Communication à la cinquième journée de Rencontre de Paradoxes, 14 octobre 2006
docteur Chantal Gaudin, psychiatre
Résumé : Autour de la plainte a lieu la rencontre singulière patient/thérapeute qui aboutira, peut-être, à un changement. Pour potentialiser cette émergence, le thérapeute palo altien adopte une démarche stratégique. Mais comment suivre une stratégie sans tomber dans le piège des classifications, des protocoles, rigides, normatifs et enfermants ?
Quels sont les principes de raisonnement qui fonderont la hiérarchie et la pertinence des questions posées ? A quel point pouvons-nous nous appuyer sur la théorie des types logiques de Whitehead et Russell pour nous guider dans le recueil, le tri et l’utilisation de l’information ?
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Au commencement était la plainte…
Quand j’ai commencé à réfléchir à cette communication, ce titre m’est venu à l’esprit, un peu comme un clin d’œil à François Roustang et son livre, la Fin de la Plainte. Je trouvais intéressante l’idée d’une réflexion sur le processus de questionnement, sur ce qui nous guide dans notre intervention à partir de cette rencontre autour de la plainte. Je n’imaginais pas du tout alors la démesure de mon ambition.
J’ai commencé à être très attentive à mes premières séances, croyant qu’il me serait facile d’observer mon questionnement et d’en dégager les principes directeurs. D’autant plus facile d’ailleurs qu’il existe déjà, dans le modèle de Palo Alto, une sorte de guide du bon raisonnement sous la forme de cette grille de décodage à quatre questions que vous connaissez bien : qui est client? quel est le problème? quel est l’objectif? quelles sont les tentatives de solution?
J’ai bien vite déchanté.
Chaque situation me paraissait une exception dans laquelle dérouler cette fameuse grille n’était vraiment pas la première chose à faire. Mes tentatives pour repérer les éléments de la démarche stratégique rigoureuse censée être à l’œuvre me laissaient l’impression d’un processus tout à fait insaisissable et indicible.
Il y a eu Martha, envoyée par son médecin de famille pour dépression, et qui parle juste d’un cumul de deuils et de pertes qui l’ont vidée.
Christophe, jeune homme solitaire à qui ses proches conseillent depuis des années une thérapie parce que ce n’est pas normal d’avoir si peu d’amis.
Quant à Jérôme, 18 ans, il est emmené par son père, affolé par les rituels que son fils met en œuvre au quotidien. D’autant plus affolé que sa belle-sœur, infirmière de son état, lui a expliqué que les jeunes qui présentaient des TOC avaient souvent subi des abus sexuels dans l’enfance.
Il y a Julie qui vient pour perdre du poids et Sandra qui vient pour en prendre, tout au moins selon l’avis des parents et du médecin de famille qui a diagnostiqué une anorexie. Et Claudine qui n’arrive pas à s’organiser dans son travail, Jean et Muriel qui ne parviennent pas à contrôler les crises de nerfs de leur fils de 8 ans. Et Maurice qui panique à l’idée de parler en public et veut résoudre ce problème pour pouvoir progresser dans sa carrière.
La diversité des situations qui aboutissent chez le psychiatre est aussi riche que la variété des problèmes humains et la première question qui m’est venue à l’esprit sur le processus d’intervention est : « comment le thérapeute raisonne-t-il pour aborder chaque situation ? »
Peu de psychiatres sans doute se posent ce genre de question, tant il est vrai que le formatage classique de la démarche médicale diagnostique entraine à focaliser le regard sur la pathologie. Nous sommes alors en présence d’une dépression, d’une banale phobie sociale, d’un trouble obsessionnel compulsif ou de troubles du comportement alimentaire comme on en voit de plus en plus dans nos cabinets depuis que Jean-Luc Delarue aide au diagnostic grâce à ses émissions télévisées.
Le psychiatre soigne des maladies. Il doit combattre les symptômes avec tout l’arsenal thérapeutique dont il dispose, dans l’espoir de les faire disparaitre.
Le psychiatre palo altien, lui, est censé s’y prendre autrement. Mais ce n’est pas parce que quelqu’un arrive avec une plainte qu’il suffira de dérouler le tapis rouge de la grille de Palo Alto pour le « guérir ».
Chaque situation nécessite que l’on prenne le temps de réfléchir à la façon dont on va dérouler le tapis, à partir de quel point et jusqu’à quel point. Faute de quoi, la démarche thérapeutique risque de se limiter à un protocole simpliste dans lequel il suffirait d’obtenir les réponses à ces fameuses quatre questions pour déterminer quelle tâche paradoxale injecter. On peut même faire plus simpliste encore en typologisant les problèmes et les objectifs au point qu’il n’est même plus besoin de questionner. Le patient qui se présente avec une phobie sera guéri en une séance et verra sa peur s’évanouir par la simple prescription du symptôme : « ayez peur. »
Comment rendre compte alors du processus de questionnement sans tomber dans le piège de cette terrible simplification ? Un retour aux prémisses du modèle va peut-être nous éclairer sur ces questions. Comment a-t-on abouti à cette grille simplissime de questionnement ? N’aurait-on pas négligé en cours de route quelques éléments fondamentaux qui permettraient d’appréhender un peu plus subtilement l’extraordinaire complexité des situations humaines ?
La grille de questionnement de Palo Alto est le fruit d’une observation et d’un raisonnement initiés il y a plus d’un demi-siècle avec les recherches de Gregory Bateson et de son équipe sur l’application de la théorie des types logiques dans le champ de la communication. Rappelons que cette théorie est issue des travaux de Whitehead et Russell sur la résolution des paradoxes logico-mathématiques. Pour les érudits qui veulent aller à la source, elle est décrite dans un monumental ouvrage consacré aux fondements des mathématiques, les Principia mathematica.
L’énoncé fondamental de la théorie des types est qu’une classe ne peut pas être membre d’elle-même. Si ce principe n’est pas respecté et que nous faisons une confusion entre la classe et l’élément de la classe, nous générons alors des paradoxes dans la communication.
Les recherches de Gregory Bateson et de son équipe ont abouti, en 1956, à la publication de l’article : Vers une théorie de la schizophrénie », qui présente la schizophrénie comme un trouble de la communication résultant de confusions de niveaux dans les messages.
Le modèle thérapeutique que nous appelons aujourd’hui la thérapie brève de Palo Alto, est une application clinique de cette théorie. Il repose sur une stratégie de double-contrainte thérapeutique : l’arrêt des tentatives de solution. La mise en œuvre de cette stratégie nécessite l’identification de l’élément du système le plus loin de son point d’équilibre (Qui est le « client » ?), la définition précise du problème et de l’objectif en termes interactionnels et l’identification des solutions tentées en vain pour atteindre l’objectif. Nous retrouvons les questions fondamentales de la grille de questionnement.
Mais la théorie des types logiques appliquée à la communication humaine revêt une autre utilité pour le raisonnement du thérapeute.
Dès 1951 dans Communication et Société, coécrit avec le psychiatre Jürgen Ruesch, Gregory Bateson avait souligné l’importance de la prise en compte dans la communication humaine des deux niveaux que comporte tout message : un niveau indice ou rapport et un niveau ordre, commandement. Cela implique, que tout en cherchant une information, nous donnons aussi un ordre au patient, un ordre implicite qui crée une réalité pour lui.
Loin de l’illusion de neutralité dans laquelle baignent les conceptions habituelles de la thérapie, nous savons que nous influençons le patient par nos questions. Questionner est donc à la fois un outil de récolte d’information et un outil d’intervention par cette dimension d’influence implicite. C’est pourquoi le processus de questionnement doit être considéré comme partie intégrante de la stratégie. La question posée, comme la façon dont elle est posée et le moment auquel elle est posée, contribuent à créer un contexte dans lequel les interventions paradoxales joueront le rôle de catalyseur du changement. Cela signifie que chaque choix de question, chaque composante du non-verbal qui l’accompagne, chaque choix du moment où on la pose crée une configuration différente, une autre réalité.
D’où la nécessité d’être particulièrement attentif à la façon dont on traite l’information que nous recevons. Parce que c’est notre compréhension de cette information et notre raisonnement sur la situation qui vont déterminer le choix et la chronologie des questions.
Après cette longue incursion dans la théorie, voyons à quoi cela peut ressembler en situation.
Martha se présente avec un courrier que son médecin traitant lui a remis pour moi et dans lequel il parle d’un état dépressif en relation avec sa situation professionnelle. Commencer l’entretien en lui demandant de me parler de sa dépression créerait une réalité totalement différente de celle qui émergerait en lui demandant ce qu’elle pense de la proposition de son médecin.
Dans la première version : « parlez-moi de votre dépression », je confirme implicitement le diagnostic du médecin traitant en même temps que je présuppose qu’elle a besoin de mes services.
Dans la seconde version : « Que pensez-vous de la décision de votre médecin? », la réalité créée est bien différente. Le diagnostic et la pertinence de l’envoi au psychiatre ne sont plus une évidence. Et l’implicite de ces questions sur le contexte d’envoi, sur ce qu’elle en pense, est que je la considère avant tout comme une personne responsable, dont l’avis sur la situation m’importe plus que tout.
La vie n’est pas un roman de science fiction dans lequel on pourrait décrire successivement cette infinité d’univers parallèles émergeant de chaque choix possible. J’ignore donc vers quelle réalité nous aurait conduites l’option de l’interroger d’emblée sur sa dépression.
En fait, ma première intervention a été de demander à Martha si elle aurait eu l’idée ou l’envie de voir un psychiatre si son médecin ne le lui avait pas proposé. Elle m’a répondu que non. Je lui ai demandé ensuite : à son avis pourquoi le médecin le lui a proposé. Parce qu’il a essayé un médicament qui n’a pas eu d’effet. Et cette femme de 58 ans très soignée, élégante, qui faisait visiblement un gros effort pour avoir bonne contenance s’est effondrée en larmes. Durant une heure elle m’a raconté avec beaucoup de chagrin les nombreux deuils vécus dès l’enfance, les épreuves douloureuses qui ont marqué sa vie d’épouse et de mère de famille pour finir par son licenciement, survenu après 23 ans de bons et loyaux services dans la même banque. « J’ai toujours dû lutter dans ma vie mais ce licenciement ça a été la fin de tout ».
Dans cette réalité co-construite avec moi, Martha a juste exprimé le besoin de pleurer tout ce qu’elle avait à pleurer et qu’elle n’avait jamais pu se permettre de faire auparavant.
Elle donne ainsi sa position sur sa présumée « dépression ». Elle considère comme normal de pouvoir enfin pleurer ses morts, ses pertes. Toute intervention bienveillante à coups d’antidépresseur pour la guérir ne serait que violence exercée à son encontre. La thérapie est ainsi devenue pour elle le lieu où il était permis et légitime de verser ses larmes en paix.
Si, pour bon nombre de psychothérapeutes il est peut-être acceptable de simplement laisser quelqu’un pleurer, avec ce que la psychiatrie appelle les cas lourds, il est tout à fait impossible pour la plupart des thérapeutes et difficile même pour certains palo altiens, de ne pas se jeter sur le symptôme comme la misère sur le monde.
Laura consulte parce que le directeur de la crèche qui l’emploie considère qu’elle n’est plus apte à remplir ces fonctions. Elle doit voir un psychiatre, obtenir un certificat d’arrêt de travail et bien se soigner avant de revenir.
Le premier contact est sympathique, Laura explicite d’emblée la contrainte et parle volontiers de ses difficultés avec le directeur et sa supérieure directe. Elle raconte s’être déjà trouvée dans une telle situation il y a 3-4 ans et le psychiatre consulté à l’époque avait sans doute diagnostiqué un trouble délirant puisqu’il lui avait prescrit un neuroleptique dernier cri.
À ce stade, avant toute autre chose, il me parait indispensable de connaître sa position par rapport à cette injonction de son employeur. En effet, toute autre question validerait implicitement la décision du directeur. Ma première intervention consiste donc à m’étonner et qualifier de bizarre la démarche de son directeur. Laura en convient et se lance dans un récit rapide et décousu des difficultés rencontrées.
J’écoute alors avec curiosité un flot d’anecdotes qui, selon elle, sont autant d’indices lui faisant soupçonner que la crèche dans laquelle elle travaille abrite les activités d’une secte.
Il me semble que si Laura me parle aussi volontiers de ses soupçons, c’est peut-être parce que ma première remarque sur la bizarrerie de la démarche de son directeur lui a d’emblée montré que je ne tenais pas pour acquis qu’elle avait un problème ou un trouble psychique. Évitant de tomber dans le piège du recours aux diagnostics psychiatriques, je continue à réfléchir à une façon efficace d’aider cette femme…. Il me manque encore des éléments pour bien comprendre le contexte de la demande de soins.
Prenant une position très basse, pour lui laisser la possibilité de se déterminer vraiment sur la situation, je manifeste mon incompréhension et je vérifie : « Ce que vous me dites est vraiment très étrange et j’ai bien du mal à comprendre, le directeur vous a donc dit que vous ne pouviez pas travailler, qu’il fallait consulter un psychiatre et obtenir un certificat d’arrêt de travail » « Oui., c’est exactement ça », répond-elle.
Elle s’est donc exécutée en essayant d’obtenir un rendez-vous chez le psychiatre déjà consulté. Celui, précisément, qui lui avait prescrit un neuroleptique. Impossible. Il ne veut ni la voir ni établir de certificat. Elle consulte alors aux urgences où elle voit un psychiatre qui lui dit que pour ce genre de problème elle doit consulter en ville et il lui fournit une liste de noms, dont le mien. On cherche à la faire passer pour folle. Elle se sent prise dans un engrenage.
Il s’agit pour moi de rester toujours sur ce même niveau d’exploration : l’injonction contraignante du directeur et la position que Laura adopte face à cette contrainte.
Je lui demande alors pourquoi, à son avis, elle est la cible de toutes ces manœuvres de son directeur. Parce qu’elle parle trop, par exemple elle raconte les dysfonctionnements qu’elle constate au travail à certains parents, elle parle de ses soupçons quant à des malversations financières. En cherchant à la faire passer pour folle on discrédite ses propos. Elle tient le coup parce qu’elle aime beaucoup son travail. En l’envoyant consulter, son directeur lui a bien dit qu’il lui donnait une dernière chance avant de la licencier.
J’ai maintenant une idée suffisamment précise de la position de Laura : pour garder son travail elle est prête à faire preuve de bonne volonté en acceptant d’aller consulter un psychiatre.
L’étape suivante consiste alors à vérifier si le fait de consulter et obtenir un certificat d’arrêt de travail suffira selon elle à éviter son licenciement. Je lui demande si elle a une idée de ce qu’elle doit faire pour pouvoir retourner travailler. « Me taire ! » répond-elle sans hésiter. Comme je l’invite à préciser, elle me dit que si elle reste en arrêt de travail pendant deux semaines cela prouvera à son directeur qu’elle se fait bien soigner. Ensuite, à la reprise, il suffira qu’elle fasse son travail et qu’elle arrête de dire que des choses ne vont pas dans la crèche, comme ça tout s’arrangera. Je lui réponds qu’elle me parait bien optimiste, ce qui la fait rire. J’explicite que ce ne sera peut-être pas si facile pour elle de se taire parce que ce qu’elle observe dans cette crèche heurte manifestement certaines de ses valeurs. Oui, elle est honnête et elle dit toujours la vérité, mais pour garder son travail elle est maintenant tout à fait convaincue qu’elle doit faire cet effort de se taire.
À ce stade, la demande de Laura a donc été minutieusement explorée et tous les éléments sont réunis pour savoir comment l’aider au mieux: il faut la recevoir quelques fois en consultation, lui faire un certificat d’arrêt de travail d’une quinzaine de jours et l’aider peut-être à réfléchir aux moyens qu’elle pourra se donner pour ne pas parler trop. Laura entrevoit maintenant une issue possible à ce qui lui semblait être un terrible engrenage et se montre très soulagée.
Je termine cette première séance en insistant sur la nécessité pour elle de bien réfléchir encore à sa situation et à ce qu’elle connaît de son directeur pour vérifier s’il suffira vraiment qu’elle se taise dorénavant ou s’il n’y a pas d’autres choses encore qu’il pourrait attendre d’elle pour la garder à son poste.
La situation de Laura me semble une belle illustration de l’intérêt purement pragmatique de concevoir les choses en termes de niveaux logiques différents qui sont dans des rapports hiérarchiques plus ou moins ramifiés.
Au niveau individuel, la conception non pathologisante du modèle de Palo Alto nous conduit à ne pas chercher à faire disparaitre les idées de Laura, qualifiées par certains de délirantes. Mais l’intervention tient compte du niveau hiérarchiquement supérieur, le système plus large dans lequel vit Laura, qui est en l’occurrence, ici, son environnement professionnel. Il s’agit de tenir compte du fait que le type de discours que Laura tient génère des rétroactions qui créent une situation problématique. La prise en compte de ce niveau impose, pour rester écologique, que l’on s’assure non pas que Laura continue à croire ou cesse de croire ce qu’elle croit sur cette secte, mais qu’elle ne manifeste pas de comportement qui la mettrait en danger dans son milieu professionnel, puisque sa demande est de continuer à travailler dans son institution.
Cette histoire illustre bien comment, en abordant le contexte de la demande d’aide au lieu du symptôme, on construit une réalité différente.
Il en est ainsi de toute situation dans laquelle la personne est envoyée par autrui, que la contrainte soit manifeste ou non. S’intéresser directement à la plainte énoncée, – qui est en général un symptôme dont l’envoyeur se plaint – crée une réalité complètement différente de celle créée par la focalisation sur le contexte d’envoi et sur la position du patient par rapport à ce contexte. Dans l’une, le patient est victime passive d’une maladie que le docteur doit guérir, dans l’autre, il n’est même plus patient. Il est une personne responsable et compétente capable de se déterminer par rapport à une situation problématique. Des possibilités de changement, des possibilités de mouvements, sont ainsi ouvertes.
À ce stade de nos réflexions, l’une des précieuses applications de la théorie des niveaux logiques dans l’intervention semble donc se situer dans une hiérarchisation des niveaux où questionner. Emerge alors un principe de raisonnement qui est de toujours considérer d’abord le niveau le plus haut de cette hiérarchie. En effet, comme nous le rappelle Gregory Bateson, l’information est multiplicative. Cela signifie qu’un énoncé nous donne de l’information à la fois sur ce qu’une chose est et sur ce qu’elle n’est pas. Il suffit pour s’en convaincre de jouer au jeu des vingt questions.
Il arrive que certaines informations soient données d’emblée par le contexte. Par exemple une personne déclare avoir choisi de venir me consulter moi, à cause de la méthode de thérapie que je pratique et qui lui parait convenir au traitement de ses attaques de panique. La demande d’aide est explicite. Mais mérite-t-elle pour autant de ne pas être explorée plus avant ?
Jacqueline est une jeune femme de 25 ans, étudiante en sociologie, qui vient me voir parce qu’elle veut faire une thérapie brève systémique de Palo Alto. Quelques semaines auparavant, au cours d’une soirée, elle a entendu parler de cette méthode. Elle a fait des recherches sur internet et a été très séduite par ce qu’elle a lu.
Elle me raconte que depuis un an, suite à des attaques de panique, elle a fait une thérapie avec un psychologue. Elle a aussi pris un antidépresseur prescrit par son médecin traitant et de sa propre initiative elle a commencé des cours de yoga, pour apprendre à se calmer. Tous ces moyens déployés ont eu une certaine efficacité au début, mais actuellement elle a l’impression de ne plus avancer. Elle a stoppé l’antidépresseur qui avait un effet désastreux sur sa libido et sur son poids et elle vient de mettre fin à sa psychothérapie parce qu’elle a l’impression de tourner en rond avec ce psychologue qui ne cherche qu’à la rassurer. Au stade où elle en est, elle estime que ses angoisses sont quand même bien réduites. Sur l’échelle de chiffrage de 0 à 10 que lui avait proposé le psychologue elle se situe aujourd’hui à 2 – 3, mais elle se sent encore bien fragile.
Jacqueline donne ensuite spontanément quelques informations sur l’apparition de ses attaques de panique. Elle a eu un premier épisode isolé lors d’un séjour linguistique en Angleterre à l’âge de 20 ans. Il y a un an elle a eu l’impression, selon son expression, qu’une bombe lui explosait à la figure. C’était une nouvelle attaque de panique survenue lorsqu’elle a annoncé à ses parents qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie.
Cette première crise a été suivie de nombreuses autres au cours desquelles elle est terrifiée à l’idée qu’une catastrophe vienne anéantir son bonheur. Elle mentionne qu’elle a peur d’être atteinte d’une maladie grave, ou qu’une maladie grave atteigne l’un de ses proches, le moindre symptôme devenant alors le signe annonciateur du drame. Ou bien elle a très peur d’être attirée par un autre homme. Quand, par exemple, elle voit un bel homme dans la rue, cela déclenche une crise parce qu’elle imagine toute la souffrance qu’elle provoquerait en tombant amoureuse d’un autre.
Comment traiter tant d’informations ? Selon le raisonnement que je vais faire il apparaitra pertinent d’intervenir sur l’angoisse de la perte, sur sa relation amoureuse et comment les parents ont pris la nouvelle, sur ce qui pourrait apparaître comme une hypochondrie. Tous ces éléments font partie de ce qu’on peut qualifier de plainte.
À force d’observer mes premières séances pour tenter de dégager le processus de raisonnement qui gouverne l’intervention, il m’est apparu de plus en plus clairement que le titre de ma communication ne concernait pas le bon niveau : au commencement n’est peut-être pas la plainte, mais la démarche même de consulter. Mes premières questions cherchaient toujours à explorer la position du patient par rapport à la démarche de demande de soins, et seulement dans un deuxième temps sa position par rapport à sa plainte ou son symptôme. Ainsi ma première question à Jacqueline n’a pas porté sur les attaques de panique mais sur la demande de thérapie.
Qu’est ce qui lui fait penser que ce qui reste de ses angoisses nécessite le recours à une thérapie ?
Une telle question constitue une ouverture sur de multiples possibilités.
– Elle fait passer le message implicite qu’il peut y avoir des angoisses qui n’impliquent pas nécessairement de traitement, que certaines angoisses sont normales ou qu’un certain degré d’angoisse est normal.
– Cette question déclenche la surprise parce qu’elle va à contre-courant de la tendance actuelle à pathologiser la moindre émotion qualifiée de négative.
– Cette surprise offre déjà au patient une possibilité de regarder sa situation autrement. En effet, dans un monde où il y a des normes de santé mentale plus ou moins définies, les gens en souffrance n’ont souvent pas toute la latitude nécessaire pour décider de ce qui est un état satisfaisant ou acceptable pour eux. Ce genre de questions, posées par un psychiatre présumé expert, autorise les réponses hors normes, offre une opportunité aux gens de se déterminer dans un cadre plus large…
Bien sûr, et nous le voyons avec le cas de Jacqueline, les questions sur la démarche et les questions sur la plainte s’entremêlent inévitablement. Des va-et-vient dans l’un et dans l’autre champ contribuent à la fluidité de ce qui, somme toute, doit rester une aimable conversation. A charge ensuite pour le thérapeute de classer les informations au bon niveau.
Il s’avère que cette question sur la demande de thérapie a permis à Jacqueline de préciser sa plainte, qui est ainsi devenue un problème. Elle est venue à la séance suivante en disant que cette question l’avait énormément soulagée parce qu’après un an elle trouvait décourageant de ne pas en avoir encore fini avec ses angoisses. Elle a réfléchi à ses peurs et a finalement trouvé que la seule chose qu’elle aimerait encore traiter avec moi c’était la peur d’avoir une maladie grave. Au bout du compte il lui paraissait assez normal, bien que pénible, d’avoir peur que quelque chose de grave atteigne l’un de ses proches ou d’avoir peur de perdre cette relation amoureuse exceptionnelle. Par contre, elle considérait comme franchement excessive la peur à chaque rhume d’avoir un cancer du poumon ou à chaque céphalée d’avoir une tumeur cérébrale. La plainte est ainsi circonscrite, le travail de co-construction a abouti à la formulation du problème : « J’ai une peur excessive d’attraper une maladie grave. » C’est seulement à ce stade que l’exploration de l’objectif et la stratégie d’arrêt des tentatives de solution deviennent pertinentes.
Il apparaît donc que ce n’est qu’après l’exploration de la position du patient par rapport à la démarche de soins que nous nous mettons à regarder, avec lui, la plainte, qui à ce stade s’est souvent déjà transformée.
Les réflexions et recherches que nous menons avec ma collègue Irène BOUAZIZ depuis quelques années sur ce processus de raisonnement sont alimentées par les tentatives de résoudre les difficultés que nous rencontrons à enseigner ce modèle. Irène a une métaphore très évocatrice pour parler de la plainte et de l’intervention : pour elle, bien souvent, la plainte est un gros sac dont le patient déverse le contenu hétéroclite sur notre bureau. Notre travail consiste alors à trier et classer avec lui les éléments de ce contenu jusqu’à ce que l’on parvienne à y voir plus clair. Dans certains cas ce travail aboutit à l’identification d’un problème au sens palo altien du terme, c’est-à-dire une difficulté de vie que le patient a tenté en vain de résoudre, qui le fait souffrir et pour laquelle il est prêt à faire encore des efforts en vue de trouver une solution. Le plus souvent nous sommes en présence de plusieurs « tas » et le travail de tri et de classement doit se poursuivre.
La distinction entre les niveaux logiques est alors un outil indispensable pour mettre de l’ordre.
Bien souvent les problèmes humains sont générés par des confusions de niveaux. Evidemment c’est ce qui arrive pour les patients qui nous consultent, mais aussi pour nous, thérapeutes, dans l’intervention. Par exemple lorsque l’on confond problème et explication que l’on donne au problème ou problème et conséquence du problème ou encore lorsque l’on confond le moyen et l’objectif.
Il arrive parfois que le simple fait de remettre de l’ordre dans l’énoncé de la plainte aboutisse à une dissolution du problème. Le patient nous dit quelque chose du genre : « ah je n’avais pas vu ça comme ça, mais alors ça change tout ».
Le problème peut éventuellement prendre une nouvelle allure qui permettra au patient d’y apporter une solution sans aide supplémentaire.
Ou bien nous avons un problème clairement formulé auquel on appliquera la stratégie d’arrêt des tentatives de solution.
Finalement, il arrive que nous nous retrouvions avec plusieurs problèmes. Il faut alors proposer au patient de déterminer des priorités.
Illustrer plus avant cette opération de tri et d’organisation des éléments de la plainte demanderait des développements qui dépassent largement le cadre de cet exposé et je vais plutôt vous proposer quelques mots de conclusion.
Je tiens tout d’abord à souligner que l’aridité du sujet ne doit pas nous faire oublier que nous sommes en présence d’êtres de chair et de sang. Pour que nos questions déploient toutes leurs potentialités d’ouverture encore faut-il qu’elles soient formulées dans le ton juste, avec la mimique juste, par un thérapeute qui a la posture juste, faute de quoi, par leur dimension paradoxale elles risquent d’avoir l’effet d’une cinglante blessure infligée à quelqu’un qui est déjà à terre.
J’ai commencé par dire – et croire – qu’au commencement était la plainte. Mes réflexions m’ont ensuite amenée à penser qu’au commencement se trouvait plutôt la demande d’aide, la démarche de consulter un psychiatre.
Et j’en suis maintenant au point de me dire qu’il y a de multiples portes d’entrée dans une situation donnée. On ne peut pas établir de règle mais dans chaque situation il y a un point d’entrée qui est plus pertinent que les autres.
Il me semble que le processus de raisonnement qui est à l’œuvre dans la Thérapie Brève Systémique de Palo Alto est une sorte de véhicule tout terrain qui nous permet d’avancer en suivant la configuration des lieux. Je préfère pour ma part développer ce type « d’équipement », plutôt que d’avoir recours à ces protocoles qui tracent une ligne droite vers l’objectif à grands coups de bulldozer.
© C. Gaudin/Paradoxes