Communication à la XIIème journée de Rencontre de Paradoxes, 5 octobre 2013
Catherine CONTI, consultante, formatrice
Lorsque l’on fait le choix d’un modèle, cela peut-être avec l’espoir qu’il nous rende plus pertinent dans notre pratique professionnelle. On se met à l’apprendre, on s’astreint à une pensée cohérente et régulière, dans le respect de ses principes. On peut aussi y entrer avec la croyance qu’il est enfin « le bon », comme attiré par la promesse d’intelligence qu’il dégage lorsqu’on écoute ceux qui semblent si bien le maîtriser déjà. Et l’on peut s’engager dans cette quête à faire de même, à vouloir exceller dans l’utilisation de sa rhétorique sophistiquée, si possible avec élégance et brio.
Mais la question de l’utilisation efficace d’un modèle, et de celui-ci en particulier, se pose-t-elle réellement en termes de « vérité et d’exactitude d’un savoir technique » ? Dans mon histoire, il y a 7 ans, j’ai abordé ce modèle à la fois séduite et méfiante. Peut-être cette distance était-elle le meilleur moyen de me préserver d’un idéalisme dogmatique, ou d’une possible arrogance intellectuelle.
Au-delà de faire la démonstration d’un esprit habile, comment trouver son chemin avec ce modèle ? Cette communication est le partage de ce qui s’est enclenché pour moi, et avec mes clients, au cours de cet apprentissage.
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Si en un mot, être expert c’est être spécialiste, voire virtuose, de l’utilisation d’une technique, j’hésite à l’intégrer largement dans mes interventions avant que de l’avoir étudiée, comprise et de m’être exercée de longues années avec mes pairs, supervisée par les maîtres en la matière.
Mais un peu plus loin, le dictionnaire dit aussi de l’expert qu’il est celui ou celle qui a acquis des connaissances et des compétences grâce à la pratique, en situation réelle. Pour devenir expert, il n’y a pas d’autre choix que d’exercer son geste quotidiennement. Ce qui veut forcément dire commettre des erreurs et risquer une utilisation malheureuse (pour nous-même et surtout pour notre client).
Un vrai problème pour ma conscience professionnelle.
Quand peut-on dire qu’on « sait assez », qu’on a assez travaillé, et qu’on ne prend plus le risque de nuire ou de faire perdre du temps à nos clients en utilisant ce modèle de Palo Alto dont nous ne sommes pas encore expert ?
Quand cette connaissance est-elle suffisante pour pouvoir l’appliquer avec élégance ? Et à quelle condition une technique, aussi sophistiquée puisse-elle être, reste-elle une technique de plus ou bien nous permet-elle, au contraire, d’accéder à une forme de talent ?
MA VIE D’AVANT…
Je suis consultante et formatrice depuis presque 20 ans, après une expérience d’une dizaine d’années en entreprise à divers postes de responsabilité. Une partie de mon temps professeur affilié à l’École de Management de Lyon, j’ai mon propre cabinet et j’interviens principalement sur le développement des compétences managériales, dans des contextes organisationnels. Ces interventions prennent la forme de séminaires ou d’accompagnements individuels, parfois aussi d’équipes. Je n’ai pas de clientèle privée.
Après quelques années passées en analyse, je me suis formée à divers outils. En particulier la PNL et la typologie Junguienne ont été des appuis importants pour moi au cours des dix premières années. J’ai également exploré l’ennéagramme à un niveau tout à fait personnel, puis la symbolique du langage et du corps humain avec une grande joie, de celles qui apaisent, dans une connexion à soi évidente, et donnent envie de poursuivre le chemin.
De toutes ces approches, je n’en renie aucune. Elles font partie de mon histoire avec les personnes et les entreprises avec lesquelles j’ai travaillé. Elles sont constitutives d’une évolution.
La réflexion sur cette évolution professionnelle a pris un tournant particulier le jour où ma fille de 8 ans à l’époque me posa la question « quel est ton métier Maman ? » ; j’ai répondu « j’aide les gens à réfléchir ». Cette réponse spontanée et aux contours peu élaborés, fut le point de départ d’une nouvelle quête. Si j’aidais les gens à réfléchir, quelle était la qualité réelle de cette réflexion ? Allait-elle dans le bon sens ? Était-elle utile là où elle devait l’être ?
Selon les situations qui m’étaient exposées, je cherchais quel « outil » à ma disposition était le plus pertinent pour explorer et trouver des solutions. Car le travail avec les organisations a ceci de particulier qu’il est sensé aider à apporter, voire apporter tout court des solutions, même si toutes les précautions oratoires et contractuelles ont été prises pour dire, en amont, que c’est la personne qui trouve ses solutions, qu’il s’agit d’accompagner un processus etc… Le fait est que le poids de l’injonction « il faut que quelque chose change… avec vous, grâce au travail avec vous… » est palpable dès le départ des interactions, puis de façon explicite dans le contrat qui est passé. Et il parait naturel que l’entreprise qui engage un professionnel sur ces aspects, exige de pouvoir mesurer, ou identifier à tout le moins, que son investissement a une valeur.
QUAND L’ÉLÈVE EST PRÊT….
J’en étais là de mon questionnement quand j’ai rencontré le modèle de la Thérapie Brève de Palo Alto. D’abord par la littérature, des échanges avec des collègues expérimentés sur le sujet, puis au cours de divers séminaires avant de me poser à l’Ecole du Paradoxe. Je réussissais plutôt bien avec les approches et outils que j’utilisais jusque-là, et pourtant, quelque chose se tendait en moi.
J’éprouvais le besoin d’une méthode qui me permette un travail moins séquentiel ou mosaïque avec mes clients, une approche plus globale et dans un « flux » respectueux à la fois de leurs enjeux (changer) et de leur équilibre (maintenir).
(A partir de cette section, quand j’évoquerai le modèle ou l’approche, je me réfèrerai au modèle de Palo Alto tel qu’il est enseigné à l’Ecole du Paradoxe.)
J’ai donc fait le choix de ce modèle, avec l’espoir qu’il me rende plus pertinente dans ma pratique. Et comme tout professionnel, je me suis astreinte à y entrer pour en comprendre la cohérence et les principes, avec l’idée que j’allais pouvoir les appliquer. J’étais attirée par la promesse d’intelligence qui se dégageait de cette approche lorsque j’écoutais ceux et celles qui semblaient la maîtriser déjà. Et chemin faisant, je m’inquiétais de ma capacité à exceller dans l’utilisation de cette rhétorique sophistiquée.
Cependant quelque chose me gênait. Avant ma rencontre avec l’École du Paradoxe, les experts de l’approche systémique et de la Thérapie Brève de Palo Alto que je croisais me semblaient souvent assez suffisants. Ils parlaient en position très haute de la nécessaire position basse. Et surtout, alors qu’ils se réclamaient d’un modèle relationnel par essence, je constatais que j’avais plus de mal à les sentir en relation lors de nos échanges, comparés à d’autres consultants et thérapeutes de diverses écoles d’ailleurs. Et cela concernait aussi bien les enseignants que les participants aux séminaires.
D’où une forme de méfiance que j’ai développée assez tôt. A la réflexion, cette distance a certainement été le meilleur moyen de me préserver d’un idéalisme dogmatique, ou d’une possible arrogance intellectuelle.
Toujours est-il que je ne me suis d’abord pas vraiment « identifiée » à l’approche, ne me retrouvant pas dans les « maîtres » que je rencontrais. J’ai l’idée qu’une forme d’humilité, alliée à la qualité des relations, sont des préalables incontournables pour faciliter l’apprentissage. C’est la présence de cette posture que j’ai trouvée à l’Ecole du Paradoxe qui m’a décidée d’y poursuivre ma formation.
PREMIERS PAS INEXPERIMENTES ET POURTANT, QUELQUE CHOSE SE PASSE…
C’était il y a 7 ans. Je me suis inscrite. Je me formais, je pensais comprendre, je tentais d’utiliser la fameuse grille « Problème, Objectif, Tentatives de solution, Vision du Monde », parfois avec quelques résultats.
Dans la pratique, je commençais à entendre différemment mes clients et à développer une ouverture plus attentive à ce qu’ils décrivaient. J’ai le souvenir particulier d’un démarrage de formation, avec une dizaine de personnes, sur une thématique managériale. Il s’agissait d’ateliers visant à préparer des managers à la conduite d’entretiens annuels (de performances et de compétences). De manière assez traditionnelle, après la présentation du programme, j’avais introduit une séquence sur les objectifs que les participants pouvaient se donner pour cette journée, sur quoi ils souhaitaient « progresser » concernant le sujet qui nous occupait. Une femme s’est redressée sur sa chaise, presque en colère, et m’a interpellée : « Mais pourquoi faudrait-il toujours progresser ?… Je fais mon travail, je le fais très consciencieusement, j’obtiens les résultats attendus et mon équipe va de l’avant. J’en ai assez que l’on me demande de progresser, et aujourd’hui en plus, de progresser à évaluer les progrès de mes collaborateurs. Dites-nous ce que vous avez à nous dire et je verrai bien ce que j’en ferai ». Quelle force ! J’étais subjuguée par la capacité de cette femme à prendre ce recul, dans cette situation, à dire ce qui lui paraissait absurde dans ma question, et surtout à énoncer ce qu’elle ne voulait pas et ce dont elle avait besoin.
Si je lui faisais confiance, sans la mettre en situation de vouloir quoi que ce soit sur le sujet, nous pourrions travailler à s’apporter l’une et l’autre nos compétences respectives, à égalité. Dès le départ du questionnement lors d’une formation, je comprenais que je pouvais être plus vite aidante, placer le projecteur là où c’est le plus pertinent pour les participants, (et pas pour moi). Je comprenais que j’avais passé des années à questionner trop tôt ou trop vite sur des indicateurs de réussite, des objectifs ambitieux, avec le présupposé que plus on les peaufine tout de suite, mieux on va y arriver. Et s’il m’en fallait encore la preuve, d’autres exemples venaient.
A la même époque, dans un autre séminaire où il s’agissait de réfléchir à la gestion du temps, il y avait évidemment une séquence concernant la définition d’objectifs, par rapport auxquels établir ensuite des priorités. Lors de cette séquence, un participant est intervenu : « je ne risque certainement pas de me fixer un objectif, encore moins une image de quelque chose que j’aimerais accomplir. Vous vous rendez compte, si j’échoue, dans quel état cela me mettrait ? ». Là encore, prenant en compte sa manière de voir, il avait raison. Et c’est avec lui, grâce à lui, que nous avons enclenché avec le groupe une réflexion sur la réussite (de quoi), la manière d’influencer notre réalité (si cela peut avoir un sens), le lien entre passé, présent et futur, autrement que linéaire, tout cela encore une fois dans une relation et une co construction in vivo, loin des checklists et des fiches de projets. Il n’a jamais fait l’exercice, d’autres l’on fait et y ont trouvé un intérêt et tout cela pouvait cohabiter dans la même session, permettant de déployer plus de richesses dans nos interactions.
Je peux affirmer aujourd’hui que, sans le travail entrepris avec le modèle, j’aurais eu plus de mal à garder cet esprit constructif, à « faire avec » ce qui se passait, sans juger que c’était mieux ou moins bien.
QUAND PROGRESSER A D’ABORD ÉTÉ SE DÉTENDRE ET DÉSAPPRENDRE
Quelque chose changeait donc d’abord dans l’accueil du vécu des clients. Et ce changement survenait en premier lieu parce que mon attention s’élargissait et se détendait. Je n’étais plus concentrée sur ce que j’allais dire ou sur le fait d’apporter les bonnes réponses à mes participants. Je ne mettais plus la même pression sur eux (vers un objectif) ni sur moi (apporter des méthodes qui marchent par exemple). Je me sentais peu à peu plus confiante sur le fait que, ensemble, nous allions savoir les options adaptées, les solutions intelligentes sur les sujets qui nous occupaient.
J’étais encore loin de l’expertise, mais je m’allégeais. Je désapprenais des cadres de référence et je cherchais plus de rigueur et moins de catégories ou schémas récurrents à priori. J’assouplissais ma propre vision de mes clients, plus à l’écoute des problèmes tels qu’ils les vivaient et pas tels qu’ils étaient supposés les vivre.
Je me souviens d’un exemple très précis, un entretien avec une femme ingénieur informaticienne. Elle faisait partie d’un programme pour dirigeants dans un grand groupe et elle suivait – comme c’est souvent le cas – un cursus qui alterne des formations, des conférences, des suivis individuels. Dans ce contexte, je ne devais la rencontrer que pour cette session, autour de feedback qu’elle avait reçus de son patron, de ses pairs et collaborateurs. Elle est arrivée très dynamique, avec une allure que l’on pourrait qualifier de « différente » dans ce cadre : Tee-shirt, sac à dos de collégienne… . Dans sa présentation, elle m’a dit assez vite qu’elle était championne de foot en équipe (elle pratiquait à haut niveau). Elle avait un langage un peu « provoc’ » et sympathique. Nous nous sommes mises tout de suite au travail. Elle était très pertinente dans l’analyse que nous faisions des documents. Elle avait nouvellement intégré le Comité de Direction de sa filiale et elle réfléchissait à son positionnement, à la contribution attendue à ce niveau-là. Au cours de nos échanges, elle s’était vite investie dans la recherche de thèmes qui pouvaient être intéressants pour elle à partir des feedback reçus. Elle identifiait ce qui pouvait la desservir dans quelques comportements-réflexes, elle formulait des objectifs etc…
J’ai « fait » très peu de choses, à part poser quelques questions, 2 ou 3 reformulations… et elle est repartie satisfaite, ayant bouclé son plan d’action pour la suite. Lorsque l’entretien a été terminé, j’ai croisé un confrère qui l’avait vue entrer et qui m’a dit « tu lui as sans doute donné un feedback sur son look, tu sais à quel point ça compte à ce niveau »…
Mais qu’est-ce qu’un pseudo feedback sur son look aurait amené dans cette situation ? Par rapport à quel problème, qu’elle n’avait d’ailleurs pas … Au-delà du fait de ne pas avoir jugé cette personne (ce avec quoi d’autres professionnels pratiquant avec d’autres modèles pourraient être en phase), j’avais réussi à entrer très vite dans sa construction (comment elle voyait son rôle, ce qui lui posait question ou pas) parce que…
- je n’avais rien présupposé, rien pensé d’inutile avant, et aussi, parce que
- je la voyais cogiter à toute allure, se saisir des informations, reconfigurer sa vision quand c’était nécessaire pour elle, tout en restant moi-même confortable avec cette idée de ne faire « presque rien », de ne pas chercher à lui démontrer à quel point j’étais pertinente, moi aussi !
QUAND J’AI COMPRIS QUE L’EXPERT C’EST D’ABORD LE CLIENT
En cheminant peu à peu avec le modèle, dans ce métier d’aide à la réflexion, je me suis sentie plus rassurée, voire même soutenue par mes clients, par tout ce qu’ils savent et que je ne sais pas encore.
Ils m’aident autant à réfléchir que je prétends les y aider. Et si je ne me mets pas dans cet état d’esprit, je me retrouve dans la posture du consultant arrogant que je décrivais précédemment.
Prenons le cas de l’accompagnement d’un futur Directeur Général d’une entreprise. Nous sommes dans le milieu de la création artistique et intellectuelle. Il est dans cette entreprise depuis 5 ans, à la direction financière. Il demande un appui de quelques heures pour réfléchir à sa prise de poste et explorer la situation sur deux points précis :
- La possible organisation (différente) du mode de gouvernance : quelles instances de directions, quels comités, qui à quel poste, sachant qu’il veut opérer une rupture par rapport au dirigeant sortant.
- La nouvelle dynamique d’équipe à créer, alors que pour l’instant, selon ses termes, « c’est la guerre civile » en interne.
C’est un homme très droit, rationnel, peu empathique dans l’attitude mais très respectueux des personnes et à l’écoute de leurs difficultés. Il voit les choses se dégrader depuis quelques années, il dit même « on est dans un système de dingues».
Il a beaucoup d’idées et au fur et à mesure que je l’interroge, j’identifie que les points sensibles qui semblent lui poser problème concernent l’adéquation potentielle collaborateurs / postes à pourvoir.
En fait, quand il dit « problème » il bute sur ce qu’il appelle « des personnalités ». Là, son discours devient moins clair, hésitant. Il évoque à plusieurs reprises qu’il doit respecter la personnalité des acteurs, même s’il faut « tordre » l’organisation. « … je dois faire avec », dira-t-il. « Nos réussites sont le fait de personnalités atypiques, c’est grâce à elles que l’on détecte les tendances et les créations de demain ». Il ajoute que c’est irrationnel, donc difficile selon lui, mais d’une certaine façon, « ces personnalités complexes sont aux commandes et il faut s’y adapter ou bien entrer en conflit de manière frontale ce qui n’est pas souhaitable aujourd’hui ». Et il est comme coincé là.
Au cours de nos échanges, il me semble avoir reformulé les choses dans cet esprit :
- La situation dans laquelle vous êtes est assez difficile. Vous avez espoir qu’en mettant en place une organisation différente, une nouvelle dynamique pourrait s’enclencher, bénéfique pour tout le monde car plus liée aux objectifs, en appui sur les compétences démontrées et les talents de chacun, ce qui est très loin de l’organisation actuelle.
- Vous avez une connaissance fine des différents acteurs et vous êtes très respectueux de leurs apports originaux, précieux dans votre métier quand ils sont valorisés au bon endroit.
- Qu’est-ce que génèrerait pour vous le fait de considérer ces personnes dans leur singularité, au lieu de les appréhender comme des personnalités complexes ?
Il y a eu un grand blanc. Puis son visage s’est éclairé. Ses épaules se sont abaissées. Il a dit « OUI ». Il a eu immédiatement l’idée de qui pouvait être membre du comité de direction, et il a conclu en disant « je vois ». Il m’a remerciée et a mis fin à la session de travail. Je n’ai rien su de plus mais il m’avait bien « soufflé » ce qui était nécessaire et suffisant de savoir pour l’aider à trouver la réponse à sa question.
ICI, LE PRATICIEN-EXPERT NE « SAIT PAS » ET NE « VEUT PAS »…
Cette expérience a été un de ces moments décisifs qui m’a encouragée à une utilisation plus ample du modèle, sans me reconnaître très compétente pour autant.
J’ai vu comment je pouvais ne « pas savoir » (à sa place), ne pas vouloir (qu’il prenne telle ou telle décision, ou qu’il pense plutôt comme ceci) et être aidante, d’abord en comprenant un élément essentiel de sa vision du monde : « je dois agir pour valoriser ces personnalités qui sont maltraitées et si peu reconnues depuis tant d’années » et ensuite tenter un recadrage de nature à générer un mouvement possible autre.
J’ai compris là que la position de « non savoir » ne veut pas dire « savoir rien ». Mais utiliser ce que j’acquière de savoir, au fur et à mesure avec mon client : savoir ce qu’il valorise, ce qu’il souhaite, ce qu’il écarte, ce qui le gêne, ce qui l’anime, ce qu’il essaie … sans rien en penser d’autre que ce qui est dit mais en sachant « quoi positionner où » dans la démarche.
De là s’éclaire l’articulation « Problème – Objectif – Tentative de solution – Vision du Monde » à partir de laquelle tenter une intervention à contresens de ces tentatives existantes.
Tout cela semble assez facile dit comme ça mais ne « pas savoir » et ne « rien vouloir » pour mes clients a été une des difficultés première et récurrente dans ma pratique, comme pour tant d’autres de mes camarades de classe, à en juger par nos lamentations régulières autour de ce sujet.
D’autant qu’à cette 1ère formulation s’ajoute une autre injonction sous-jacente, quelque chose comme « il n’est pas permis de vouloir changer l’autre » qui cohabite avec le principe qu’ « on ne peut pas ne pas influencer », dérivé lui-même d’un des axiomes de la communication qu’ « on ne peut pas ne pas communiquer » …. Difficile de faire plus contradictoire pour les non-experts que nous sommes et à y repenser, j’éprouve beaucoup de compassion pour nous tous à persévérer dans cette voie.
SE SAUVER DE L’ARROGANCE OU DE L’INCOMPÉTENCE
Comment faire dans ce métier où, pour une partie de mon temps, je prétends accompagner mes clients à réfléchir pour qu’ils changent dans le sens de leur demande, sans vouloir leur apporter une aide sur le comment ?
D’abord comprendre que la nécessité d’être rigoureusement disponible et stratégique est une chose différente de l’envie d’aider directement. Ce que je dois vouloir, pour pouvoir repérer ce qui va être pertinent dans mon questionnement, c’est d’abord d’être avec mon client, là où il est, dans l’histoire qu’il se raconte. Et cela s’avère compliqué.
J’évoquerai ici le dernier cas, celui d’un client que j’ai accompagné pendant 6 mois. Au moment où nous nous rencontrons, il a pris la direction d’une unité opérationnelle dans un grand groupe il y a de cela 1 an. Il a une équipe rapprochée de 6 personnes, 50 collaborateurs au total dans son activité. C’est le Directeur Général du groupe qui lui a proposé de se faire aider. Il a accepté et se sent même soulagé de cette proposition.
Les résultats ne sont pas au rendez-vous. Même si des choses ont été semées, les résultats ne sont pas encore assez visibles pour permettre d’enclencher une dynamique de succès, indispensable à la relance de l’activité. Il y a des tensions entre les personnes de l’équipe, et plus grave, au niveau du groupe, on se pose des questions sur sa capacité à diriger cette filiale. Il semble aux autres soit « absent » (d’ailleurs il ne va pas à certaines réunions importantes des divers dirigeants au motif que cela ne fait pas avancer son business), soit « perdu » (la DRH a elle aussi remarqué le côté « peu assuré donc peu rassurant » de mon client, comme elle le formulera).
Lors de la réunion tripartite de lancement le DG a insisté : « Il faut qu’il prenne toute sa dimension de Directeur auprès de son équipe, et qu’il agisse de manière plus stratégique avec les acteurs au sein du Groupe dans son ensemble ».
Les deux premières sessions ont permis d’analyser la situation présente, de répertorier les difficultés, à tous les niveaux. J’interrogeais, je cherchais à comprendre cette histoire que mon client se racontait, aux prises avec tous « ses problèmes ». Je distinguais les contextes, les interactions, les éléments de vision du monde etc…
Et puis, au 2/3 de la 2ème session, j’ai dit, presque sans m’y attendre mais au plus près de lui « Se pourrait-il que tout cela soit le fait d’un faux-départ ? ».
Un long silence, puis un premier échange sur ce possible « faux-départ », et la nouvelle signification que cette formulation pouvait donner aux difficultés qu’il vivait :
Ce qui le soulageait, dit-il, c’est que tout ne soit pas dû aux autres (incompétents divers, ni à l’organisation bancale, voulue par le DG, ni aux conditions de marché…). Il pouvait peut-être quelque chose. Mais quoi ? Nous nous sommes quittés cette fois-là en formulant qu’un faux-départ n’était pas forcément fatal, mais que tout allait dépendre de son désir désormais de se repositionner ou non sur la ligne de départ. Il allait prendre le temps d’y penser.
Dès le début de la session suivante, et pour toute la durée de l’accompagnement, tout a changé : son regard, son sourire, sa posture physique, les cas qu’il amenait sur lesquels travailler, les projets de réunions avec son équipe, ses initiatives vis-à-vis du Groupe et du DG… tout ! Il n’est jamais revenu en arrière.
Qu’est-ce qu’il me plait de partager dans cet exemple ? Je crois l’avoir aidé à se mettre dans ce qui était problématique pour lui (au lieu de focaliser d’abord sur l’objectif recherché « être un super directeur » et tout faire pour y arriver).
Il a mis son attention sur un point, le moment initial de la prise de poste et son attitude depuis, qu’il ne faisait que répéter, à savoir :
- Dire ce qui n’allait pas aux autres, des membres de l’équipe au DG
- Rester un peu « observateur » des difficultés, en les analysant comme s’il était consultant extérieur,
- Juger sévèrement les dysfonctionnements (de l’équipe, du groupe)
- Comparer avec ses expériences précédentes et identifier tout ce qui ne pouvait pas changer
- Tout en se disant « Je ne peux pas avoir raté et je ne dois pas rater ce nouveau défi de ma vie professionnelle…. Ce n’est pas moi, …j’ai tout réussi jusque-là et on est même venu me chercher pour cela…»…
Avoir éventuellement raté un départ ne voulait plus dire avoir tout raté. Autre chose devenait possible ; il pouvait reprendre la main.
En élaborant avec le client à l’endroit du problème, quelque chose se pose et arrête potentiellement pour lui le fait de s’arc-bouter, de se débattre, de se sentir seulement coincé.
J’aime cet exemple parce que pour moi, il est l’inverse d’une rhétorique minérale et désincarnée. J’ai formulé ce possible « faux départ » qui n’a rien de « brillant » mais qui ouvre une autre option pour lui. Je n’en pense pas « rien » de sa situation, même si je ne veux rien à sa place. J’y suis, avec respect, dans cette empathie stratégique qui ne perd pas de vue qu’elle cherche le contresens de la logique apparente, mais j’y suis vraiment.
Pendant tout ce temps je suis restée « avec lui » et cela a été l’occasion de comprendre la métaphore sur la posture recherchée « s’identifier au héros mais ne pas avoir envie qu’il gagne ou qu’il perde » !
Dans cette expérience de présence à l’autre, sans jamais lâcher la stratégie paradoxale, quelque chose vient « heureusement ». C’est la manifestation de l’expertise, en construction, avec le client. On ne peut pas devenir expert de ce modèle tout seul, mais seulement en relation avec son client, chaque client.
« UTILISER LE MODELE AVEC BONHEUR » c’est peut-être initialement, ETRE HEUREUX DE L’UTILISER, MÊME IMPARFAITEMENT…
Où en suis-je de ma question de départ ? Bien connaître le modèle ? Oui bien sûr qu’il faut en connaître les bases, les présupposés, travailler, beaucoup, sans cesse, affiner sa technique, être curieux et chercher encore. Je vois ce travail à l’ECOLE du PARADOXE et avec mes clients comme une quête, comme une question toujours à l’œuvre, celle qui garantit l’humilité. Celle qui pose que l’on devient en premier lieu expert de son apprentissage, avec la posture qui convient.
Après quelques années de travail, je n’en suis pas au niveau d’élégance que j’observe chez les plus « avancés » sur le chemin. Mais « ça marche » de mieux en mieux. Mes clients me le disent et ça compte.
Et j’ai découvert autre chose : l’utilisation de ce modèle me rend heureuse.
- Heureuse de découvrir
- Heureuse de persévérer
- Heureuse d’appartenir à une communauté qui réfléchit à cette théorie et à son évolution
- Heureuse de penser moi-même à ce que j’en fais et à la manière dont il me transforme sans cesse
- Heureuse d’être libre de dire « c’est un modèle et je le choisis car il me va bien »
Pour ma part, c’est parce que j’ai cessé de le considérer uniquement comme un objet d’étude, et la quête de « devenir expert » qui allait avec, que j’en ai fait quelque chose d’intéressant pour moi et pour mes clients, quand j’ai cessé de le voir comme une solution, comme un simple outil ou une technique de plus dans ma pratique. Je suis rentrée dans cette construction, consciente qu’elle en est une, sans vouloir en faire un dogme ou une croyance exclusive. C’est tout un état d’esprit, voire une attitude relationnelle qui s’est instaurée, et dont je suis heureuse.
Si je crois à quelque chose, c’est à l’intelligence de mes clients, au bien-fondé de leurs questions, de leurs difficultés et de ce qui doit surtout ne pas changer pour que quelque changement souhaité advienne.
… ET ACCUEILLIR LES DIFFICULTÉS d’APPRENTISSAGE A VENIR AVEC PLAISIR !
Accepter de ne pas tout comprendre c’est déjà envisager que la maîtrise passera par-là : être curieux, saisir des bribes, ressentir, s’étonner, se questionner. C’est en partie cela que fait cette approche non pathologisante et constructiviste. Prendre plaisir, dans chaque situation professionnelle que l’on rencontre, à « ne pas savoir » et à ne « rien vouloir ». C’est autant une attitude à cultiver qu’une technique à régler.
A un moment, après quelques années de pratique avec ce modèle, « nous nous sommes rencontrés ». Ça arrive ! Et comme dans toute vraie rencontre, il n’y a plus eu d’obstination de ma part à vouloir le dominer, à chercher des « trucs et astuces » pour réussir, mais une pensée régulière sur mon devenir avec lui, qui prend diverses formes aujourd’hui :
- M’assurer de rester sujet et éprouver le modèle sur mes propres difficultés. La rigueur dans la supervision et le suivi des séminaires, année après année, sont une aide à la transformation de soi et affinent une sorte d’« expertise de soi-même ».
- Reconnaitre le chemin parcouru et élaborer à partir de celui-ci. Cet exercice d’aujourd’hui, bien que difficile, participe modestement de cette reconnaissance.
- Continuer la route ensemble.
©Catherine CONTI/Paradoxes
Pour citer cet article : Catherine Conti. En quête de la maîtrise du modèle : est-il nécessaire d’être expert du modèle pour l’utiliser avec bonheur ?.2013
www.paradoxes.asso.fr/2013/10/en-quete-de-la-maitrise-du-modele/