Communication à la dixième journée de Rencontre de Paradoxes, 15 octobre 2011
Mathieu Maurice, philosophe, consultant
En logique, le paradoxe peut aussi bien signaliser un problème… que suggérer un remède. De l’antiquité grecque aux logiciens contemporains, de la littérature aux mathématiques, de la thérapie à la philosophie, le paradoxe nous plonge dans la logique déstabilisante du « contre courant ». Et quand, comme l’écrivait Camus dans son Sisyphe, « vouloir, c’est susciter les paradoxes », alors, tout se complique…
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Mon intervention s’inspire de plusieurs sources : Bateson, Quine, Wittgenstein, Carroll, Gardies principalement. Je ne prétends cependant être fidèle à aucun d’eux. J’ai cherché à recenser différents types de paradoxes et à les classer en cinq catégories, d’une façon qui m’a semblé éclairante pour nous dans le cadre de cette journée. Ce classement n’est, j’en suis convaincu, ni vrai, ni exhaustif.
Premier type de paradoxe : le paradoxe rhétorique (ou le paradoxe frivole de niveau 0)
- « Avec NETTO, plus égale moins »
- « Une barre de chocolat pour faire fondre le cholestérol »
Ces slogans sont considérés par les publicitaires comme des « paradoxes ». Le « paradoxe rhétorique » est une figure de style qui attire l’attention par son caractère inattendu. Dans les Lettre Persanes, Montesquieu la dénonçait. Il stigmatisait déjà le marketing moderne, dénonçant la tendance à tout réduire en paradoxes pour se singulariser et briller en société. L’astuce amuse et suspend la pensée par la confusion. C’est là un premier type de paradoxe, au sens large dont la fonction est d’attirer l’attention. Ne sous-estimons pas ce premier niveau : dans L’Art du Changement (Nardone et Watzlawick), la plupart des paradoxes sont de niveau 0. Les auteurs appellent d’ailleurs leur figure rhétorique des « tours bienveillants ».
Je vous propose de rattacher au paradoxe rhétorique toutes les anecdotes amusantes dont le côté paradoxal n’est qu’apparent et ne pose pas de problème de logique. Ainsi, Quine commence un célèbre article sur le paradoxe par quelques vers de Frédéric, protagoniste des Pirates de Penzance (opéra comique britannique composé par Arthur Sullivan). Il a atteint l’âge de 21 ans après 5 anniversaires seulement ! Il chante : « les chemins du paradoxe se moquent du sens commun : si l’on s’en tient à la manière de compter habituelle, je suis né il y a vingt et un an… et pourtant, si l’on prend pour référence mon anniversaire, je ne suis qu’un petit garçon de 5 ans. » Pourquoi est-ce un paradoxe ? Parce que cela a l’air absurde. Absurde parce qu’improbable…. Mais pas impossible ! Il suffit qu’il soit né un 29 février.
Deuxième type de paradoxe : le paradoxe du raisonnement fautif (ou le paradoxe de niveau 1)
- Paradoxe du fromage : plus il y a de fromage, plus il y a de trous. Plus il y a de trous, moins il y a de fromage. Donc plus il y a de fromage, moins il y a de fromage.
- Paradoxe du 1=2. Soit x=1. Alors x²=x. Donc x²−1=x−1. En divisant des deux côtés par x-1, nous concluons que x+1=1, autrement dit, 2=1.
- Paradoxe du bon marché/cher : ce qui est rare est cher. Un produit bon marché est rare. Donc un produit bon marché est cher.
Cette deuxième catégorie de paradoxes n’est pas simplement rhétorique. C’est un raisonnement issu d’une faute logique qui le rend invalide. Par exemple, le paradoxe du fromage se résout tout seul quand on distingue le volume et la densité. Le paradoxe du 1=2, quant à lui, vient de la division par x-1 qui est = à 0… ce qui est un problème… Résoudre un paradoxe de ce type, c’est poser les choses à plat et dépasser les apparences qui induisent des confusions. L’approche systémique brève tire certainement une partie de sa pertinence de son exigence logique.
Troisième type de paradoxe : le paradoxe du cadre conceptuel inadapté (ou le paradoxe de niveau 2)
- Les paradoxes sorites nous viennent de Grèce : à partir de combien de lentilles y a-t-il un tas de lentilles ? soit n le nombre de grains qui constitue un tas de lentilles. Alors avec n-1 grains, on a toujours un tas… vous voyez où cela nous mène. On finit, avec cette façon de poser le problème à considérer qu’il peut exister un tas de 1 lentille, ou même un tas de 0 lentille !
- Le paradoxe d’Achille et de la Tortue, relevé par Zénon, est du même type. Il est dit qu’un jour, le héros grec Achille a disputé une course à pied avec une tortue. Comme Achille était réputé être un coureur très rapide, il avait accordé au reptile une avance de cent mètres. Zénon affirme alors qu’Achille n’a jamais pu rattraper la tortue. Supposons que chaque concurrent court à vitesse constante, l’un très rapidement, et l’autre très lentement. Au bout d’un certain temps, Achille aura comblé ses 100 mètres de retard et atteint le point de départ de la tortue. Mais pendant ce temps, la tortue aura parcouru une certaine distance, certes beaucoup plus courte, mais non nulle. Cela demandera alors à Achille un temps supplémentaire pour parcourir cette distance, pendant lequel la tortue avancera encore plus loin ; et ainsi de suite… A chaque fois qu’Achille atteint l’endroit où se trouvait la tortue, celle-ci se retrouve un peu plus loin. Par conséquent, le rapide Achille n’a jamais pu et ne pourra jamais rattraper la tortue ».
Ces paradoxes viennent mettre le bazar dans une façon de penser. Ils montrent l’absurdité d’un paradigme et le cassent. Ils ne détruisent pas une croyance, mais une façon de raisonner. En logique moderne, le paradoxe d’Achille est résolu en utilisant le fait qu’une série infinie de nombres strictement positifs peut converger vers un résultat fini. En fait, ces paradoxes pointent le fait que notre cadre conceptuel est inadapté. Le paradoxe est ainsi l’un des moyens d’invalider un cadre conceptuel en l’amenant au point de rupture, où son absurdité est avérée. Par la façon dont nous posons les problèmes, nous pouvons générer des paradoxes ou bien les faire disparaître. Attention donc à notre façon de reformuler les problèmes et à notre façon de raisonner. Si j’entre dans le cadre conceptuel de Zénon, le paradoxe est impossible à résoudre. Je suis condamné à tourner en rond dans un raisonnement absurde. Le cadre conceptuel (ou culturel…) dans lequel un problème se pose lui donne son sens… ou son non sens.
Quatrième type de paradoxe : le paradoxe créatif… ou destructeur (ou le paradoxe de niveau 3)
- Dans un certain village se trouve un homme, un barbier. Ce barbier rase tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes, et ceux-là seulement. Question : le barbier se rase-t-il lui-même ? Plus généralement, ce paradoxe est une illustration du paradoxe de Russell. On peut formuler le paradoxe ainsi : l’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Si on répond oui, alors, comme par définition les membres de cet ensemble n’appartiennent pas à eux-mêmes, il n’appartient pas à lui-même… contradiction. Mais si on répond non, alors il a la propriété requise pour appartenir à lui-même… contradiction de nouveau.
- Le paradoxe connu sous le nom de « paradoxe d’Epiménide le crétois » est du même type. Il s’agit de l’énoncé : « Je mens » ou bien « cet énoncé est faux ». Ce paradoxe a de multiples ramifications. On peut lui rattacher par exemple le célèbre paradoxe de l’interrogation surprise, quand le professeur déclare : « J’ai décidé qu’il y aurait une interrogation surprise jeudi prochain ».
- En logique déontique (logique de « devoir »), le paradoxe « Sois spontané ! » est du même type. Il pose une antinomie dont il est impossible de sortir par le choix.
Les paradoxes créatifs sont ainsi de véritables antinomies. Ce sont des paradoxes au sens le plus strict. Ils peuvent attirer notre attention dans plusieurs directions :
1- Le paradoxe créatif pose la question du sens attribué ou non à un énoncé. Le barbier de Russell est une chimère logique. Il n’a aucune existence possible. L’énoncé du paradoxe a une apparence de sens dans la mesure où chacun de ses éléments pris indépendamment des autres a un sens : les mots utilisés ont un sens. Mais l’énoncé lui-même n’a pas plus de sens que si je parle de courir un « marathon en anglais » ou de faire un « tie break au rugby » ! Je peux bien aligner des mots, à la manière de Lewis Carroll, j’en arrive à des énoncés auxquels aucun sens n’est attribué. On pourrait s’en tenir là ! ou pas… C’est donc un enseignement des paradoxes que de distinguer l’impossibilité physique (sauter par-dessus la tour Eiffel, ou traverser l’atlantique à la nage) et l’impossibilité logique (s’extraire soi-même d’un sable mouvant en se tirant par les cheveux !)
2- Les paradoxes créatifs ne deviennent créatifs qu’à condition de se poser la question « Comment a-t-on bien pu en arriver là ? » Cette question est la plus fructueuse de toute l’histoire de la logique. Comment peut-on en arriver à un paradoxe de ce type. Le paradoxe créatif est celui qui nous invite le plus à construire, à créer, à inventer. Les 3 paradoxes donnés en exemple illustrent bien cela. Ils sont parmi les plus fructueux de l’histoire de la logique. Ils ont permis à des pans entiers des mathématiques et de la logique de se constituer. A titre d’exemple, les mathématiques des classes, indispensables au développement de la programmation informatique, sont issus des travaux de Russell.
Ce type de paradoxe n’est créatif que dans la mesure où il casse tout sur son passage ! On pourrait aussi bien l’appeler créatif que destructeur pour la pensée.
Cinquième type de paradoxe : le paradoxe existentiel (ou le paradoxe de niveau 4)
Dernier type de paradoxe, le paradoxe existentiel. Je ne le développerai pas. Si je l’évoque, c’est juste pour aiguiser votre curiosité. C’est l’étude du Tractatus de Wittgenstein et des théorèmes d’incomplétude prouvés par Kurt Gödel en 1931 dans son article « Sur les propositions formellement indécidables des Principia Mathematica et des systèmes apparentés » qui m’a orienté vers ce paradoxe de niveau 4.
Ces théorèmes ont trait aux mathématiques. Énoncé de façon certes approximative, le premier dit qu’une théorie suffisante pour faire de l’arithmétique est nécessairement incomplète, au sens où il existe dans cette théorie des énoncés qui ne sont pas démontrables et dont la négation n’est pas non plus démontrable. C’est-à-dire qu’il existe des énoncés non démontrables en restant dans le cadre de la théorie. Le second théorème montre que la cohérence d’une théorie ne peut se faire de l’intérieur de la théorie elle-même. Wittgenstein, quant à lui, notait dans son Tractatus qu’aucune proposition ne peut prouver sa propre vérité.
Pourquoi est-ce un paradoxe ? Parce que ces 2 théorèmes vont à rebours de nos croyances les plus profondes et de tout ce que nous croyions jusqu’à présent ! Toutes les théories mathématiques sont ébranlées. Leur démonstration s’appuie sur des paradoxes et aboutit à un nouveau paradoxe !
Résumons ces 5 types de paradoxes :
– Un paradoxe rhétorique de niveau 0 : suscite un amusement qui se dissipe rapidement.
– Un paradoxe fautif de niveau 1 : suscite une surprise qui disparaît quand on corrige la faute.
– Un paradoxe du cadre conceptuel inadapté de niveau 2 : suscite une surprise qui s’évanouit quand on travaille la façon de poser le problème et le cadre (conceptuel et culturel) dans lequel il se pose.
– Un paradoxe créatif de niveau 3 : suscite une surprise que rien ne peut accommoder, sinon l’invention d’un nouveau pan de connaissances et de références.
– Un paradoxe existentiel de niveau 4 : il est grave, car il nous jette dans un univers où tous nos repères disparaissent sans être remplacés.
Le paradoxe nous invite ainsi à :
– A nous amuser et à jouer.
– A faire preuve d’une logique à toute épreuve dans l’analyse des problèmes.
– A nous représenter les choses autrement, à partir d’autres standards – ou à veiller au cadre conceptuel à partir duquel nous appréhendons les sujets.
– A inventer de nouvelles manières de penser et de nous représenter les choses.
– A renoncer à nos certitudes rassurantes, à notre volonté de contrôle, aux pensées toutes faites… Cela pourrait ressembler à une invitation à la résignation et à la paresse qui ferait de tous les paradoxes des paradoxes de niveau 0. Le paradoxe ne nous invite ni à la paresse, ni à des raisonnements tordus, ni à subir… mais peut-être à vivre sans filets.
Conclusion – ouverture / étymologie…
2 choses m’ont marqué dans cette enquête sur les paradoxes et formeront mes 2 conclusions :
Conclusion 1 : 3 aspects du paradoxe, riches d’enseignements pour nous…
La relativité du paradoxe à un moment donné… le paradoxe n’est jamais une fin en soi (sauf pour les paradoxes idiots) – il est paradoxal à un moment. Le paradoxe disparaît à partir du moment où nous avons opéré le changement nécessaire. Le moment où arrive le paradoxe est donc décisif. Trop tôt, il semble juste étrange mais ne prend pas. Trop tard, il n’a plus rien de paradoxal.
La gradualité du paradoxe mesurée par l’ampleur des révisions que sa résolution nous contraint d’opérer. Le paradoxe demande à être mesuré et accompagné. Un paradoxe peut tout casser sur son passage. Ce qui n’est qu’un stimulant pour la recherche dans la sphère « logique » pourrait bien avoir un autre effet dans la sphère « humaine »…
La fécondité du paradoxe mesurée par la production qui en est issue. Le paradoxe casse tout. Mais du paradoxe peut naître un pan entier de notre connaissance (comme la logique des classes). D’où l’importance de ne pas s’arrêter au paradoxe, mais de le rendre fécond. C’est une invitation à la découverte, à l’étonnement et à la remise en question.
Conclusion 2 : Revenons à l’étymologie du mot « paradoxe »
D’abord « doxa » désigne l’opinion commune, à l’origine, ce que l’on se dit sur les marchés à propos des choses. On pourrait le traduire par le « café du commerce ».
« Para- » peut avoir plusieurs sens : à côté de, comme dans paramédical, contre, comme dans paratonnerre, au-delà, comme dans paranormal.
Il y a des paradoxes qui sont :
– En périphérie de l’opinion commune… c’est par exemple le cas du paradoxe de Frédéric. Ces paradoxes sont de simples étrangetés dont nous sommes friands. Ils disparaissent bien vite.
– Contre, en opposition avec l’opinion commune… c’est par exemple le cas du paradoxe 2=1. Ces paradoxes heurtent notre façon habituelle de nous représenter les choses. Résoudre ces paradoxes revient à restaurer l’opinion commune en corrigeant la faute sous-jacente au raisonnement ou bien en posant différemment le problème.
– Au-delà de l’opinion commune… pour les paradoxes qui nécessitent des changements profonds. Ces paradoxes nous empêchent de continuer à nous représenter les choses comme nous le faisions. Ils disparaissent à condition d’une révision profonde de notre héritage conceptuel.
Dans le monde des paradoxes, ce sont les culs de sac qui ouvrent les plus grandes perspectives.
© Mathieu Maurice/Paradoxes
« L’interrogation surprise » n’est pas un paradoxe, en voici la démonstration.
Le jeudi soir, on suppose que l’hypothèse A est vraie
A = (l’examen n’a pas eu lieu lundi) ET (l’examen n’a pas eu lieu mardi) ET .. (l’examen n’a pas eu lieu jeudi)
ensuite on en déduit SI (A est vrai) ALORS (B est vrai)
avec B = (l’examen doit avoir lieu vendredi)
Mais l’examen ne peut pas avoir lieu vendredi, car ce ne serait pas une surprise
donc B est FAUX
La conclusion logique est que, dans une proposition [SI x ALORS y], lorsque y est faux cela implique que x soit aussi faux. La proposition « l’examen n’a pas eu lieu dans les 4 premiers jours de la semaine » étant fausse cela signifie que « l’examen a eu lieu un des 4 premiers jours de la semaine ».
La bonne conclusion logique du raisonnement est « l’examen a eu lieu un des 4 premiers jours de la semaine ». [et le jour de l’examen a été une surprise, car il est imprévisible]
Cela entraine, accessoirement, que l’examen ne peut pas avoir lieu le vendredi, mais ce n’est qu’une conséquence du fait que : le jeudi soir, l’examen a déjà eu lieu, donc il ne peut pas avoir lieu une deuxième fois].
Merci pour cet exposé stimulant et ses conclusions inspirantes