Communication aux troisièmes Transversales de Vaison-la-Romaine
Douleur, souffrance et hypnose. Empreintes et chemins. 25-27 mai 2006
Docteur Irène Bouaziz
«S’il est un domaine où l’on n’ose rarement s’aventurer avec le paradoxe, c’est bien celui de la souffrance et de la douleur. Plus qu’ailleurs, la crainte de faire du mal tend à pousser le thérapeute dans la voie du réconfort, de la réassurance. Pourtant, aussi difficile cela puisse-t-il être, le paradoxe est un moyen précieux pour rejoindre le patient dans sa souffrance et lui offrir des opportunités de soulagement inédites.»
Ce jour là, la souffrance incarnée est entrée dans mon bureau : faciès tragique, corps ratatiné et tremblant, parole difficile.
Immédiatement le diagnostic de mélancolie me vient à l’esprit.
Un diagnostic…à moi qui depuis des années ne les utilise plus que pour remplir des certificats.
Faire face à tant de souffrance est insupportable et le formatage de mes études reprend le dessus : prendre du recul en posant un diagnostic d’une part et en raisonnant en termes de « conduite à tenir » d’autre part.
En l’occurrence : une hospitalisation en urgence
Voir les choses autrement me demande un effort : me souvenir que je ne fonctionne plus comme ça, regarder l’être humain, même terriblement souffrant, qui se trouve devant moi et non pas le cas clinique…
Cette femme est bien venue jusqu’à moi toute seule, sur ses deux jambes, elle survit bien à la terrible souffrance de la mort de sa fille, survenue il y a 5 ans, me dit la lettre du confrère qui me l’adresse, elle travaille même.
Bien la regarder, même s’il est difficile de regarder la souffrance de l’autre en face, plus encore, me rendre disponible à tout ce qui émane d’elle, même si cela peut être douloureux, afin de me représenter ce qu’elle vit.
Ce n’est que de cette position là que peut venir une aide juste.
Et voilà : une partie de moi s’installe dans cette souffrance avec elle, pendant qu’une autre la regarde avec une certaine admiration : une femme extraordinaire, je ne sais pas encore pourquoi, mais je le pressens…
Me voilà apaisée, je suis dans la bonne posture pour l’écouter.
Michèle a consacré beaucoup de temps et d’énergie, pendant plusieurs années, à son enfant leucémique. Les hospitalisations, les traitements, la peur au quotidien, les rémissions, les rechutes…et puis sa fille a guéri, est devenue une pré adolescente désireuse de vivre comme les autres enfants. Toujours terriblement inquiète pour elle, Michèle la protégeait, la surprotégeait disaient les médecins, les amis…
Le jour où elle s’est rendue à leurs arguments et l’a laissée aller se promener avec sa sœur aînée, un accident bête, comme il en arrive parfois, une mauvaise chute et l’enfant meurt.
Michèle travaille avec des enfants, elle n’a pas voulu se montrer égoïste, elle ne s’est autorisée qu’un mois d’absence et elle a repris son travail à mi-temps ; elle a poursuivi, plus intensivement quatre ans durant, le travail analytique entrepris au début de la maladie de sa fille…
Elle a fait le tour de la question, comme elle dit, elle a compris que la perte de sa fille réactivait sa culpabilité d’exister.
Elle n’a pas supporté les antidépresseurs qui lui ont été prescrits.
Cinq ans après, elle n’a pas retrouvé le goût de vivre. Et ses amis, ses médecins, s’étonnent, s’inquiètent… Tout le monde lui dit que le temps du deuil devrait être terminé…elle se rend trop souvent au cimetière, sa vie sociale est réduite à l’extrême et elle parle sans cesse de son sentiment de culpabilité…si seulement elle n’avait pas laissé sa fille sortir sans elle…
C’est l’un des anciens médecins de sa fille qui, comptant sur l’efficacité d’une nouvelle méthode, la thérapie brève, lui conseille de consulter de nouveau.
Michèle n’y croit pas trop ; en fait, elle n’imagine pas sortir de la dépression, la seule chose qui l’ennuie, c’est de manquer d’énergie au travail et d’avoir des problèmes de mémoire. Elle doit vraiment se forcer pour faire son mi-temps et elle ne trouve pas cela juste pour les enfants dont elle s’occupe ni pour ses collègues.
Oui, si une nouvelle méthode pouvait lui redonner un peu de forces… mais elle a déjà fait tant d’années de thérapie…
Quelle histoire tragique…je me demande si j’aurais pu survivre à ça.
Mais je suis une professionnelle, et qui plus est, une thérapeute qui travaille avec une nouvelle méthode, remarquablement efficace… n’est-ce pas ainsi que le confrère bienveillant m’a présentée à cette patiente ?
Encore un petit effort…pour reprendre la bonne posture : ni psychiatre dégainant son certificat d’hospitalisation, ni femme effondrée comme elle…
Première étape : comprendre.
Questionner méticuleusement Michèle sur ce qui est difficile pour elle aujourd’hui, sans me laisser envahir par tout ce que j’ai appris sur la dépression, ni tout ce que j’imagine de ce qu’elle doit vivre.
Pour elle, en dehors de ses problèmes de mémoire et de son manque d’énergie au travail, ce qui est difficile est son inquiétude permanente pour son autre fille, elle craint de se montrer sur protectrice à son égard et de ne pas la laisser vivre sa vie ; elle a déjà fait un énorme effort en la laissant quitter la maison pour faire ses études et doit se retenir de l’appeler sans cesse et de lui reprocher de ne pas venir la voir plus souvent. Quand sa fille part en vacances, elle ne vit plus.
Elle souffre aussi beaucoup de l’attitude de ses amis et de sa famille, qui, après une période de compassion réconfortante, trouvent maintenant que son deuil se prolonge excessivement et ne cessent de la pousser à se soigner plus efficacement et à reprendre une vie normale : ne plus aller aussi souvent au cimetière, sortir, voyager…
Seul son mari, qui ne parle pourtant pas beaucoup de sa propre souffrance, comprend sa façon de réagir et ne lui fait aucun reproche…
Deuxième étape : compatir.
Le deuil, voilà une notion qui a des significations bien différentes selon les cultures, mais aussi selon les personnes. Si faire le deuil signifie ne plus être malheureuse d’avoir perdu sa fille, alors il est probable qu’elle ne le fera jamais ; une mère ne peut pas se consoler d’avoir perdu son enfant. Je comprends bien qu’elle ne puisse plus vraiment concevoir de prendre plaisir à la vie…
Et je comprends encore mieux qu’il lui soit coûteux de travailler dans ces conditions.
Michèle reste figée, peut-être se détend-elle un tout petit peu face à quelqu’un qui ne cherche pas à la convaincre d’aller mieux.
Michèle est vraiment très mal, tellement noyée dans sa douleur que je ne suis pas certaine qu’elle perçoive réellement mes propos.
Mais, malgré mes doutes, je sens que je dois continuer, même si j’en arrive à la phase difficile du paradoxe.
Troisième étape : douter.
Lui dire que oui, j’entends bien qu’elle n’imagine pas sortir de la dépression et que, quand on vit ce qu’elle vit, tout acte, aussi anodin soit-il, ne peut être que source de fatigue.
Lui dire que, même si je travaille avec une technique très différente de celle à laquelle elle a eu recours jusqu’à présent, avec ce qu’elle a vécu, peut-être ne peut-elle pas espérer être mieux.
« Pensez-vous vraiment que cela pourrait être autrement pour vous ? »
A ma grande surprise, alors que j’étais si mal à l’aise de tenir un discours aussi pessimiste, Michèle semble se montrer un peu plus présente.
« Non, répond-elle, je n’imagine pas que cela pourrait être autrement. »
Mais, d’un autre côté, explique-t-elle, elle a très peur que la dégradation de son état ne lui permette plus de travailler. Et puis il y a toute cette pression autour d’elle des gens qui lui disent : « la vie est devant toi ». Et puis il y sa fille aînée qui souffre de la voir ainsi.
Un psychiatre classique trouverait Michèle ambivalente, mais cette appréciation n’aide pas à avancer. Encore un petit effort pour rester dans le paradoxe :
« Mais pourquoi tenez-vous tant à travailler ? »
Michèle explique que c’est la seule chose qu’elle ait à peu près réussi dans sa vie, si elle arrêtait, elle ne serait vraiment plus capable de rien.
Cette petite pointe d’optimisme ne doit pas me faire lâcher le paradoxe :
« Mais en dehors du travail, vous n’êtes plus capable de rien. Dans ce genre de situation, soit on se consume de chagrin, soit on décide de vivre autrement avec sa douleur. Là, il me semble que vous faites un peu des deux. Vous n’êtes plus capable de rien et, en même temps, vous vous épuisez à faire bonne figure.»
Je suis un peu ébranlée par ma tirade, comment puis-je dire des choses aussi dures à une femme aussi malheureuse ? Mais que dire d’autre sans tomber dans la réassurance illusoire ? Cela m’a coûté.
Et de nouveau, Michèle, du fond de son désespoir, me surprend en répondant un peu plus fermement encore: « oui, je dois faire un choix. »
Voilà le résumé des deux premières séances, celles qui ont été les plus difficiles pour moi.
La suite s’est déroulée plus tranquillement, je veux dire que je n’ai plus eu de mal à paradoxer.
Il était acquis entre nous que la thérapie n’allait pas sortir Michèle de son chagrin, ni lui faire retrouver une vie normale.
Il s’agissait simplement de l’aider à vivre ce qu’elle avait choisi de vivre : poursuivre son activité professionnelle dans les meilleures conditions possibles, être une mère disponible et confiante pour sa fille ainée et une épouse capable de soutenir son mari dans les épreuves professionnelles qu’il traversait.
Mon rôle a consisté à adopter une posture témoignant de mon acceptation de sa façon de vivre avec sa douleur et de ma confiance en ses compétences.
Au fil des séances, lorsque l’opportunité s’en présentait, je glissais de petites touches paradoxales.
Un recadrage des cauchemars récurrents sur l’accident de sa fille : « Pour certaines personnes, retrouver les êtes chers disparus dans des rêves, même tragiques, vaut mieux que de ne plus les voir du tout », et Michèle d’approuver : « c’est exactement ça, ça me fait du bien de la revoir, j’avais peur d’oublier sa voix. »
Ou encore, lui proposer, à la quatrième séance, de penser à sa fille et à sa culpabilité toutes les heures en évaluant l’effet que ces pensées avaient sur sa fatigue.
Michèle a été progressivement mieux, c’est à dire que sa présentation s’est faite moins tragique, elle s’est apaisée en acceptant de vivre sa douleur comme elle l’entendait, elle s’est sentie moins fatiguée. La partie de la thérapie concernant cette demande initiale, la fatigue, a duré quatre mois.
Elle s’est organisée, avec son mari, une vie dans laquelle la fille qu’ils ont perdue a sa place tout en laissant de la place pour le reste. Elle va toujours beaucoup au cimetière, passe des journées entières, à certaines périodes, à penser à sa fille, à écrire à son sujet. Elle fait attention à ce qu’elle dit à son entourage pour ne pas s’attirer des remarques d’incompréhension.
Les entretiens ont de plus en plus souvent porté, en dehors de quelques dates anniversaires particulièrement douloureuses, sur les relations avec son aînée et avec les autres membres de sa famille.
Nos rencontres se sont espacées pour cesser au bout de deux ans et demi.
J’ai revu Michèle trois ans plus tard pour un problème professionnel.
Elle vit aussi bien que possible avec son chagrin et considère qu’elle a retrouvé toutes ses capacités intellectuelles et toute son énergie.
Dans les moments difficiles, il lui arrive de rêver de nouveau à l’accident de sa fille et elle l’accepte bien.
Elle peut même parler avec ironie de la réaction de son nouveau médecin traitant qui lui a suggéré de faire une psychothérapie pour terminer son travail de deuil.
Cette histoire un peu longue campe le décor de mon propos.
Le paradoxe est un outil délicat à manier. Adopter une stratégie thérapeutique paradoxale dans son ensemble est encore plus difficile.
Point n’est besoin de rappeler que pour qu’une intervention soit paradoxale, elle doit prendre place au sein d’une relation thérapeutique de bonne qualité dans laquelle le cadre de la démarche d’aide a été explicitement posé.
C’est à dire qu’il faut être passé par les étapes décrites précédemment : comprendre la souffrance du patient et lui faire savoir qu’on la comprend, compatir à cette souffrance en montrant qu’on considère qu’il est légitime de souffrir de ce dont il souffre. Ce n’est que dans un troisième temps que l’on peut se risquer à introduire le paradoxe.
Qui plus est, le paradoxe nécessite de croire à ce que l’on dit, c’est à dire, par exemple, d’accepter l’idée que les choses pourraient bien ne pas aller mieux.
Il faut donc aussi se départir de la tentation, fréquente quand on se sent démuni, d’utiliser le paradoxe comme un scalpel affûté pour extirper rapidement et radicalement le mal.
Et quand il s’agit d’utiliser le paradoxe dans des situations d’extrême souffrance, il peut arriver qu’on se trouve confronté à ses propres limites.
J’ai beaucoup appris de ces situations où le paradoxe m’a été difficile à utiliser.
Parce que cette difficulté, et sans doute le sentiment d’impuissance qu’elle a généré, ont été pour moi l’occasion de découvrir à quel point, lorsqu’on ne se focalise pas sur l’idée que le patient doit aller bien, celui-ci peut faire preuve d’une étonnante créativité pour se construire une autre vie avec sa douleur.
Bien sûr, souffrance, douleur, inspirent à tout être doué de compassion, et particulièrement au soignant, un besoin quasi irrépressible de réconforter, rassurer, apaiser.
Heureusement que ce premier mouvement existe, il est à la base de la démarche thérapeutique, il ne se discute pas face à une douleur physique aigue.
Mais dans certains cas de douleurs chroniques ou morales, s’y laisser aller risque d’augmenter la souffrance plus que de la soulager.
Tout d’abord parce que les paroles de réconfort qui viennent spontanément à l’esprit peuvent être perçues par celui qui souffre comme une incompréhension de ce qu’il vit.
Ensuite, parce que face à certaines souffrances, l’idée même de soulagement est tout à fait inconcevable.
Qu’il s’agisse d’un parent qui vient de perdre un enfant, d’un malade atteint d’une maladie mortelle ou définitivement invalidante ou encore d’un amoureux quitté, certaines grandes souffrances apparaissent comme une perte irrémédiable. Dans ces cas là, pour celui qui souffre, toute parole de réconfort devient, au mieux, dérisoire, et bien souvent, une insupportable sous-estimation de ce qui lui arrive.
Ainsi le thérapeute devrait se sentir alerté lorsqu’une trop vive envie de soulager lui fait prendre la souffrance du patient à bras le corps en proposant telle ou telle technique : antidépresseur, suggestion hypnotique, métaphore, EMDR…
L’histoire qui va suivre, mêlant souffrance physique et morale, a été pour moi un précieux apprentissage de la modestie.
Contrairement à Michèle, Isabelle n’arrive pas seule, ni sur ses deux jambes, dans mon bureau.
Ce sont deux ambulanciers qui l’accompagnent dans son fauteuil roulant, et portent l’encombrante machine à respirer qui lui est indispensable.
Isabelle était une jeune femme joyeuse et sportive lorsque se sont manifestées, à l’âge de 20 ans, les premières dystonies au niveau des pieds. A l’époque, cette maladie était mal connue et ses troubles ont longtemps été qualifiés de psychologiques.
A partir de là, sa vie n’a plus été que souffrance : horribles douleurs de ces crampes qui lui déformaient le corps, incompréhension du corps médical, érysipèles et lymphoedèmes récidivants, handicap physique aggravé au fil des années. Après de multiples arrêts de travail, Isabelle a été mise en invalidité à l’âge de 25 ans et le mal a continué de progresser, touchant les muscles respiratoires, ceux des bras et des jambes. Les articulations de ses chevilles soudées par des arthrodèses, elle bénéficie depuis 6 ans d’injections régulières de toxine botulique dans ses muscles les plus touchés, ce qui la fait vivre entre contracture et paralysie.
Aujourd’hui, à 57 ans, elle réussit tout de même à vivre seule, avec des soins infirmiers et kinésithérapiques quotidiens et une aide ménagère. Elle devrait passer 15 heures par jour sous assistance respiratoire, ce qu’elle ne fait pas afin de rester aussi active que possible. Un fauteuil roulant électrique lui procure une certaine autonomie.
Parce qu’Isabelle est une femme incroyablement volontaire, animée d’une foi à déplacer des montagnes, elle aide autant qu’elle le peut sa mère et sa tante, toutes deux très âgées, ainsi qu’une de ses sœurs, handicapée mentale. Elle rend visite, deux fois par semaine, aux pensionnaires d’une maison de retraite.
Venue me consulter après une hospitalisation particulièrement pénible en service de neurologie pendant 5 mois, Isabelle avait déjà été grandement aidée par l’hypnose pratiquée par une consoeur, quelques années auparavant. Elle avait appris à se réfugier dans une grotte pour échapper à sa réalité trop douloureuse.
Nous avons donc repris le travail entamé.
Isabelle s’installe sur l’un des fauteuils de mon bureau, le corps plus ou moins déformé selon les jours. Sa jambe gauche, la plus tordue, repose en partie sur un autre fauteuil, sa main droite, à distance de l’injection de botuline, est crispée dans une flexion impressionnante. Pendant la séance, elle enlève le masque à oxygène pour pouvoir parler, ce qui provoque rapidement une hypoxie qui accentue sa pâleur et lui donne de sévères maux de tête.
Regarder Isabelle est douloureux. Point n’est besoin de gros efforts d’imagination pour se représenter ce qu’elle endure. Le premier mouvement, naturel quand on dispose d’un outil comme l’hypnose, serait de la soulager en l’accompagnant dans un souvenir agréable.
Et pourtant, comme j’en avais déjà fait l’expérience avec d’autres patients douloureux chroniques, c’est bien de la douleur qu’il faut partir.
C’est bien de la concentration sur cette douleur, de l’absorption dans cette douleur, que viendra peut-être un léger soulagement, même si l’envie est grande de lui suggérer immédiatement de se plonger dans un bain de bien être.
Ainsi, les séances débutent-elles toujours par une phase d’exploration de la douleur, avant de proposer d’attendre que quelque chose de nouveau se passe.
Isabelle considère que l’hypnose a transformé sa vie et tient une sorte de journal de ses expériences hypnotiques. Elle aimerait que son témoignage puisse aider d’autres patients.
Le mieux est de lui laisser la parole :
Tout d’abord je cherche la position dans laquelle mon corps est le mieux pour le travail que j’ai à faire sur la douleur. Douleur de la main gauche qui remonte dans l’avant bras, douleur des deux membres inférieurs, de la colonne vertébrale, de la tête à cause du gaz carbonique.
Pour le moment je n’ai rien d’autre à faire que d’être là, dans ce fauteuil, attentive à ce que je ressens, à la lumière qui passe à travers mes paupières closes, à la couleur rouge et à l’odeur acide dans la bouche représentée par la douleur acide de mon pouce gauche. Les images courent dans ma tête : le stress de la semaine, la douleur encore plus ressentie par l’arrêt de l’activité et par le fait que je suis à l’écoute de ce mal qui me ronge et me gâche la vie. Mais la douleur est soulagée par l’apparition d’un papillon jaune source de légèreté et de liberté. Cela me permet le survol des choses, me permet le recul et dédramatise la douleur.
Ma position est bien physiquement mais quelques ajustements sont à faire à l’intérieur de mes cellules. Une fois la position définitive agréable, je recherche à l’intérieur une des parties de mon corps intéressante. Comme l’autre fois il s’agit de mes mains, complémentaires et de connivence.
La force positive de la main droite encore contracturée par les dystonies et la main gauche souffrante mais plus solide que la main droite. L’une apaisant l’autre et réciproquement. Rien que le fait de leur contact l’une avec l’autre constitue un soulagement certain. La douleur de la main gauche s’apaise. Ce qui est très intéressant, c’est que des forces négatives comme les contractures de ma main droite créées par les dystonies se transforment en forces positives pour venir en aide à cette autre main, mise en position de négativité. Sitôt le contact établi entre les deux mains, une impression de chaleur s’élève de cette main droite et une couleur rouge, orange, jaune s’élève de cette partie du corps et va au secours de l’autre. Cette chaleur si agréable porte des ondes qui se propagent sur tout le corps, partout où la douleur est présente et partout où il faut venir au secours des membres atteints, en état de souffrance et de manque de chaleur. Car c’est cette complémentarité qui permet l’union du corps même si la souffrance n’est pas accessible ou même visible. La pensée est le véhicule pour atteindre les parties non visibles et le toucher pour les parties visibles de l’iceberg. Tout concourt à la recherche d’une unité parfaite retrouvée, un apaisement certain, un refuge, une échappatoire à ce qui fait que la vie est dure et que le corps souffre de tout cela.
A la fin de chaque séance, lorsqu’Isabelle me fait partager son expérience, je suis émerveillée de son courage pour regarder la douleur en face et de la créativité dont elle a fait preuve.
Je n’aurais jamais eu l’idée d’utiliser l’énergie de l’horrible contracture de sa main droite pour réchauffer et soulager le reste de son corps souffrant.
Illustration on ne peut plus parlante de la très belle phrase de François Roustang : « La souffrance (…) est passée dans toutes nos fibres comme un onguent précieux qui assouplit nos mouvements ».
Isabelle m’a expliqué que pendant des années, avant de commencer l’hypnose, elle évitait de penser à son corps qui la faisait tant souffrir.
Il n’a pas été facile pour elle d’accepter les suggestions de concentration sur ses sensations corporelles, mais maintenant qu’elle débute toutes les séances ainsi, elle découvre de nouveaux horizons totalement insoupçonnés : elle devient arbre, bulles d’air, papillon, fleur…ou alors son corps se confond avec l’univers infini et elle puise dans les étoiles l’énergie pour faire tourner son moteur.
Ecoutons Isabelle après une autre séance :
Je ressens aussi bien la douleur, la lourdeur de mon bras droit que crée le lymphoedème, que la jambe gauche sur l’autre fauteuil qui, elle aussi, est très douloureuse. Ma colonne vertébrale depuis les vertèbres cervicales jusqu’aux sacrées et bien d’autres points encore restent du domaine de la souffrance plus ou moins grande. Ces douleurs accumulées agissent, certains jours, sur le moral, mais aussi sur le caractère.
Tout mon corps n’est pas qu’une douleur (heureusement), quelques parties de moi-même restent calmes. Ce n’est pas la majorité, c’est pour cela qu’elles ne se manifestent guère.
C’est en étant passive, à l’écoute de mon corps que j’ai trouvé la solution à mon problème : comment faire pour l’aider à enrayer l’inflammation et la douleur du bras droit.
Mon membre supérieur gauche est celui qui se porte le mieux. Je me suis laissé faire. Aussitôt une attirance, comme un aimant, s’est produite tout d’abord par l’index qui est entré en contact avec la main droite, puis le reste s’est déroulé de la même manière.
Le sang, régénéré du côté gauche, est allé rejoindre le circuit du bras droit. Cela formait un circuit fermé, autonome, pouvant se régénérer automatiquement par le coeur et tout ce qui l’entoure.
Un bien être s’est tout de suite fait sentir. Le membre droit est devenu plus léger. Cette brève sensation m’a soulagée, reposée un court et bon instant. Cela n’a pas duré longtemps, mais, mon Dieu, que cela était bon !
Isabelle a aussi son lot de souffrances morales.
Lors des attentats du 11 septembre 2001 son frère se trouvait à New York et elle est restée plusieurs jours sans nouvelle de lui, dans les pires appréhensions. Tout le monde a le souvenir des images impressionnantes de ces avions percutant les tours ; Isabelle a vu ces scènes à la télévision dans l’angoisse pour son frère et en est restée fortement marquée. La semaine qui a suivi, bien qu’elle ait reçu des nouvelles rassurantes, elle était encore en larmes en m’en parlant. Nous avons donc fait une séance d’hypnose en partant de ces émotions et Isabelle a, comme elle dit, « revécu la scène comme si les avions la percutaient directement » avant de s’apaiser progressivement pour arriver à un sentiment de bien être et de plénitude dans des paysages qu’elle aimait.
Isabelle souffre depuis 37 ans, 37 années d’horreur, mais aussi 37 années riches d’expériences humaines et spirituelles. C’est dans cette richesse qu’elle puise l’inspiration de ses multiples voyages intérieurs.
On imagine bien qu’avec Isabelle, il n’est pas question de thérapie brève, nous nous voyons depuis presque 5 ans et avons fait, à ce jour, 96 séances d’hypnose qu’elle enregistre et réécoute chez elle, prenant des notes sur ses expériences dont la créativité ne se dément pas.
En quoi le paradoxe permet-il d’être créatif ?
Le paradoxe peut être compris comme une incitation au « non agir », au lâcher prise, dans une situation dans laquelle les efforts déployés se sont révélés vains.
Après les philosophes taoïstes, voilà longtemps que les hypnothérapeutes en connaissent les vertus.
L’approche paradoxale de la douleur a comme première vertu d’être respectueuse. Elle rejoint le patient là où il se trouve dans sa souffrance sans chercher à l’attirer, à partir d’une position distanciée de bien portant, vers un bien être, certainement désiré, mais qui lui apparaît inatteignable.
Pratiquée dans une posture d’acceptation sereine d’un état de fait : « oui, ce que vous vivez est très douloureux, prenez le temps de vous installer dans cette douleur et voyons ce qui se passe », elle ouvre des portes sans chercher à pousser le patient vers une sortie prédéterminée.
Face à une douleur persistante, le paradoxe arrête le mouvement inefficace vers le soulagement, interrompt cette tension qui, dans le refus, les tentatives d’y échapper, paralyse dans la souffrance.
Le paradoxe remet, en quelque sorte, au point mort.
Etre juste là, avec sa douleur.
Le thérapeute qui utilise le paradoxe accepte la situation telle quelle. Il ne veut rien pour le patient. Il ne veut pas le sortir de son deuil, il ne veut pas l’anesthésier, il ne veut pas lui rendre la joie ou le désir de vivre, il ne veut pas le remettre dans une « vie normale ».
Parce qu’il sait que ce n’est pas de son ressort et que tout cela semble totalement inaccessible au patient souffrant.
Et là, à partir de ce point mort dans lequel on ne fait que constater que la douleur est là, terrible, à partir de cette page blanche, au bout de quelques temps, quelques minutes, quelques jours, quelques mois, d’autres possibles apparaissent. Parce que chaque être humain est riche des milliers d’expériences qu’il a vécues, une richesse oubliée sous l’effet des habitudes, des redondances rigidifiantes, et plus encore sous l’effet de la lutte vaine contre la douleur.
Aujourd’hui, je ne suis qu’au début d’un long chemin d’apprentissage de cette posture de non savoir, non vouloir et de confiance dans les ressources des patients. De cette posture dont il me semble qu’elle contribue à favoriser l’émergence de leur créativité.
Il m’a d’abord fallu désapprendre les certitudes médicales qu’on m’avait enseignées, puis remiser les outils thérapeutiques que j’avais été chercher ici et là pour me « perfectionner », pour enfin commencer à être capable d’apprendre de la souffrance de ceux qui venaient chercher chez moi un soulagement.
Merci à Michèle et à Isabelle dont je viens de vous parler.
Merci encore à Frank qui, écrasé par l’annonce d’une séropositivité lui faisant entrevoir une terrible déchéance physique, m’a appris à ne pas tenter de le rassurer, comme le fait vainement son médecin traitant, sur les progrès de la médecine…
Merci encore à Florence qui, face à une récidive de cancer du sein, m’a appris à accepter l’idée qu’elle ne fasse pas une thérapie pour mieux combattre sa maladie, mais pour lui donner un sens…
Merci encore à Anne-Marie qui, en s’énervant contre les amis qui lui demandaient comment elle allait après la mort de son fils, m’a appris à quel point les meilleurs intentions peuvent apparaître comme une absence totale de compassion.
Merci à tous les autres patients, aux collègues, aux étudiants, qui m’apprennent à affiner cette posture.