surtout en le questionnant, les risques des changements collatéraux, évaluer l’écologie du changement. Cette évaluation ne peut être qu’approximative et partielle parce qu’il est totalement impossible, du fait de la complexité des systèmes humains, de prévoir tout ce qui peut se passer.
Si une personne arrête de fumer, avec ou sans l’aide de l’hypnose, cela aura forcément d’importantes répercussions dans sa vie, bien au delà des bienfaits pour sa santé. Les gestes, depuis l’ouverture du paquet de cigarettes jusqu’à l’écrasement du mégot dans le cendrier, sont inscrits dans son comportement depuis des dizaines d’années, ils font partie d’elle en quelque sorte. Que fera-t-elle alors de ses bras, de ses mains, de ses lèvres ? Elle aura une apparence différente, à ses propres yeux comme aux yeux des autres. Sans parler de la prise de poids qui résultera du ralentissement de son métabolisme en l’absence de nicotine. Cette absence de nicotine modifiera aussi les taux des neurotransmetteurs dans son cerveau, et même si ce n’est que transitoire, son humeur risque fort de changer ; elle pourrait se trouver angoissée, voire déprimée. Et que fera-t-elle sans les pauses-cigarettes qui l’aidaient à tenir le coup au cours de ses lourdes journées de travail ? Comment fera-t-elle pour affronter les situations stressantes ?
Par ailleurs, son entourage pourrait mal supporter son irritabilité. Et si elle a un conjoint fumeur, supportera-t-elle qu’il continue de fumer à côté d’elle ?
Personne ne peut prédire ce qui va se passer, mais nous savons que c’est souvent l’anticipation des répercussions négatives qui empêche les gens d’arrêter de fumer ou l’apparition de ces répercussions qui entraine la reprise de la consommation.
Plus nous sommes tendus vers l’objectif d’aider le patient à changer, dans le sens d’une norme de bonne santé mentale ou dans le sens qu’il nous demande, plus grand est le risque que nous négligions l’indispensable réflexion sur les conséquences du changement. Et même si nous savons que cette anticipation ne peut tout prévoir, elle seule permet de se préparer à gérer les difficultés à venir ou, parfois, quand les inconvénients dépassent les avantages, à renoncer au changement. Plus nous voulons à toute force un changement, plus grand est le risque que le changement obtenu ne soit pas écologique.
Le problème se pose d’ailleurs à l’échelle planétaire : la tension vers un objectif, par exemple la croissance dont on parle tant aujourd’hui, est gravement anti-écologique.
Peut-être savez-vous que depuis le 13 août, l’humanité vit au dessus de ses moyens. C’est ce que nous apprend l’ONG Global Footprint Network. Depuis cette date-là, nous avons consommé toutes les ressources naturelles renouvelables que la planète peut produire en un an. C’est ainsi tous les ans depuis 1970 et la date avance de 3 jours par an.
Notre incapacité à prendre en compte la nature systémique du monde, c’est à dire le fait que tous les éléments sont reliés entre eux, provoque des catastrophes écologiques. Le désastre ne concerne pas que les fleuves, les cultures ou les glaciers. En même temps que nous faisons progresser les méthodes de traitement des maladies, l’ignorance de notre propre nature systémique met en péril notre santé, aussi bien physique que mentale.
L’anthropologue Gregory Bateson, grand inspirateur, avec Milton Erickson, du cadre de référence dans lequel s’inscrit notre pratique clinique, alertait déjà en 1967 : « Le but conscient a, de nos jours, tout pouvoir pour bouleverser les équilibres de l’organisme, de la société et du monde biologique qui nous entoure. Une pathologie – une perte d’équilibre – nous menace. » 1
Dans notre enseignement de l’Intervention Systémique Paradoxale, nous faisons l’analogie avec la permaculture. Contrairement à l’agriculture intensive, dont on connaît les méfaits, tant sur la planète que sur notre santé, la permaculture limite au maximum les interventions humaines et met à contribution les processus naturels. Elle obtient pourtant des rendements égaux et même parfois supérieurs à ceux de l’agriculture industrielle avec ses engrais, ses pesticides et ses OGM.
C’est un peu ainsi que nous concevons notre action thérapeutique : une intervention minimaliste qui prend en compte l’ensemble du système dans lequel vit l’individu et s’appuie sur ses ressources et celles de son entourage.
Et pour ce faire, pour que notre intervention reste minimale et qu’elle limite le risque de perturber l’écologie du système et d’entraver l’accès des patients à leurs ressources, il faut arriver à ne rien vouloir de spécifique pour eux. Bien entendu, ce non-vouloir dont nous parlons ne signifie pas ne pas vouloir aider du tout. Si c’était le cas, nous ne serions pas thérapeutes.
Il s’agit de distinguer deux niveaux.
Le premier niveau, global, est celui du désir de voir le patient aller mieux, celui du désir de l’aider à aller mieux.
Le second niveau, spécifique, est celui du désir que le patient aille mieux en adoptant tel ou tel comportement. Par exemple qu’il retrouve la joie de vivre, cesse d’abuser de l’alcool, n’ait plus peur de prendre l’avion.
Ainsi, lors d’une thérapie, lorsque nous mettons en place la stratégie paradoxale qui est la nôtre et que nous avons recours à une technique d’hypnose, à un recadrage ou une tâche paradoxale, ce n’est pas avec l’intention que le patient atteigne tel ou tel objectif spécifique, fut-il celui qu’il a lui-même fixé. Nous le faisons avec l’idée que nous contribuons ainsi à créer un contexte nouveau dans lequel il va relâcher pendant quelques instants sa tension vers son objectif. Et dans ce contexte là, que nous nous représentons un peu comme la « safe place » de l’hypnose, le patient sera lui aussi dans le non-vouloir et dans le non-agir. A ce moment là, pensons-nous, l’absence de tension, de volonté, pourra générer un état de réceptivité qui augmentera les chances qu’il se trouve relié à toutes les composantes de son existence, c’est à dire à lui-même faisant partie d’un monde en constant changement. De cette reconnexion avec ses propres ressources et celles de son entourage, émergera, peut-être, un changement en harmonie avec son environnement, un changement qui sera écologique.
Pour Gregory Bateson « (…) tous les grands maîtres et les grands thérapeutes, évitent toute tentative d’influence directe sur les actes des autres et cherchent plutôt à fournir les cadres et les contextes dans lesquels un changement (habituellement défini de manière imprécise) peut survenir. » 2
Quand un patient nous demande des séances d’hypnose pour se débarrasser d’une phobie de la conduite automobile devenue handicapante pour sa progression professionnelle, nous aurons à cœur de l’aider. Mais les différentes techniques que nous utiliserons auront pour seul objectif de contribuer à créer un contexte dans lequel, pendant quelques instants, il cessera de tendre vers la disparition de sa peur. Nous ne voudrons pas que les ressources auxquelles il accèdera dans ce contexte lui permettent quelque chose de précis. Dans notre esprit, tous les possibles seront ouverts : qu’il renonce à la promotion qu’on lui propose, qu’il trouve une solution alternative, qu’il parvienne à conduire sans peur ou autre chose encore que nous ne pouvons imaginer…
Pour amener un patient dans cet espace, dans ce contexte, où, pendant quelques instants, il ne voudra plus, n’agira plus, il faut nous installer nous-mêmes dans ce non-vouloir. Cette notion, déjà connue des taoïstes est fort bien résumée par le sinologue Jean-François Billeter lorsqu’il fait des rapprochements entre Tchouang Tseu et le travail de François Roustang : « (…) on ne peut agir bénéfiquement sur quelqu’un que si l’on est dépourvu de l’intention d’agir sur lui, voire de toute intention quelle qu’elle soit. (…) l’un des plus grands services que l’on puisse rendre à un être humain est de lui faire découvrir les ressources du non-vouloir. Or seul le non-vouloir induit le non-vouloir. »3
Quand nous recevons un couple en crise dont l’objectif est de mieux s’entendre, nous n’avons aucun projet spécifique pour eux. En leur disant par exemple : « avec ce que vous me dites l’un et l’autre, il est clair que vous ne parviendrez jamais à vous entendre », notre intervention paradoxale vise simplement à relâcher la tension dans laquelle ils sont, sans préjuger du résultat. Notre conception de l’aide que nous pouvons leur apporter ne va pas au delà de l’espoir qu’ils soient satisfaits l’un et l’autre, que ce soit en se réconciliant, en se séparant ou en continuant à se déchirer.
« Au sein de cette abstention du souci de toute transformation déterminée gît la force de toute transformation. » nous dit François Roustang. 4
Si cette convergence entre la pensée taoïste, l’écologie de l’esprit de Gregory Bateson et la conception de l’hypnose de François Roustang, inspire notre pratique, nous n’en sommes pas moins régulièrement confrontées à des situations dans lesquelles la posture de non-vouloir est difficilement tenable ou même inappropriée. En tant que psychiatres nous pouvons être amenées à voir des patients qui vont très mal, qui courent un danger immédiat ou qui mettent autrui en danger.
Dans ces cas là, justement parce que nous prenons en compte le système tout entier, c’est à dire les patients, leur entourage et la société, nous pourrons insister pour qu’ils prennent un traitement médicamenteux et même, parfois, leur imposer une hospitalisation. Ce genre de décision, que nous devons souvent prendre dans l’urgence, n’est pas facile, et nous rappelle à chaque fois que nous devons toujours tenir compte du contexte.
Dans d’autres situations, il est difficile de ne pas vouloir quelque chose de spécifique pour un patient dont la souffrance nous touche particulièrement.
Ainsi ces patients qui nous décrivent, en larmes, la terrible maltraitance qu’ils subissent à leur travail et qui refusent l’arrêt maladie que nous leur proposons. Comment ne pas vouloir pour eux qu’ils se protègent, qu’ils sortent de cet enfer ? Si nous n’insistons pas, ne sommes-nous pas coupables de non assistance à personne en danger ? Si nous insistons, ne sommes-nous pas coupables de ne pas respecter leur position, de manquer de confiance dans les ressources qu’ils pensent avoir ? Où se situe la frontière entre les deux ?
Et que dire de ces situations dans lesquelles nous sommes personnellement impliqués ?
Comment ne pas vouloir absolument que la séance d’hypnose faite à une très chère amie de toujours, pour lui apprendre à gérer la douleur, soit immédiatement et définitivement efficace ? Comment ne pas vouloir à toute force que ce cousin accepte l’hypnose pour cesser définitivement de fumer pour préserver ses chances de rester en bonne santé ?
Ne pas être nous-mêmes tendus vers un objectif défini est donc parfois une posture bien difficile à adopter.
Pourtant, pourrions-nous dire en conclusion, c’est en prenant du recul que nous pouvons voir notre action thérapeutique comme un élément, parmi d’innombrables autres éléments, qui contribuera, peut-être, à créer un contexte dans lequel un changement pourra, peut-être, survenir. Nous avons l’espoir que ce recul que donne la vision systémique limite le risque d’utiliser l’hypnose ou le paradoxe comme d’autres utilisent des engrais ou des pesticides.
Tout ceci est au conditionnel parce qu’à vrai dire, que sait-on de ce monde dont nous faisons partie, à part que nous n’en savons pas grand chose ?
A ce stade nous sommes toujours en apprentissage.
Nous sommes en apprentissage de cette liberté du thérapeute qui, comme le dit François Roustang : « se situe en deçà du choix entre échec et succès de telle sorte qu’il n’y a pas de différence (…) entre l’un et l’autre » 5
Nous sommes aussi en apprentissage de l’humilité. Face à la complexité du réseau interactionnel dont nous sommes partie prenante il est impossible de savoir si notre intervention, fut-elle minimaliste et dépourvue d’intention, a joué un rôle dans le résultat obtenu.
Et enfin nous espérons que le caractère inconfortable du paradoxe dans lequel nous nous sommes mises nous-mêmes : vouloir ne pas vouloir, nous préservera de nous endormir sur nos certitudes…
1 Bateson Gregory, Vers une écologie de l’esprit – But conscient ou nature – tome 2, Seuil, Paris, 1980.
3 Billeter Jean-François, Etudes sur Tchouang Tseu, Editions Allia, Paris, 2004
4 Benhaiem Jean-Marc, Roustang François, L’hypnose ou les portes de la guérison, Odile Jacob, Paris, 2012
5 Benhaiem Jean-Marc, Roustang François, opus cité
—
© Irène BOUAZIZ-Chantal GAUDIN/Paradoxes
Pour citer cet article : Irène BOUAZIZ, Chantal GAUDIN : Hypnose, paradoxe, non-vouloir : deux outils et une posture pour un changement écologique, 2015. www.paradoxes.asso.fr/2015/09/hypnose-paradoxe-non-vouloir-deux-outils-et-une-posture-pour-un-changement-ecologique
Merci pour cet article riche qui aborde une vraie question : » le vouloir » ou le « non vouloir » du thérapeute ou de l’accompagnant… Un chemin d’apprentissage pour chacun sans fin et c’est cela qui est intéressant.