Communication au XIe Congrès ericksonien: «2001, l’odyssée de l’hypnose», Paris, octobre 2001
Docteur Chantal Gaudin, psychiatre
Introduction
Dans mon parcours de psychiatre, j’ai un jour rencontré la Thérapie Brève de Palo Alto, et je ne l’ai plus quittée! Après un premier temps de fascination intellectuelle pour ce modèle, j’ai pu constater la difficulté de sa mise en application.
La théorie est aisée, l’art est difficile. J’ai donc, cent fois sur le métier remis mon ouvrage, et je continue de m’y employer, tout en cherchant à élargir ma palette d’outils de communication.
Déjà familiarisée avec les idées, valeurs et techniques de Milton Erickson, diffusées par Jay Haley ou Paul Watzlawick, j’ai récemment enrichi ma pratique par l’apprentissage de l’hypnose.
J’ai pu constater que cela m’aidait à appliquer beaucoup plus efficacement certains principes chers à la Thérapie Brève comme le fait de rentrer dans la vision du monde du patient et de parler son langage.
Mon attention et ma capacité d’observation se sont développées.
C’est aussi en partie grâce à l’hypnose que j’ai pu améliorer ma capacité à lâcher prise sur ma propre vision des choses, ce qui est un préalable indispensable au type de travail que je commence à affiner, le travail avec les métaphores des patients.
2001 est donc pour moi l’année de la conjonction de la Thérapie Brève de Palo Alto et de l’hypnose ericksonnienne.
C’est dans ce contexte que l’annonce de ce congrès m’est parvenue. Et son intitulé a immédiatement éveillé en moi le souvenir de nombreuses lectures de science-fiction, genre littéraire dont ma bibliothèque est abondamment pourvue.
En particulier m’est revenue à l’esprit une histoire, relue récemment et dont je parlais à une collègue dans une discussion animée autour du rôle de la fiction dans le processus thérapeutique.
Ce bref roman, d’un auteur assez peu connu, Eric Frank Russell, s’avère être une illustration particulièrement intéressante et amusante de l’utilisation de l’imagination pour résoudre des problèmes en apparence insolubles.
Je vais donc commencer par vous résumer ce livre au titre intriguant de Plus X et, après un détour succinct par la théorie, je terminerai mon exposé par quelques histoires de patients issues de ma propre expérience et dans lesquelles la fiction de la réalité dépasse la réalité de la fiction.
Plus X raconte les aventures du vaillant pilote intersidéral John Leeming, qui s’est porté volontaire pour une très périlleuse mission d’espionnage chez les méchants Extra-Terrestres en guerre contre la Terre. Comme tout héros qui se respecte, il se débrouille très bien… et envoie quantité de précieuses informations à sa mère patrie.
Jusqu’au jour où son vaisseau tombe en panne. Obligé de se poser en catastrophe sur une planète ennemie, il est repéré malgré ses tentatives de camouflage, et fait prisonnier. Durant trois mois, du fond de son cachot, il se torture les méninges pour trouver une solution qui le sorte de ce guêpier.
L’équation est simple : pour la Terre et les planètes alliées, il est porté disparu, il ne peut donc en attendre aucune aide. Il ne peut compter que sur lui-même et s’il ne trouve rien, il restera prisonnier au fin fond de la galaxie, sans aucun contact humain jusqu’à la fin de ses jours! Vous imaginez la motivation!!
Mais n’est-il pas le pilote le plus impertinent, le plus imaginatif et le plus menteur de toute la flotte terrienne?
Là où un homme seul ne peut pas s’en sortir, un homme Plus un X a peut-être une chance. Reste à trouver le X qui apportera un plus. Et il le trouve!
En vertu du principe que deux cerveaux valent mieux qu’un seul, mais étant tristement dépourvu d’un allié quelconque sur cette planète, il a l’idée géniale de s’inventer une sorte de second cerveau, un allié très opportunément doué d’invisibilité.
Et le grand jeu commence! Il se confectionne avec un bout de ferraille une sorte de schmilblick par l’intermédiaire du quel il fait mine de communiquer avec quelqu’un, en s’arrangeant pour être surpris. Puis, d’interrogatoire en interrogatoire, il crédibilise son histoire. Tant et si bien qu’il réussit à faire croire à ses geôliers, qui ne connaissent rien à l’espèce humaine, que chaque terrien vit, depuis sa naissance, avec un symbiote invisible appelé Eustache. Il cherche à les convaincre que son Eustache va le venger, et lui attribue, dès lors, tous les petits incidents qui surviennent dans la prison.
Et ça marche ! au point même qu’il pousse le bouchon plus loin en attribuant aux Eustaches de chaque Terrien tous les revers que les Extra-Terrestres ennemis subissent par ailleurs dans cette guerre. Ainsi, il finit par créer, dans l’esprit de ses gardes-chiourmes, une réalité dans laquelle leur seule chance de préserver leurs intérêts est de renvoyer notre héros sur terre, avec un message de négociation en vue d’obtenir un statut de neutralité leur permettant de sortir du conflit.
Voilà l’histoire du vaillant John Leeming à la langue bien pendue et à l’imagination débridée et salvatrice!
Par delà l’intérêt récréatif de ce roman, il me semble qu’il représente une belle illustration de ce talent que les hypnothérapeutes partagent avec les auteurs de science-fiction : cette propension à créer ou à utiliser des fictions.
Théorie
Il semble que de tout temps, les récits, contes, métaphores et autres histoires aient été utilisés pour guérir. Milton H. Erickson a formalisé l’utilisation de cette technique dans le cadre de la psychothérapie. Lorsqu’un patient lui parlait sous forme métaphorique il répondait toujours dans le même registre. Il rejoignait le patient dans sa vision du monde et utilisait des métaphores, analogies ou autre récits susceptibles de créer des ouvertures et des possibilités de solution. Il n’hésitait pas à puiser dans ses expériences personnelles ou thérapeutiques, mais il faisait en sorte de formuler son récit en des termes compatibles avec la conception des choses du patient.
L’efficacité des interventions d’Erickson attira l’attention de nombreux thérapeutes et chercheurs de diverses disciplines concernées par la communication, en particulier Jay Haley et John Weakland qui dans les années cinquante participaient, dans le groupe de l’anthropologue Gregory Bateson, à une étude sur la communication dans les familles de schizophrènes.
C’est à travers eux que l’influence d’Erickson fut déterminante dans ce qui est devenu la Thérapie Brève de l’école de Palo Alto.
L’un des porte-parole les plus connus de ce courant de pensée, Paul Watzlawick, s’est particulièrement intéressé à la communication, aux croyances, à notre appréhension de ce que nous appelons «la réalité».
Il nous rappelle que la fiction n’est pas seulement l’outil privilégié des romanciers et autres fantaisistes, mais qu’elle est utilisée dans le domaine scientifique, avec des résultats tout à fait concrets et sans que son aspect illogique et imaginaire ne constitue un problème.
Watzlawick cite en exemple le nombre imaginaire i utilisé par les mathématiciens, physiciens et ingénieurs pour arriver à des résultats pratiques incontestables. Or ce nombre i , auquel on arrive par l’équation X2 + 1 = 0, est un nombre impossible, en totale contradiction avec la règle mathématique selon laquelle aucun nombre, divisé par lui-même, ne peut donner un résultat négatif.
Parmi tous les exemples de fiction permettant de résoudre un problème apparemment insoluble, Watzlawick cite encore celui de la parabole orientale des chameaux que vous connaissez sans doute et que je vous rappelle brièvement :
Un père, désireux de léguer son troupeau de chameaux à ses fils décida que la moitié du cheptel irait à l’aîné, le tiers au cadet et le neuvième au plus jeune. À sa mort, les trois fils se retrouvent avec dix-sept chameaux, or 17 est un nombre premier, qui n’est donc divisible que par lui-même et par un.
Ils tournent le problème dans tous les sens et ne voient pas d’autre solution que de tuer quelques chameaux.
Mais un mollah vient à passer à qui ils demandent conseil.
Le sage leur dit: il y a une solution simple à votre problème. Je vous donne mon chameau, votre troupeau comporte maintenant dix-huit bêtes, donc toi, l’aîné, tu en reçois la moitié, soit neuf chameaux, toi le cadet, tu auras le tiers c’est-à-dire six et toi, le dernier, tu en reçois un neuvième, donc 2. 9 et 6 = 15 et 2 = 17 chameaux, et il en reste un qui est le mien.
Et le mollah remonte sur son chameau et s’en va.
Cette histoire, dans laquelle une fiction apporte une solution à un problème réel, ne nous étonnera peut-être pas beaucoup dans le contexte des cultures orientales foisonnantes de bons génies et d’interventions magiques.
Mais il y a eu aussi, dans notre culture, malgré Aristote et Descartes, des penseurs qui ont remis en question la notion de réalité objective et accorder de l’importance aux effets de nos constructions mentales sur ce qui nous apparaît comme la réalité.
Watzlawick nous rappelle que, d’Épictète à Piaget en passant par Pascal et Kant, ils sont plusieurs à pouvoir être considérés comme des précurseurs de la pensée constructiviste qui a si fortement influencé le courant d’idées de l’école Palo Alto.
Selon Watzlawick toujours, c’est au philosophe allemand Hans Vaihinger que l’on doit l’une des plus grandes sources d’exemples de l’intérêt pragmatique des fictions en terme de résultat. Dans son ouvrage, (die Philosophie des Als Ob) la Philosophie du Comme Si, paru en 1911, Vaihinger montre comment nous agissons, sans en avoir conscience dans bien des cas, aussi bien dans les domaines individuels, scientifiques, sociaux, qu’idéologiques, sur la base de suppositions fictives, indémontrables et admissibles sans preuves.
Applications
Les psychothérapeutes, lorsqu’ils utilisent des métaphores, des contes et des récits pour aider leur patients à guérir appliquent, parfois sans le savoir, des principes constructivistes.
Ils construisent des réalités alternatives dans lesquelles leurs patients peuvent, comme le héros du roman de Plus X , faire appel à un «Eustache», un X, pour trouver une solution acceptable à leur problème.
Dans la plupart des cas, lorsque quelqu’un décide de consulter un psy il souffre d’une ou de plusieurs difficultés qu’il a déjà essayé de résoudre par tous les moyens qui lui viennent à l’esprit.
Il est souvent comme piégé dans une logique qui le conduit à reproduire toujours plus de la même chose, malgré l’inefficacité de ses tentatives. C’est qu’il est presque impossible de sortir seul de la conception des choses qui nous fait trouver logique, évident, d’appliquer un certain type de solution au problème qui se pose à nous.
Le philosophe grec Épictète disait déjà, au tout début de notre ère: «Ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont.»
Pour la Thérapie Brève de Palo Alto les difficultés de la vie deviennent des problèmes lorsque notre conception de la situation, la façon dont on la comprend, nous entraîne à mettre en œuvre toujours le même type de solution qui se révèle inefficace, comme si l’on avançait avec le regard braqué dans une seule direction supposée être la bonne, la vraie, la juste.
Le but de toute intervention thérapeutique devient alors — en restant dans une métaphore visuelle — de favoriser un élargissement du champ de vision du patient, de telle sorte qu’il puisse voir les autres directions possibles.
Ce qui est plus simple à dire qu’à faire.
Au fur et à mesure de notre développement et de nos expériences, nous nous construisons une représentation du monde, tout en étant tout à fait inconscients du fait qu’il s’agit d’une construction mentale et non pas de la simple description d’une réalité objective extérieure à nous. Nous sommes tous convaincus que notre façon de voir les choses est la bonne, qu’elle est la vérité.
En fait, on ne peut pas plus voir sa propre vision du monde qu’on ne peut voir directement ses propres yeux.
La seule manière de voir ses yeux est d’utiliser un moyen indirect, un intermédiaire, comme un miroir.
Pour aider un patient à sortir du cercle vicieux consistant à faire toujours plus de la même chose en vaines tentatives de solution, il faut aussi un intermédiaire. Il ne suffit pas de lui dire qu’il doit cesser de faire ce qu’il fait, puisque ce qu’il fait lui paraît être la seule chose censée et logique. Le thérapeute doit donc utiliser des moyens indirects, comme, par exemple, des recadrages, des techniques paradoxales, et bien sûr l’hypnose et les métaphores.
Pour François Roustang «l’hypnose est un artefact ou une simulation… Elle ne met en scène que ce dont les hypnotisés veulent bien être acteurs.»
Comme toute appréhension de la réalité n’est qu’une construction, rien n’est plus valable qu’autre chose, le seul intérêt est que ça marche ! Et pour que ça marche, pour que les suggestions soient acceptées et que la fiction produise ainsi une nouvelle réalité, le thérapeute doit être convaincu qu’il n’y a pas une vision meilleure qu’une autre, mais qu’elles permettent — ou empêchent — dans un contexte donné, de résoudre des difficultés précises.
Lorsqu’une vision des choses empêche de surmonter un problème, le thérapeute peut donc en proposer une autre, mais pour qu’elle soit acceptée, il lui faut d’abord avoir compris la construction de son patient, trouver les arguments qui soient acceptables dans cette construction, et les formuler dans son langage
Exemples
Pour en venir maintenant aux applications cliniques concrètes qui ont émergé de mes lectures et de cet apprentissage de l’hypnose, je vais vous parler de deux situations.
L’exemple de Christine démontrera que la métaphore agit aussi sur le thérapeute.
L’histoire de Brigitte sera une illustration de la pertinence de parler le langage du patient et d’entrer dans sa vision du monde.
Christine est une jeune femme de 30 ans que je suis, sporadiquement, depuis plusieurs années pour un problème de phobie sociale et d’épisodes dépressifs sévères. Dans une période où elle était particulièrement déprimée et angoissée, elle me dit un jour en séance: «Je tourne en rond et je ne vois vraiment pas d’issue.»
Forte de ma récente et excitante découverte du travail avec les métaphores, je lui demande: «Vous tournez en rond dans quoi?», avec probablement déjà à l’esprit l’a priori qu’en découvrant avec elle dans quoi elle tournait en rond, je l’aiderai à trouver une sortie.
Christine me répond: c’est une pièce ronde, bétonnée, froide, vide… Et le dialogue se poursuit dans la métaphore, avec de ma part un questionnement incitant à l’exploration: comment sont ces murs? peut-elle vérifier, est-ce bien du béton? quelle hauteur? et le sol? et le plafond?… Et ce processus nous fait entrer l’une et l’autre dans un état de transe évident.
Puis, au fur et à mesure des réponses que je recevais, je me suis rendue compte que je sentais monter en moi l’angoisse, voyant et sentant se dessiner autour de moi une espèce de tombeau hermétiquement et définitivement clos.
Les silences se prolongeaient entre chaque question, jusqu’au point où je dus terminer, précipitamment et sans doute très maladroitement, la séance en sortant brutalement de cette métaphore qui avait créé pour moi une réalité trop pénible.
Avec le recul il m’apparaît pourtant que, même dans une métaphore aussi désespérante et pesante, un questionnement plus pertinent aurait été possible pour aider Christine. Peut-être aurais-je du, au lieu d’insister ainsi pour chercher une porte de sortie, m’installer avec elle dans cette pièce et prendre le temps de comprendre ce qu’elle y vivait : qu’est-ce qui était le plus pénible pour elle, qu’est-ce qui devrait être différent pour que ça aille un petit peu mieux?
Toujours est-il que cette expérience éprouvante fut nettement plus efficace que tous les développements théoriques pour m’apprendre ce qu’est la méta-position.
Autant il est important de savoir rejoindre le patient dans sa vision du monde ou sa métaphore, autant il est indispensable, si l’on veut pouvoir l’aider efficacement, de savoir se dissocier suffisamment pour garder aussi sa position de thérapeute.
Dans cette expérience, je me suis laissée enfermer avec Christine dans le même bunker de béton angoissant, et je me suis trouvée toute aussi incapable qu’elle d’en sortir. Voilà une évidente démonstration, me semble-t-il, du fait que la puissance évocatrice de la métaphore peut agir aussi bien sur le thérapeute que sur le patient.
L’histoire de Brigitte, que je vais vous raconter maintenant, illustre bien l’idée, chère à Erickson, qu’il faut faire confiance aux ressources du patient.
Cette femme de 43 ans s’est d’abord présentée de façon plutôt décourageante, avec une symptomatologie anxieuse centrée sur les problèmes de santé des différents membres de sa famille. Ses inquiétudes étaient en partie fondées : outre le décès de son père quelques mois auparavant, ses deux fils, son mari, sa mère, et elle-même avaient tous eu divers accidents et maladies les conduisant à de multiples reprises à être hospitalisés. Pour couronner le tout elle venait de se faire licencier de son emploi, ce qui mettait la famille dans une situation financière très difficile.
Brigitte est déprimée, anxieuse: elle éclate en sanglots pour un rien, se fait du souci pour tout, dès qu’un des siens sort de la maison, elle s’angoisse pour ce qui pourrait lui arriver et le submerge de recommandations. Elle exprime beaucoup de tristesse, et de culpabilité de ne pas réussir à être plus forte. Elle est constamment dans l’attente anxieuse de la prochaine tuile qui va leur tomber sur la tête.
Quand elle parle de ses inquiétudes avec son mari, il tente de la rassurer avec des propos du genre: «Mais ça va aller, arrête de toujours tout dramatiser…», ce qui lui donne le sentiment d’être seule, incomprise et incapable.
Elle pose son problème ainsi : «C’est dans ma nature d’être anxieuse, j’ai toujours été comme ça et je ne peux pas changer, mais j’ai peur que mes fils deviennent comme moi, et je ne voudrais pas que mes soucis pèsent autant sur ma famille.» Elle fait donc beaucoup d’efforts pour contenir son anxiété, sa tristesse et sa colère et se culpabilise quand elle n’y arrive pas. Elle pense qu’elle a besoin d’une thérapie pour «vider son sac» car elle est trop «sous pression», «au bord de l’explosion», «sa tête est gonflée comme un ballon». Ce sont là ses propres termes, dans un langage spontanément métaphorique. J’ai donc choisi de travailler avec elle préférentiellement dans ce registre. Et certaines métaphores se sont révélées particulièrement utiles pour faire évoluer une situation qui, au départ, semblait assez désespérante et peu susceptible de changement.
Les séances se déroulaient en général sur le mode d’une longue litanie de plaintes et de soucis: ses problèmes de santé, ses migraines, sa déprime, ses angoisses, la santé de ses proches, les relations difficiles avec sa mère et sa sœur, etc. Et, la plupart du temps, de petites séquences de travail métaphorique prenaient place naturellement dans le flux de ce discours répétitif, dans une sorte d’hypnose conversationnelle.
Lorsque que Brigitte me parle, par exemple, de sa sensation d’être sous pression, je lui demande: «C’est comment d’être sous pression?» Immédiatement elle s’absorbe en elle-même, dans une transe spontanée, et se met à me décrire avec un grand luxe de détails que c’est comme si elle était reliée à une de ces bonbonnes d’hélium qu’utilisent les forains pour gonfler les ballons. Elle la voit très bien, la touche, elle remarque qu’il y a deux petites valves rouges, une pour l’entrée et une pour la sortie… J’ai alors tenté de vérifier à quel point elle pouvait avoir prise sur ses images en lui suggérant d’actionner ces valves, mais cela lui semblait impossible. Après un moment passé à cette exploration, elle est spontanément sortie de la métaphore et a continué à «vider son sac», ce qui était, je le rappelle, son objectif en venant me voir.
Plusieurs séances de ce type se sont succédées, suscitant progressivement chez moi un certain découragement face à l’inanité de mes efforts pour aider Brigitte à bouger quelque chose dans sa vie. Pourtant, ce genre de questionnement a fini par porter ses fruits: la suggestion qu’elle pouvait faire quelque chose par et pour elle-même s’est finalement transformée en action dans la métaphore.
Ainsi, un jour, elle me dit d’un ton très découragé: «La coupe est pleine, toujours pleine, il suffit d’un rien et tout déborde…» À ma demande, elle décrit cette coupe: un grand vase transparent, à la base large et renflée, avec un étranglement au milieu et un sommet plus évasé. Il est plein d’une matière brunâtre, épaisse, comme de la boue… Elle voudrait le vider… Je lui propose de le faire, et, après un instant elle constate qu’elle arrive, avec ses mains, à en retirer une petite couche. Mais elle ne pense pas pouvoir aller jusqu’au fond où il y a trop de choses agglutinées….
Que lui faudrait-il pour continuer? Une brosse à spirale assez dure…
Elle en trouve une… Je lui propose de la tester… Ce qu’elle fait manifestement, comme le montre son visage crispé. Elle finit par me dire que c’est très dur, mais elle pense pouvoir y arriver avec le temps et, après tout, elle pourra toujours gratter le fond avec une cuillère.
Quelque temps plus tard, alors qu’elle traversait de nouveau une période difficile, elle mentionne pour la première fois un petit changement. Elle vivait une convalescence longue et douloureuse après une nième opération d’hernie discale et elle ne pouvait rien faire de ses tâches habituelles. Elle remarque alors que cette inactivité l’oblige à devenir plus souple à l’égard d’elle-même et des autres. Elle en est assez contente, son moral s’améliore, elle se culpabilise moins.
Mais c’était trop beau pour durer! Une manœuvre du neurochirurgien lors d’un contrôle déclenche une douleur fulgurante et il est question d’une nouvelle opération. Complètement découragée par ce nouveau coup dur, elle a surtout très peur de devoir renoncer à des vacances à la Guadeloupe qui sont pour elle la réalisation inespérée d’un rêve. Prend place alors une nouvelle séquence métaphorique: elle se représente la cicatrisation comme la fermeture de couches successives par de petits bonhommes qui tricotent les bords pour les souder. Je lui fais donner beaucoup de détails sur son image, parce que, bien qu’ayant fait du tricot dans ma jeunesse, sa métaphore était assez incompréhensible pour moi.
Toujours est-il qu’à la séance suivante elle allait suffisamment mieux pour que le chirurgien l’autorise à faire son voyage.
Elle m’a alors demandé si je pouvais l’aider pour ses migraines. En fait elle avait mentionné souvent ses maux de tête, mais sans s’y attarder. Là elle demandait explicitement une aide pour trouver des moyens de mieux gérer et supporter la douleur parce qu’elle ne voulait pas que des crises lui gâchent trop ses vacances.
Comme elle en souffrait précisément ce jour-là, elle me décrit un étau qui lui serre la tête: les mâchoires de l’étau, sa tête prise dedans, le levier, et, au fur et à mesure de sa description, son visage se contractait de douleur. J’aimerais le desserrer… J’essaye… Elle avait les yeux fermés, les larmes coulaient sur ses joues, elle a gémi que ça faisait mal. Forte de mon expérience de bricoleuse, j’ai suggéré: peut-être le levier est-il grippé? Et je lui ai proposé d’essayer de le débloquer en le serrant d’abord, avant de tenter à nouveau de le desserrer d’un coup sec.
Le changement fut spectaculaire: tout son corps s’est détendu, son visage s’est lissé, elle s’est remise à parler, décrivant la douleur toujours présente mais qui descendait sur ses épaules, s’étalait, devenait diffuse, de moins en moins forte, et finalement tout à fait supportable.
La séance s’est terminée avec quelques suggestions post-hypnotiques pour refaire cet exercice chez elle.
À la séance suivante, elle me dit qu’elle a refait cet exercice et que ça marche très bien, comme les autres. Mais quels autres?
C’est là que Brigitte m’apprend comment elle utilise quasi quotidiennement la bonbonne de gaz dont elle desserre la soupape pour diminuer la pression, la coupe qu’elle vide maintenant régulièrement… et d’autres métaphores encore, dont elle avait fait, sans que je m’en doute le moins du monde, une panoplie de ressources pour gérer ses angoisses, le stress, les difficultés relationnelles… et maintenant ses migraines.
Toutes ces séquences métaphoriques, que j’avais crues inefficaces, puisque la même litanie de plaintes occupait l’essentiel des séances depuis le début de la thérapie, avaient en réalité (c’est le cas de le dire) créé un Eustache qui lui changeait la vie.
Les changements étaient nombreux et concrets, et faute de pouvoir les énumérer dans le détail, je résumerai en disant qu’elle était devenue plus souple et plus ferme dans les relations, elle avait appris à dire non, à accepter les désaccords et le compromis. Elle n’absorbait plus les problèmes et émotions des autres comme une éponge, mais gardait au contraire une distance de protection. Les angoisses oppressantes et les scénarios catastrophes avaient quasiment disparu, elle était donc beaucoup moins harcelante avec son mari et ses fils, qui appréciaient ce changement. Elle avait une bien meilleure estime d’elle-même.
Brigitte a vraiment fait un apprentissage du pouvoir de son imagination et de son utilisation pour résoudre des problèmes. Non seulement elle utilise avec profit les métaphores travaillées en séance, mais elle a acquis la méthode et sait s’en servir pour résoudre d’autres difficultés avec des métaphores ou des fictions inédites et tout à fait opérantes.
Conclusion
De même qu’il y a de nombreuses façon de voir le monde, Il y a bien sûr de multiples façons de concevoir le travail avec les métaphores ou, plus globalement, avec la fiction. L’on peut trouver une littérature abondante sur le sujet, du simple recueil d’anecdotes aux ouvrages très sophistiqués qui nous expliquent comment construire un récit, un conte, en fonction des éléments de l’histoire du patient.
J’espère que mon propos aura contribué à démontrer, qu’au-delà des préférences personnelles de chacun, certains éléments sont essentiels pour qu’une fiction puisse créer une nouvelle réalité dans laquelle le problème peut trouver une solution, ou tout simplement disparaître.
• Parmi ces éléments je retiendrai en premier lieu une attitude profondément respectueuse des valeurs et croyances de son patient, fondée sur la conviction qu’une vision du monde ne vaut pas mieux qu’une autre, mais doit juste être opérante dans un contexte donné. • Le corollaire de ce respect me paraît être une qualité d’écoute, d’attention et d’observation, dénuée de tout a priori. Autrement dit, cela réclame du thérapeute des qualités d’anthropologue.
• De plus, il me semble impératif d’observer une prudence constante dans le choix des mots. Les mots sont à notre travail ce que le scalpel est au chirurgien : un instrument qui peut sauver ou détruire. Le pouvoir des mots est aveugle. C’est au thérapeute de le manier avec la prudence, la finesse et la pertinence nécessaires pour créer des fictions qui guérissent. À cet égard, l’expérience personnelle de l’hypnose est une aide précieuse, en ce qu’elle permet de ressentir, d’éprouver, l’impact des suggestions.
Alors, l’hypnose? fiction de la science? science de la fiction? Sans doute les deux et bien plus encore…
L’hypnose, de même que les métaphores, recadrages et autres techniques paradoxales, permet de créer des réalités qui dépassent la fiction ou des fictions qui dépassent la réalité.
© C. Gaudin/Paradoxes