Communication à la XIIème journée de Rencontre de Paradoxes, 5 octobre 2013
Pierre Jacques BARTHE, coach
Que peut bien vivre un client auquel on prescrit une tâche paradoxale ? Cela dépend de nombreux paramètres : le problème, l’objectif, la tâche, le contexte, la vision du monde,… et l’on ne saura probablement jamais répondre dans l’absolu à cette question.
Mon intervention vise à témoigner de mon expérience d’une tâche paradoxale, à partager les métaphores que cette expérience m’a évoquées et à vous emporter sur une spirale sans fin jusqu’au jour J où je devais accomplir cette tâche.
« Quelle spirale, que l’être de l’homme. Dans cette spirale, que de dynamismes qui s’inversent. On ne sait plus tout de suite si l’on court au centre ou si l’on s’en évade » BACHELARD, Poétique de l’Espace
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Ce témoignage me ramène à une période très difficile. C’était au mois de mai dernier. Je me sentais alors comme pris en otage par mon entreprise. Le désir de réaliser mon projet de création d’activité en tant que coach indépendant et donc de quitter mon entreprise, se heurtait à des réponses évasives et floues de la RH. C’étaient des aller retours incessants sur les conditions de ce départ et cela durait depuis plusieurs mois. Chaque semaine amenait son lot de surprise avec des positions passant du : « tu n’a qu’à démissionner » à « tu pourras peut être bénéficier d’un plan de départ volontaire». Je vivais ces écarts de position comme une réelle épreuve.
Décidé à quitter mon entreprise, je restais cependant focalisé sur l’idée de développer ma future activité de coach et cela se traduisait par : « trouver de nouveaux clients ». J’avais déjà mis en place une petite activité de coaching depuis un an grâce à un mini temps partiel de 10% (un jeudi toutes les deux semaines). Dans la perspective d’en vivre, c’était loin d’être suffisant ! Mes jeudis libres étaient alors consacrés à la réalisation de missions de coaching et à la prospection de nouveaux clients. Je me rassurais par la possession d’un carnet d’adresses, une liste assez longue de contacts construits au fil d’années en tant que Responsable RH. Oui mais voilà, il y avait un hic : impossible de passer à l’action, de décrocher mon téléphone, je tournais en rond, j’appelais un copain, je faisais du rangement, je me plongeais dans un bouquin, je répondais à des mails, je faisais du tri dans mes papiers. Bref je mettais tout en œuvre pour ne pas appeler : action qui me semblait pourtant indispensable au développement de mon activité de coach indépendant.
Je cherchais obstinément les raisons d’un tel blocage, tentant de répondre à la question : « Mais pourquoi donc je n’arrivais pas à passer ces appels ? ». Plus je cherchais des explications d’un tel comportement, plus je me disais : « c’est stupide, tu dois appeler » et plus je me disais : « tu dois appeler » moins j’y arrivais. Un véritable cauchemar qui venait s’ajouter à la souffrance de ne pas pouvoir encore quitter mon entreprise dans de bonnes conditions. Je ne me reconnaissais pas dans ce comportement que je trouvais complètement « débile ».
Le mardi 14 mai, j’arrivais à une séance de supervision à l’Ecole du Paradoxe et j’avais décidé d’exposer ce problème. Sur une chaise, face à Irène, au bout de la grande table de la salle de formation, caméra braquée sur moi, devant d’autres coachs supervisés, j’exposais fébrilement ma situation. Le simple fait de verbaliser cet empêchement m’allégeait. Je venais déposer une énorme pelote de fils inextricablement entremêlés. L’entretien avançait, la situation se configurait de façon plus nette et je me retrouvais peu à peu devant ma première prescription de tâche paradoxale en tant que client. La fameuse grille utilisée par le modèle prenait forme, ce qui faisait de mon problème un quasi cas d’école. Alors voilà le raisonnement qui permettait de construire la tâche paradoxale :
- Le problème : un blocage pour passer des appels à des prospects. Ce blocage n’avait pour moi aucune origine rationnelle.
- L’objectif : Appeler des prospects.
- Quelques tentatives de solutions : faire un planning avec des noms de personnes à appeler chaque jeudi, planifier les horaires des appels pour être sûr de les joindre et au bon moment, des répétitions multiples à blanc du discours que j’allais leur servir au téléphone, prioriser les appels les plus importants.
- Le méta message que je m’envoyais : « Tu dois appeler ».
- Le contre message : « Tu ne dois pas appeler ».
Les ingrédients étaient alors identifiés pour construire une tâche paradoxale. Deux possibilités se présentaient dès lors :
– soit directe : « Tu ne dois pas téléphoner pendant un certain temps» (assez brutal),
– soit indirecte (celle qui a été choisie) ou en « contre virage » :
l’idée consiste ici à négocier un premier objectif (dans le sens des tentatives de solution), par exemple réaliser 2 appels téléphoniques (c’était déjà pas mal si j’y arrivais !) et si cette partie de la tâche n’est pas réalisée, alors vient une deuxième partie : l’interdiction de passer des appels pendant un certain temps. Cela donne : « Si jeudi prochain tu ne passes pas deux appels téléphoniques, alors tu ne dois pas téléphoner à des prospects pendant deux jeudi de suite ». La durée de l’interdiction fait aussi l’objet d’une négociation. Effectivement, la perspective de passer plus de trois semaines à me dire : « tu ne dois pas téléphoner » me serait apparue comme une réelle punition ! Deux semaines c’était amplement suffisant.
Irène m’avait vendu cette tâche comme une véritable expérimentation. L’argument me paraissait tout à fait convaincant : « c’est très intéressant dans le cadre de ta formation, de savoir ce que peut produire une tâche paradoxale. D’ailleurs dans certains programmes de formations, il y avait à réaliser des tâches paradoxales pour savoir ce que cela fait. Puis prescrire toi même des tâches en en ayant vécu la difficulté … ».
Vous relater précisément ce qui s’est passé pour moi suite à cette première prescription de tâche paradoxale reste assez difficile car certaines zones restent toujours un peu confuses, mais je vais tenter de vous en livrer les grandes lignes :
– Tout d’abord, le contexte avec mon entreprise n’a fait qu’empirer pendant cette période et le dialogue avec la RH tournait à la confrontation : le cauchemar devenait plus aigu sur ce plan là. Je me sentais de plus en plus dans une impasse.
– Quant aux appels téléphoniques, je me prenais la tête à essayer d’imaginer la suite si je passais les 2 appels, ou seulement 1 appel, si je ne passais aucun appel… avec une impression de tourner en rond. C’est en fait une métaphore qui m’apparaissait. Je me voyais agrippé sur une sorte de toboggan en forme de spirale dont je ne percevais pas la fin, freinant de toutes mes forces pour ne pas descendre trop vite, ne voulant pas rater un détail de ce qui se passait autour de moi. Je parvenais à jouer avec cette métaphore, imaginant les effets si je freinais encore plus ou si je me laissais aller un peu plus vite, sans savoir ou me menait cette spirale. Elle m’accompagnait pendant toute cette période régulièrement, aves cette impression de tourner en rond.
– L’idée de devoir expérimenter l’effet de la tâche paradoxale dans le cadre de ma formation, rajoutait une « couche supplémentaire » à ces multiples questionnements et je me suis mis à chercher dans mes cours, dans des bouquins, essayant en parallèle de comprendre ce qui se passait…
– Prévoyant, j’avais identifié deux personnes que je pourrais appeler au cas ou j’y arriverais.
– Le jour J, le jeudi suivant donc, je me retrouvais sur cette fameuse spirale, toujours freinant avec beaucoup d’énergie et finalement assez épuisé de ces efforts. Et puis, sans que je ne parvienne à faire le lien avec un événement particulier, à un moment de la journée j’ai tout lâché, je me suis dit : « qu’est-ce tu fous, c’est trop bête, je me laisse glisser sur ce toboggan en spirale, je verrai bien, je lâche tout ». J’ai passé mes deux coups de téléphone. Je suis tombé deux fois sur des répondeurs en laissant des messages à des interlocuteurs qui m’ont rappelé par la suite.
Cet après-midi m’apportait un réel soulagement. Je me sentais apaisé, allégé, libre d’appeler de futurs clients dans les semaines à venir.
Dans le mois qui suivit, je n’ai appelé aucun prospect. Je notais cependant un changement : lors de mes rencontres, de mes interventions, et finalement dans un grand nombre d’occasions, je proposais facilement des rendez-vous pour présenter mon activité de coach, mes spécificités et envisager de futures collaborations. Je me trouvais rétrospectivement assez gonflé d’avoir osé ! Et je me surprenais à rappeler ces mêmes interlocuteurs sans noter de blocage particulier.
Aujourd’hui, je n’appelle toujours pas de prospects mais j’ai mis en place une solution qui me convient davantage : profiter d’être en situation pour engager un dialogue, proposer de nouvelles perspectives et décrocher des rendez-vous. J’ai finalement adopté une autre façon de faire si bien que ces appels ne sont plus un problème pour moi. Le résultat n’est en fait pas du tout où je l’attendais. Je suis d’ailleurs très surpris de cette relative facilité à faire autrement. Par ailleurs, je n’ai aucune idée de l’origine du blocage initial : cette expérience ne m’a pas éclairé sur le pourquoi et aujourd’hui ça ne me préoccupe pas. J’ai arrêté de chercher ce qui m’empêchait de passer ces appels.
Pour le contexte relatif au départ de mon entreprise, il a lui aussi évolué. Suite à de multiples discussions, la voie s’ouvrait enfin pour adhérer à un plan de départ volontaire négocié. Début juillet, je signais ma demande et j’ai quitté mon entreprise le 31 juillet. Mais ce dénouement n’a probablement aucun lien avec cette expérience. Quoi que ?
Avec un peu de recul, je tirais des premiers apprentissages de cette expérience, non pas en tant que client mais finalement dans ma posture de coach :
- – Tout d’abord, faire confiance au client : c’est lui qui a les compétences pour effectuer les changements qui lui conviennent et dont il a besoin. Je ne pourrais jamais imaginer les solutions qu’il trouve et qu’il met lui même en place. Regarder un client en me disant : « il a les compétences de son propre changement » est l’un des premiers enseignements de cette expérimentation.
- – L’évolution du contexte est déterminante dans les changements : au delà de la tâche paradoxale elle-même, le résultat dépend aussi beaucoup du contexte et des évènements qui se produisent. Dans mon cas, la tension croissante avec mon entreprise a peut être joué un rôle dans ce déblocage. J’ai pris conscience de l’importance de la dynamique du temps qui s’écoule entre les séances, qui apporte des successions d’évènements qui modifient sans cesse le contexte. Ils peuvent avoir comme effet de tout reconfigurer, d’accélérer ou de ralentir le changement de notre client. Cela m’amenait m’interroger sur ma propre impatience du résultat pour mon client. Cette impatience qui ne me conduisait qu’à prendre certaines de mes croyances pour des réalités, et finalement à empêcher mon client à trouver ses propres solutions.
- – Enfin, l’aide de la métaphore : cette métaphore de la spirale, qui m’a accompagnée pendant cette expérience, m’a beaucoup aidé, je me suis amusé à l’utiliser et je reste persuadé qu’elle a contribué à ce « déblocage ».
Je ne saurai jamais quoi de la tâche, du contexte, de la métaphore ou d’autre chose encore a été à l’origine de ce changement, mais ceci est à mettre aussi à l’actif de l’approche paradoxale.
Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous une citation de Gaston Bachelard, sur cette fameuse spirale qui m’a accompagné pendant cette période :
« Quelle spirale, que l’être de l’homme. Dans cette spirale, que de dynamismes qui s’inversent. On ne sait plus tout de suite si l’on court au centre ou si l’on s’en évade ».
©Pierre-Jacques Barthe / Paradoxes
Pour citer cet article : Pierre-Jacques Barthe. Expérience d’une tâche paradoxale : une spirale infinie!, 2013.
www.paradoxes.asso.fr/2013/10/experience-d’une-tache-paradoxale-une-spirale-infinie