Communication à la 10ème Journée de Rencontre de Paradoxes, 15 octobre 2011
Irène Bouaziz, psychiatre
La Thérapie Brève de Palo Alto a radicalement transformé notre pratique de psychiatres et psychothérapeutes. Au fil des années, grâce aux retours de nos clients et de nos élèves, nous l’avons transformée aussi.
Qu’en avons-nous donc fait aujourd’hui?
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Depuis près de 20 ans, la thérapie brève de Palo Alto a profondément modifié, pour mon plus grand bonheur, ma vision du monde d’une façon générale et particulièrement ma pratique de psychiatre. Et, bien évidemment, au fil des années, des expériences et des influences, j’ai, moi aussi, modifié ma pratique de ce modèle de résolution de problèmes humains.
Avec ma collègue Chantal Gaudin, qui, depuis 10 ans, enseigne avec moi à l’Ecole du Paradoxe, nous avons fait le point sur les différentes évolutions qui ont marqué notre pratique et notre enseignement.
Il peut sembler prétentieux de comparer notre pratique à celle des « maîtres » du Centre de Thérapie Brève du Mental Research Institute de Palo Alto.
Il est bien possible que ce que nous prenons pour des différences ne soit pas vraiment différent. Peut-être avons nous mal compris ou oublié ce que nous avons appris et avons-nous maintenant l’impression de le réinventer. Mais, comme nous savons à quel point la notion de contexte est fondamentale, il est tout de même plus que probable que, sur un continent différent, à une époque différente, avec des praticiens différents, les applications finissent par différer.
La différence qui saute d’emblée aux yeux est le nom que nous avons donné à la méthode que nous pratiquons : l’Intervention Systémique Paradoxale.
Lorsque j’étais formatrice à l’Institut Gregory Bateson de Liège, j’avais coutume de traumatiser les stagiaires venus se former à la Thérapie Brève de Palo Alto en leur disant : « ce n’est ni de la thérapie, ni bref. »
Lorsque, il y a 10 ans, nous avons créé l’association Paradoxes, nous parlions de Thérapie Brève Systémique et d’Intervention Systémique Brève pour différencier le contexte thérapeutique des autres. Il nous paraissait tout à fait inadéquat de parler de thérapie, même brève, dans le monde de l’entreprise ou le champ social.
Depuis quelques années il nous est apparu évident que nous devions aller jusqu’au bout de la logique non pathologisante de l’approche. Exit donc l’appellation thérapie au profit de celle d’intervention.
Intervention donc, et Systémique parce que le rappel des fondements systémiques de l’approche est, lui aussi, incontournable.
Et enfin Paradoxale parce que nous avons voulu afficher la spécificité de la stratégie.
Cette méthode de résolution de problèmes est, encore aujourd’hui, la seule à proposer une démarche à contre courant. Si les inventeurs du modèle ont souhaité se démarquer d’une trop grande conceptualisation en évitant de parler de double contrainte thérapeutique ou de paradoxe au profit de l’expression « arrêt des tentatives de solution », nous faisons, au contraire le choix d’insister sur le caractère paradoxal de la stratégie.
La démarche est en effet pour nous, paradoxale du début à la fin de l’intervention.
Le freinage du changement est mis en place dès qu’un mouvement est évoqué par le client, sans que nous ayons besoin d’attendre d’avoir identifié les tentatives de solution pour faire un « coup paradoxal ». Cela a le mérite de mobiliser le système très rapidement dans la plupart des situations, et surtout de freiner le changement de façon progressive. Nous évitons ainsi de provoquer un «coup du lapin » avec un arrêt brutal des tentatives de solution alors que le client est lancé à pleine vitesse en direction de son objectif.
En amont et en même temps en aval de ces changements, il nous faut préciser qu’il y a eu chez nous un changement de posture assez radical : les expertes utilisant une méthode rapide et efficace que nous étions au début de notre apprentissage, sont devenues, sous l’effet du temps, des désappointements, de la lecture de Bateson et surtout des feed back des clients, des expertes en doute.
Notre posture de non savoir, non pouvoir et non vouloir est à la fois à l’origine des changements que nous allons évoquer et leur conséquence.
1. Le client :
Si nous sommes toujours à la recherche d’un terme moins marqué commercialement que celui de client, nous avons abandonné la notion de « clientélisation » au profit de la notion de « positionnement ». Nous aidons notre interlocuteur à se positionner vis à vis du changement, sans souhaiter particulièrement qu’il devienne client, ni qu’il reste plaignant, ni qu’il s’en aille.
Nous hiérarchisons notre questionnement en veillant à explorer le problème avant de nous intéresser à l’objectif et en ne posant la question des tentatives de solution que lorsque nous sommes raisonnablement sûres que les comportements que nous classerons dans cette case, sont, pour le client, des moyens de passer du problème à l’objectif.
Notre grille de décodage se présente donc dans un ordre différent de celui que nous avions appris à l’origine : tout d’abord : quel est le problème ? Ensuite : quel est l’objectif ? Enfin : quelles ont été les tentatives de solution ?
2. Le problème :
Nous accordons un soin quasi obsessionnel à la co-construction du problème en nous gardant de nous arrêter à une définition en termes d’objectif non atteint (« je n’arrive pas à maigrir, je n’arrive pas à me mobiliser pour chercher du travail »).
Notre questionnement vise autant à clarifier la situation, qu’à réorganiser l’information reçue et à freiner le mouvement vers le changement. Ainsi nous procédons en permanence à des recadrages qui, parfois, conduisent à une modification du problème telle que le client n’a plus besoin de nous pour le résoudre, à moins que le problème ne se dissolve en cours de route et que l’intervention s’arrête là.
3. L’objectif :
Nous avons adopté une conception plus souple de la notion d’objectif.
D’une part pour éviter l’erreur épistémologique, au sens Batesonien, de la poursuite des buts conscients, pour être en cohérence avec les principes systémiques d’écologie du changement.
D’autre part pour être aussi en cohérence avec notre stratégie paradoxale. S’arque-bouter sur l’objectif fixé reviendrait à faire un virage à 360° et non plus à 180°.
Explorer avec le client l’objectif qu’il se fixe est certes un moyen de déterminer le sens de notre stratégie : freiner et arrêter le mouvement qui va du problème à l’objectif et dans lequel le client est bloqué. Mais dans le même temps, cette exploration est une opportunité, par l’ouverture des possibles que génère le questionnement paradoxal, de favoriser l’émergence d’un changement compatible avec l’ensemble des systèmes dans lesquels est inséré le client, un changement vraiment écologique qui peut ne pas être celui de l’objectif fixé au départ.
Alors, que le client atteigne l’objectif initial, qu’il renonce à changer, qu’il choisisse d’atteindre un autre objectif ou qu’il s’arrange à sa façon avec lui même et avec son environnement ou autre chose encore, tout sera considéré comme aussi satisfaisant que possible compte tenu du contexte.
3. Les tentatives de solution :
Puisque la vision systémique nous amène à nous intéresser aux messages échangés au sein d’un système, nous incluons dans la catégorie des tentatives de solution les auto-injonctions.
Un client qui se dit qu’il devrait cesser de penser à ses idées obsédantes, sans jamais avoir mis en place aucun comportement pour les éviter, est tout de même dans un mouvement de « je ne devrais pas penser à cela » qui nous permet de le freiner, voire d’arrêter ses tentatives de solution en lui proposant d’y penser volontairement.
Nous nous sommes rendues compte que nous n’avions pas besoin de catégoriser les différents types de tentatives de solution comme cela était proposé ici ou là.
Il est en effet beaucoup plus simple, et probablement plus juste d’un point de vue systémique, de prendre en compte le message que les tentatives de solution adressent implicitement à leur destinataire, qu’il s’agisse du client lui-même ou de la personne avec qui il a un problème. Elles se résument alors toujours à une injonction en termes de « tu dois » ou « tu ne dois pas ».
4. Les outils d’intervention :
Le recadrage est un outil incontournable de notre démarche, à la fois pour assouplir la vision du monde de notre interlocuteur en ouvrant de nouveaux possibles, et aussi pour freiner le mouvement vers le changement.
Nous saisissons chaque opportunité de faire des recadrages, petits ou grands, paradoxaux ou pas, mais toujours sur mesure pour chaque client, c’est à dire en nous laissant inspirer par lui.
La tâche n’est pas pour nous une obligation systématique de fin de séance.
Elle vient, si les recadrages n’ont pas suffi à modifier significativement la configuration de la situation, aider à arrêter le mouvement vers le changement.
Il nous est apparu avec le temps que nous donnions presque exclusivement des tâches paradoxales, c’est à dire allant à contre sens de ce que faisait habituellement le client, plutôt que de ces tâches qui, sans aller à contre sens, empêchent de faire les tentatives de solution. Plus précisément, pour nous, le virage à 180° des tentatives de solution consiste à proposer au client de faire exactement l’inverse de ce qu’il faisait auparavant et non pas de faire simplement autre chose.
Nous donnons des tâches qui, implicitement, ordonnent de faire l’inverse du méta message des tentatives de solution : « je ne dois pas être stressé » est inversé en « je dois être stressé », « tu dois travailler » est retourné en « tu ne dois pas travailler ». Toute la difficulté résidant dans la façon de présenter cela au client et de le convaincre de le faire.
Nous accordons un soin particulier à cette partie de l’intervention : la construction de la tâche, qui doit, elle aussi, être très précisément faite sur mesure, et sa vente qui s’appuie essentiellement sur des arguments puisés dans la vision du monde du client.
Nous avons pu constater, dans bien des cas, que les interventions minutieuses faites à cette étape rendent inutile la réalisation effective de la tâche.
En conclusion :
Nous avons bien conscience du fait que cette façon de comprendre le modèle de Palo Alto le rend plus complexe à mettre en œuvre. Nos étudiants ne se privent pas de nous le faire remarquer.
Nous nous sommes interrogées sur les raisons pour lesquelles nous procédions ainsi et la réponse est simple: ce sont nos clients qui nous l’ont appris.
Lorsque quelqu’un est bloqué dans un problème et se débat vainement, il y a certes plus d’un chemin possible pour l’aider à en sortir. Mais le chemin transforme le voyageur, et si la destination est la même, la personne à l’arrivée sera différente selon la route empruntée.
Un changement écologique est un changement qui permet aux boucles de rétroaction naturelles de se rétablir, c’est aussi un changement qui apprend à l’individu à s’adapter aux changements à venir.
Nous considérons que la voie du contre sens a l’avantage de transmettre implicitement au client un message valorisant pour lui: il a de bonnes raisons d’avoir son problème et s’en débarrasser n’est pas chose facile. Nous ne savons pas mieux que lui comment faire, mais nous pouvons, ensemble, créer un contexte dans lequel il trouvera peut-être des solutions.
© Irène Bouaziz/Paradoxes