Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la Première Journée d’Etude de Paradoxes, 19 octobre 2002
Docteur Georges ELKAN, pédopsychiatre

Résumé: Marie est une jolie petite peste de 5 ans ouvertement grossière et autour de qui la communication s’organise sur un mode très conflictuel. Elle provoque, on la punit et symétriquement, on la punit et elle provoque.

Les institutions auxquelles elle est confrontée, l’école et la famille, communiquent de la même façon entre elles à son propos.
Le thérapeute est face à un trio de plaignants qui pratiquent entre eux une sorte de jeu à somme nulle. Suscitera-t-il l’émergence d’un client pour le conduire à interrompre, à partir de ses positions, ce cercle d’ultrasolutions ? Tout en tenant compte de la règle qui veut que, de par sa position institutionnelle, le thérapeute devra rester en communication avec chacune des parties du trio.

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Parallèlement à une étude sémiologique et diagnostique (exigée statutairement puisque je suis psychiatre hospitalier) chaque nouvelle consultation me ramène à la grille de la thérapie brève. La personne qui vient me consulter est-elle un client, un plaignant ou un visiteur, et si ce n’est pas un client pourra-elle le devenir ou me conduire à celui ou celle qui aura le plus envie de voir une situation pénible changer?
Même si je souhaite m’en affranchir parfois, l’évolution naturelle de la consultation me gardera toujours dans le cheminement logique décrit par la grille: amener le client à définir son problème (qui n’est pas toujours celui que j’aurais spontanément désigné comme tel), et surtout découvrir quelles sont les tentatives de solution. Ce point constitue la démarche la plus originale et la plus mobilisatrice en vue d’un changement de notre approche thérapeutique.
C’est à partir des tentatives de solution que pourra se construire la stratégie thérapeutique dont le seul but sera de les faire cesser.
Je travaille dans le service public, un Centre Médico-Psychologique (CMP) pour enfants qui fait partie d’un service de psychiatrie infanto-juvénile. J’ai obligatoirement dès que les situations qu’on m’adresse deviennent un peu pénibles des interlocuteurs, autres que le seul client. Les membres de mon équipe, principalement des psychanalystes, mais qui travaillent si bien qu’ils font souvent de la thérapie brève sans le savoir, les parents, si le client s’avère un enfant, l’institution scolaire qui ne peut être dédaignée (une bonne partie de l’enfance se passe à l’école), souvent pour les petits la PMI, parfois les services de justice. Je ne dois aucun compte directement à ces services publics, j’en dois aux enfants et à leurs parents. Cependant, l’expérience montre qu’il est très contre productif de les tenir à distance, ils deviennent alors très intrusifs et aggravent leur pression sur les familles en cause.

Dans l’histoire qui va suivre, j’ai regroupé les différents protagonistes en trois parties: l’enfant, la famille et l’école.

La petite Marie (5 ans), ses parents, son grand frère de 8 ans et une grand-mère paternelle constituent la famille. J’en isole Marie, le cas, comme un protagoniste autonome non en pratique mais dans le système que je vais décrire.
L’école rassemble le professeur de Marie qui est aussi directrice, les agents de service des écoles maternelles (ASEM, super dames de service qui interviennent tout au long de la vie scolaire), et la psychologue scolaire (prescriptrice de soins qui parle couramment le psychanalyste).
Les parents ont pris rendez-vous au CMP pour Marie sur les conseils de la psychologue scolaire et sous les menaces d’exclusion du professeur.
Une première consultation en psychiatrie de l’enfant se déroule habituellement en trois temps: l’entretien avec les parents et l’enfant où l’on recueille en principe des données objectives sur l’enfant et son mode de vie, ensuite c’est l’entretien avec l’enfant seul, puis on se retrouve au complet comme au début de la consultation afin de décider quelle suite lui donner.
Les parents sont des cadres moyens qui travaillent donc tous deux. Marie est une très jolie petite brune. Ses grosses lunettes de myope n’arrivent pas à atténuer l’intelligence de son regard. Elle porte des nattes ce qu’elle affirmera vite détester, c’est trop facile pour ses ennemis de tirer dessus.
La mère commencera à parler, à dire qu’ils viennent consulter à la demande de l’école où Marie est de moins en moins supportée cette année (en grande section de maternelle). En moyenne section, l’année précédente, elle se faisait remarque car elle faisait tout plus vite et mieux que les autres, elle était très active, bougeait et parlait beaucoup, mais sa maîtresse l’appréciait et tolérait son insolence et son goût pour les bagarres. Cette année, la directrice ne lui passe rien, Marie n’a plus aucun copain (elle n’aime pas jouer avec les filles). Marie dément sa mère : « tu mens », dit-elle, et elle cite deux copains. Son père lève les yeux au plafond en soupirant et sa mère m’informe qu’il s’agit des deux enfants les plus problématiques de la classe. « C’est quoi problématique » demande Marie, « des voyous », dit sa mère, « c’est pas vrai, ta gueule! » crie Marie. Son père intervient et elle se calme pour bouder un peu.

Je recentre l’entretien sur ce qui va bien. Marie aime beaucoup dessiner et le fait très bien. Ses dessins sont très riches, soignés et sans cesse renouvelés. Elle a tant d’imagination, disent ses parents, qu’elle se contente rarement de dessiner ce que la maîtresse demande. Parfois, quand il faut copier un mot, elle dessine, d’autres fois, quand il faut dessiner, elle écrit. Elle sait d’ailleurs écrire, mais pas en attaché, elle peut écrire ce qu’elle pense par exemple de sa maîtresse ou d’une élève, parfois sur le cahier de l’élève. Certains parents se sont plaints de lire des grossièretés dans le carnet de correspondance de leur enfant. Marie s’en défend mais c’est la seule de sa classe qui soit capable d’écrire. Marie fait observer que la maîtresse sait écrire aussi. Elle lit aussi. Elle a appris avec sa grand-mère qui la garde souvent notamment après les grosses colères à la maison car Marie est coléreuse. Elle est moqueuse aussi, ce que son grand frère de 8 ans, au CE1 supporte très mal. Il est suivi en orthophonie pour dyslexie et apprécie peu que dans ses efforts laborieux de déchiffrage avec sa mère, Marie vienne derrière eux lire avec aisance le texte qu’il ânonne puis le traite de « pauvre bâtard ». Petit à petit, Marie est sortie bouder dans le couloir, les deux parents font la liste de leurs griefs envers leur fille, la mère s’auto-accusant en conclusion de ne pas être assez disponible et le père de ne pas savoir montrer son autorité. Toujours est-il que c’est peut-être gênant mais que ça passera en grandissant et que ce n’est pas pour ça qu’ils viennent me voir. Ils viennent parce qu’ils y ont été obligés par l’école mais n’attendent rien des psys, dont le père a lui-même un très mauvais souvenir d’enfance. Avec seulement vingt élèves, ils ne comprennent pas que la prof n’arrive pas à se débrouiller de Marie.

Je tente de savoir ce qu’ils font quand, et c’est presque chaque jour, Marie revient avec un mot sur son carnet de correspondance. On la dispute et on la prive d’un jeu ou d’une émission de télé. Marie répond invariablement en se mettant en colère puis part bouder chez sa grand-mère qui habite la porte voisine. La grand-mère en a un peu assez, mais elle vit seule et Marie l’amuse plutôt. Ce n’est pas le problème, disent les parents, le problème, c’est qu’on les oblige à venir me voir: leur fille n’est pas folle, si l’enseignante est incompétente, ce n’est pas leur faute, avec la précédente, il n’y avait après tout pas de difficultés.

Je vais ensuite chercher Marie qui a convaincu la secrétaire de lui céder sa place et s’amuse avec le PC. Elle me dit d’emblée que sa prof est un « pédette et une pute » et que c’est à cause d’elle que ses parents l’ont conduite « chez les dingues ». L’école, c’est chiant. En dehors de ses deux copains, qu’elle bat toujours à la bagarre, mais ils restent ses copains, elle se trouve bien isolée en classe. La maîtresse lui fait tout le temps la gueule et ne la félicite jamais, d’ailleurs elle n’essaie même plus de faire bien son travail, à quoi bon puisqu’elle se fera de toute façon disputer et punir, même quand elle n’a rien fait, précise-t-elle. Je lui demande si quelque chose l’embête et qu’elle voudrait que ça change (la notion de problème passe très mal chez les petits, ils éprouvent peu d’intérêt à définir un problème, mot dont le sens leur est peu accessible, souci est mieux compris).
Elle me répond:  » que la maîtresse arrête de la faire chier, que son frère arrête de la faire chier, que ses parents arrêtent de la faire chier, et que le psy (moi) lui foute la paix ». Elle n’est pas encore cliente, mais elle au moins a un problème.

Je termine donc la consultation en rassemblant Marie et ses parents. Je confirme, sans insister sur la richesse de son vocabulaire, le très bon niveau de Marie, et leur propose de revenir pour continuer à évaluer la situation. Ils me disent que l’enseignante va me téléphoner. Qu’attendent-ils que je lui dise? « Qu’elle crève », répond Marie. C’est peut-être une cliente finalement ? Avant de nous séparer je lui demande de bien regarder comment elle s’y prend pour mettre sa maîtresse en colère la prochaine fois qu’elle y arrivera. J’explique aux parents interloqués que ça me permettra de mieux connaître les méthodes pédagogiques de l’enseignante et peut-être de trouver une manière de la conseiller. Je n’explique rien à Marie, qui nous a écoutés et paraît songeuse. Elle me tire simplement la langue en partant.

J’aurais dû mieux écouter Marie avant de l’assimiler à une cliente adepte des changements radicaux (transformer la maîtresse en cadavre). Quand je l’interrogeais sur ce qu’elle voulait voir changer, ne m’avait-elle pas clairement dit qu’elle voulait que j’arrête de l’embêter, donc que le problème était de venir consulter?
Plutôt que de l’écouter, j’ai choisi pour elle le problème qui nécessitait qu’un changement intervienne. J’ai cru identifier une boucle d’interaction opposition/provocation—>répression. J’ai adopté le supposé point de vue de l’enseignante et présumé que la répression, comme tentative de solution aux provocations de Marie, entraînait la perpétuation du système.

Ainsi, sans client bien ancré, sans accord avec ce client sur le problème qu’il veut voir s’améliorer, et donc sans vraie identification des tentatives de solution, j’ai prescrit une tâche d’observation.
Quand on respecte le cheminement de la thérapie brève, les tâches d’observation, dans le cas d’un client opposant comme Marie, placent ce dernier dans la situation paradoxale soit d’obéir (continuer les provocations et l’opposition) et donc de ne pas s’opposer, soit de désobéir et donc d’arrêter les conduites en cause.

Marie va contourner cette situation de double lien et se montrer (elle pratique le second degré) une cliente docile et remarquablement coopérante pour bien me montrer son problème. Lors de la deuxième consultation, elle m’apportera en cachette une feuille où elle aura noté, d’une grosse écriture bâton maladroite mais lisible, le compte rendu journalier de ses expériences de provocation sur son enseignante avec les résultats obtenus.

J’aurai appris quelques jours avant ce deuxième entretien lors d’une communication avec l’enseignante, que Marie était particulièrement déchaînée depuis qu’elle m’avait vu. Il ne s’était pas passé un jour de classe sans désobéissance revendiquée ou insultes particulièrement blessantes. La maîtresse était désolée de m’apprendre qu’elle devait punir Marie plusieurs fois par jour. Il n’y a pas d’autre alternative pour elle : d’une part, il est juste et normal de punir une élève aussi insolente, d’autre part, si elle ne le faisait pas, cela encouragerait les autres à agir de la même façon. Marie est soit très malade, la psychologue scolaire la dit en grande souffrance, soit franchement vicieuse, dans tous les cas, elle est persuadée que les parents, qu’elle trouve très peu coopérants, y sont pour quelque chose. Comme je l’interroge sur le résultat des sanctions systématiques, l’enseignante me parle de provocations encore plus graves ou de colères telles qu’il faut confier la fillette à une ASEM et demander à la grand-mère qu’elle vienne la rechercher. L’enseignante attend de moi que je trouve une scolarisation alternative pour Marie. Elle ne pense pas qu’elle puisse changer et reste fermement persuadée du bien fondé de ses positions éducatives. Ce ne sera pas une cliente.

Les parents qui se plaignent toujours autant de Marie l’accompagnent alternativement à la consultation. Ils notent, comme ils s’y attendaient, que la consultation ne sert à rien, la situation empire même en classe. Cependant, ils continuent à accompagner Marie par crainte d’ une exclusion scolaire. Ils trouvent l’enseignante de plus en plus incompétente et rejetante. Certes je les avais avertis dés le début du caractère très limité et aléatoire de la thérapie, mais « il y a des limites au limité ». Ils sont décidément fermement plaignants et commencent déjà à se plaindre de mes services. La psychologue scolaire m’a dit qu’elle avait tenté de calmer leur véhémence à mon égard en leur disant que très souvent au début des psychothérapies analytiques, les enfants allaient moins bien mais qu’il fallait prendre cela comme le signe que les choses commençaient à évoluer.
En réunion d’équipe, j’évoque Marie que sa grossièreté me rend attachante en me rappelant une amie d’enfance qui m’avait beaucoup aidé. On m’interroge sur la fonction paternelle, on me conseille de m’appuyer sur la grand-mère (pourquoi je ne demande pas à la rencontrer?) qui semble le seul appui positif de Marie qu’on trouve très déprimée.

La même semaine, les parents étant indisponibles, c’est justement la grand-mère qui accompagne Marie. Sa petite fille lui ressemble beaucoup. Toutes deux semblent se comprendre très aisément. La grand-mère m’interroge sur les buts de la thérapie, ce que je propose concrètement aux enfants, sur la collaboration que j’attends des parents. Elle est médecin généraliste retraité mais elle prend soin d’adopter à mon égard une position non professionnelle. Elle parle des satisfactions qu’elle a de sa petite fille (c’est avec elle qu’elle a appris à lire et écrire à l’âge de 5 ans) et dit ne pas comprendre qu’on puisse la décrire sous un jour aussi négatif que sa bru ou l’enseignante. Elle m’assure qu’elle n’éprouve pas de problème avec Marie, elle aimerait que ses enfants changent d’attitude vis-à-vis de sa petite fille mais il lui semble que toute intervention de sa part dans ce sens les discréditerait ce qui aggraverait encore les difficultés de la famille. Elle ne se plaint pas, elle n’est pas cliente, c’est une visiteuse apparemment bienveillante.

Nous en sommes à la cinquième consultation en deux mois. Marie qui reste mon dernier interlocuteur impliqué comme demandeur de changement semble venir avec plaisir. Elle dessine beaucoup au début, elle parle un peu de sa maîtresse qu’elle considère toujours comme une « pauvre conne et une salope ». Progressivement, elle arrive à me faire comprendre sa vision du problème avec cette dame. Cette « pourriture » ne cesse de la punir pour rien avec acharnement et sans aucun souci de justice. Marie doit donc à son tour la punir, d’où ce que je vois comme ses provocations.

Chacune pratique envers l’autre le principe de l’impunité zéro. Ceci me rappela les jeux à somme nulle dont Paul Watzlawick parle dans Comment réussir à échouer, trouver l’ultra solution. Il donne comme exemple le plus simple un pari d’argent entre deux personnes : ce qu’une perd, l’autre le gagne, si on additionne le gain et la perte, on obtient à chaque fois zéro. Watzlawick poursuit: « un joueur à somme nulle adopte, totalement et invariablement, la thèse manichéenne selon laquelle dans toute situation de la vie, il n’existe jamais que deux solutions: perdre ou gagner. » Il décrit comment ce type de jeu, d’ultra solution, a le pouvoir d’imposer ses règles à pratiquement tout le monde — que les autres veuillent jouer à ce jeu ou pas. Surtout, il donne des exemples de sortie de ces jeux à somme nulle comme ces personnages au fonctionnement manichéen qui pensent qu’on ne peut que gagner ou perdre et qui confrontés par hasard à un protagoniste qui leur rend un service de façon désintéressée sans rien attendre en échange découvrent qu’il existe peut-être plus de deux possibilités.

Mais comment amener une fillette de 5 ans à abandonner le jeu à somme nulle? Elle m’a montré qu’elle échappait aux choix illusoires: « tu vas te coucher dans 10 minutes ou maintenant ». Je ne voulais pas recommencer à prescrire des tâches voire des symptômes, les recadrages passent souvent difficilement chez les jeunes enfants. Ils sont parfois plus sensibles aux métaphores, notamment portées par des contes.

Pendant les consultations, Marie avait vite abandonné le dessin pour le jeu. D’abord elle a joué seule, puis m’a sollicité pour que je joue avec elle. Au basket de bureau, par exemple, avec une balle de tennis et une poubelle, à puissance 4, une espèce de morpion vertical. Elle avait remarqué que je la laissais parfois gagner.

Puis elle me demanda de lui apprendre à jouer avec un jeu classique de 32 cartes qui traînait dans le bureau. Je lui enseignais la bataille. Elle opta plutôt pour la bataille découverte, celle où l’on choisit les cartes qu’on abat. Je la laissais souvent gagner à ce jeu à somme nulle. À la consultation suivante, elle choisit de sortir des règles immuables de la bataille de cartes (jeu très binaire) et se mit à me donner en fin de partie certaines des cartes qu’elle avait gagnées, elle était sortie du jeu à somme nulle.

Ses parents remarquaient que bien que facilement coléreuse, elle essayait de rendre des services et se montrait moins provocatrice à la maison.
Son enseignante la trouvait un peu plus conciliante, elle finit cependant par obtenir son éjection de sa classe en acceptant, dans un sens il est vrai gratifiant pour Marie qu’elle soit intégrée au CP en milieu d’année scolaire puisqu’elle savait lire.

Personne ne songea à m’attribuer aucun rôle dans le changement opéré par Marie, je n’eus donc pas besoin de donner les classiques injonctions de freinage. Il me sembla cependant utile de prédire une probable et utile rechute dans cette évolution favorable, je ne sais si cela contribua à renforcer le changement, mais cela persuada les parents qu’en plus d’un inutile, j’étais un mauvais joueur.

Depuis bientôt deux ans, je n’ai plus entendu parler de Marie ni par ses parents (qui auraient après tout pu aller consulter ailleurs) ni par l’école, ce qui est plutôt bon signe. Le changement est à la fois profond et impalpable. Je le crois directement en rapport avec ce qui s’est opéré pendant les consultations dans l’évolution de l’approche du jeu par Marie. Elle a vite perçu que je m’amusais à la faire gagner. J’étais à ces moments-là suffisamment disponible au jeu pour la faire gagner essentiellement pour son plaisir et le mien.

Les très belles élaborations de Watzlawick sur les jeux à somme nulle guidaient mon action: il s’agissait donc d’induire l’apprentissage d’un nouveau type de jeu qui puisse avoir un effet de recadrage sur le jeu relationnel répétitif organisé autour de Marie. Il était important cependant que cette stratégie thérapeutique ne soit pas trop présente à mon esprit durant les consultations. L’implication dans le jeu devait être la plus spontanée possible sans que ce soit un défi impossible du genre « soit spontané ». Dans le cas contraire, Marie aurait perçu mes tricheries à son égard comme des manipulations gratuites.

On remarquera comment Marie aura résolu toute seule le problème de la contrainte à venir me consulter. Les consultations agaçaient tant ses parents qu’il est plausible que cela explique le plaisir qu’elle montrait finalement à venir jusqu’au moment où elle a pu apprendre un nouveau type de jeu et voir son système relationnel bouger.
L’erreur stratégique de la première consultation, la malheureuse tâche d’observation, est à corréler avec le contexte particulier de la consultation : Marie et sa famille sont l’objet d’une contrainte aux soins venant de l’école.

Je précise à nouveau que je ne dois aucun compte à l’école, n’y suis lié par aucun contrat et n’en reçois aucun paiement, cependant, je suis censé collaborer avec elle. Il me semble que ce souci de bon voisinage avec l’institution qui contraint le client aux soins (école mais aussi justice ou employeur) peut insidieusement altérer notre perception du problème: il faut être vigilant à ce que le problème de l’institution adressante ne se substitue pas dans notre travail à celui du client.

Communiquer sur mon travail avec l’école, en prenant soin d’utiliser le langage de mes interlocuteurs, me permet d’adopter une position basse. Je m’applique à relativiser beaucoup la portée de mes interventions et des changements qu’on peut en attendre. Cela refreine les attentes de l’école et atténue les pressions exercées sur la famille et l’enfant. Ainsi, en me soumettant à cette presque obligation culturelle sinon réglementaire qu’est le fameux travail en réseau, il me semble agir dans le cadre de la thérapie brève. Permettre à mes interlocuteurs de modérer leurs exigences est ici moteur de changement.

Je vous ai décrit, en simplifiant beaucoup, un vaste réseau inextricable d’interactions dont Marie était un des éléments. On peut tenter d’en faire un diagramme systémique, les flèches s’y entrecroiseront vite à tel point qu’aucune analyse pertinente n’en pourra être tirée: c’est un vrai sac de nœuds. La théorie des systèmes nous apprend qu’un changement dans une partie restreinte du système est susceptible d’induire des changements, parfois considérables, dans l’ensemble du système. C’est donc une énorme responsabilité de permettre qu’un système évolue en battant simplement nos ailes de papillon, mais vu les milliards de papillons qui volent partout, on peut se dire que le système, avec ou sans nos interventions, évoluera sans cesse vers des équilibres nouveaux. Ici on pourra juste peut-être et très modestement aider notre client à tirer du mieux être de ces évolutions.

Quant au sac de nœuds, un des effets les plus libérateurs de la thérapie brève est de nous autoriser à le ranger dans une boîte noire pour nous concentrer sur un problème, le plus restreint et concret possible. Se garder de se diluer dans l’ensemble du système est un des principaux leviers de notre modèle de soins. N’oublions pas que le plus compliqué des systèmes est le cerveau humain et que nous nous gardons bien de chercher, dans notre approche thérapeutique, d’expliquer ce qui s’y passe. Je considère que seules les communications autour du client, et encore très partiellement, sont accessibles.

Claude Seron et Jean-Jacques Wittezaele écrivaient en 1991 dans Aide ou contrôle, l’intervention thérapeutique sous contrainte (De Boeck Université, 1991, p. 124): « Rappelons que la vision systémique des problèmes signifie qu’un changement provoqué au niveau d’un élément a une répercussion sur le fonctionnement du système entier. En rencontrant une seule personne, nous gardons à l’esprit que ce sont des interactions que nous cherchons à modifier ». Ces trois lignes concentrent avec élégance ce que je voulais faire passer à travers mes élucubrations un peu confuses.

Je terminerai en citant Michel Audiard qui par la bouche de Robert Dalban dans Les Tontons flingueurs déclare « Quand ça change, ça change, et faut pas se laisser démonter ».

© G. Elkan/Paradoxes
Pour citer cet article : Georges ELKAN, De qui est ce que je me plains? Ou de l’intérêt de placer les sacs de noeuds dans une boîte noire, 2002. https://www.paradoxes.asso.fr/2002/10/de-qui-est-ce-que-je-me-plains/

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